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Chapitre II – Cadrage théorique

2.2 La sociologie de l’acteur-réseau

2.2.5 Les utilisateurs en action

Madeleine Akrich (2006b) s’est également intéressée à l’action proprement dite, toujours par le biais des utilisateurs des dispositifs techniques. Elle développe notamment la notion d’engagement ou d’implication dans l’action avec les objets techniques : dans la perspective de la SAR, l’implication est liée à l’étendue et à la forme des réseaux dans lesquels l’usager se trouve pris au travers de son utilisation du dispositif technique. A titre d’exemple, si l’on place les dispositifs techniques sur un axe représentant le niveau d’engagement ou d’implication auquel l’interaction avec ces dispositifs est susceptible de conduire, l’ouvre-boîte ou le presse-citron occuperont une extrémité du graphique, car même si l’utilisation de ces dispositifs est susceptible de s’inscrire dans une action à plusieurs, les formes de coordination à l’œuvre ne permettent pas de se mettre en relation avec d’autres objets que ceux qui peuplent habituellement les cuisines ; l’automobile sera à l’autre extrémité, car l’utilisation de ce dispositif technique suppose l’établissement de relations plus ou moins codifiées, souvent souscrites préalablement mais aussi l’interaction entre l’utilisateur et un certain nombre d’autres acteurs. Se déplacer du côté de l’implication revient à adhérer aux conventions collectives décrites par Thévenot et implique chez l’utilisateur l’incorporation de compétences proprement sociales, définies ici comme la capacité à qualifier des situations et à ajuster son comportement en conséquence – mobiliser des ressources pertinentes, utiliser le vocabulaire adéquat, se conformer aux règles en vigueur, etc. (Akrich, 2006b ; pp. 189 et 190). Nous retiendrons l’idée que les dispositifs techniques, selon leur type, supposent un degré d’implication plus ou moins grand de la part de leurs utilisateurs, et des compétences plus ou moins variées et importantes. Nous étondrons par ailleurs cette idée aux IAPs.

Akrich (2006b) s’intéresse ensuite à la mobilisation des objets techniques dans l’action. Selon elle, c’est en effet un champ peu exploré par la sociologie des techniques qui, en privilégiant l’idée du réseau, s’est rendue passible d’une critique qui lui est souvent opposée, à savoir la pauvreté des modèles d’acteurs et d’action : l’utilisateur des dispositifs techniques n’est perçu qu’au travers de sa confrontation avec les objets, soit qu’il corresponde aux hypothèses faites lors de la conception, soit qu’il s’en démarque, sans avoir la possibilité d’échapper à cette alternative, ce qui signifie qu’il n’est pas appréhendé comme un véritable acteur (Akrich, 2006b; pp. 181 et 182). Les utilisateurs, selon Akrich (2006c ; p. 261), peuvent pourtant déployer une certaine capacité d’innovation dans leurs rapports avec des dispositifs variés, notamment au travers de démarches de détournement, d’adaptation, voire de recyclage des dispositifs.

En cela, Akrich rejoint l’idée d’ « innovation ordinaire » proposée par Alter (2000) qui affirme que l’innovation est un processus social quotidien, imprégné de normes et de croyances. Selon lui, l'innovation est au coin de la rue: on la rencontre aussi bien chez cet agent d'assurance qui « se débrouille » avec les procédures pour satisfaire son client, que chez ce professeur qui met en place dans son collège un module de formation à la citoyenneté. L'innovation est donc aussi une activité banale et quotidienne, située au cœur de l’action. Mais elle est en même temps complexe, car éminemment sociale. Elle n'est pas produite uniquement par la technique, la rationalité ou la stratégie: elle résulte d'un processus mêlant de l'incertitude, de la transgression, des interactions et des croyances. Akrich (2006b) s’interrogera également sur les conséquences que les formes prises par l’action avec des dispositifs techniques ou par leur médiation ont sur la définition même des intentions et des acteurs qui les portent. Cette réflexion fait écho à l’approche par les instruments, que nous détaillerons à la section 2.3.

Enfin, Akrich s’est intéressée aux relations entre sociologie de l’innovation et sociologie de l’action, et au rôle joué par les objets techniques dans l’articulation entre processus d’innovation et action. Elle fait ainsi l’hypothèse que les objets techniques, et nous étendrons cette idée aux IAPs, ne sont pas seulement des dispositifs de traduction mais aussi des « objets-frontières » tels qu’ils ont été définis par Star et Griesemer (1989), qui séparent en même temps qu’ils permettent une certaine coordination entre différents espaces. En particulier, ils permettent d’articuler l’espace de leur conception et celui de leur utilisation dans l’action. Nous parlerions donc même de l’ « espace-temps » de l’innovation d’une part, dans lequel une certaine description de l’objet sera prédominante, et de l’ « espace-temps » de l’action, dans lequel l’objet sera défini d’une manière différente.

2.2.6 Conclusion

En conclusion, la SAR a consacré beaucoup d’efforts à l’analyse des processus de construction et d’extension des réseaux dont la prolifération caractérise les sociétés dans lesquelles nous vivons, et qui sont autant de tentatives pour tenter répondre aux « problèmes » qui se présentent. Au départ de chaque réseau, on retrouve en effet un « problème ». Les concepts d’ « acteur-réseau », de « traduction », d’ « intéressement » et de « porte-parole » ont été développés pour expliquer la constitution progressive de ces assemblages hétérogènes (Callon, 1986). Ces réseaux peuvent être caractérisés par leur longueur, leur stabilité et leur degré d’hétérogénéité. Tout processus d’innovation nécessite de revoir les relations qui existent au sein de ces réseaux.

La SAR nous fournit des pistes de compréhension des processus d’innovation en matière de gouvernance urbaine et en particulier des processus de conception ou de révision de certains IAPs, qui nous aideront dans notre réflexion sur la mise en place d’une action publique visant à soutenir la transition durable des quartiers. L’analyse des processus de recherche et d’innovation proposée par la SAR esquisse par ailleurs les principes de la recherche-action, qui seront développés à la section 2.5.

Enfin, même si les dispositifs techniques étudiés par la SAR laissent peu de marge de manœuvre aux acteurs dans leur utilisation de ces dispositifs, comparativement à certains IAP de la gouvernance urbaine, la SAR nous donne également quelques clés de compréhension du rôle et de la place qu’occupent les dispositifs ou instruments dans

l’action, mais aussi de leur rôle d’objets-frontières (frontière plus ou moins perméable d’ailleurs) entre l’espace-temps de l’innovation et celui de l’action.

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