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Conclusion du chapitre

Section 3. Les Principes (1863) et la valeur économique

3.3. Valeur économique et valeur objective

Cette idée abstraite de valeur économique traduit sans doute l’attachement de Cournot à une conception objective de la valeur. A la différence de la valeur commerciale, dont la définition évitait soigneusement toute référence à une question d’origine, la question de la valeur économique conduit à défendre l’idée selon laquelle la valeur provient du « concours du travail et des forces ou des ressources naturelles ». Par cette formule, il faut comprendre que Cournot s’oppose à l’idée que la valeur puisse provenir exclusivement des forces

88 On trouve ici l’idée d’un « travail » des machines, idée dont Vatin a montré qu’elle était bien antérieure aux travaux de Cournot (Vatin, 1993, 1998).

naturelles ou exclusivement du travail des hommes. Cette position traduit aussi la manière

dont Cournot envisage l’histoire de la discipline, comme l’opposition de deux écoles : l’école de Smith, à laquelle il rattache Say et Ricardo et la Physiocratie. Il décrit ainsi « deux théories extrêmes : l’une qui veut que toute valeur provienne (directement ou indirectement) du travail ; l’autre qui prétend (…) que le travail humain ne produit de valeur qu’à condition d’en consommer autant pour l’entretien du travailleur ; de sorte que, tout balancé, il n’y a d’accroissement net de richesse que celui qui est tiré de la terre » (P, §35). Concernant les

physiocrates, Cournot juge que leur doctrine, en plus d’être « toute erronée dans ses applications » (P, §36), est dans ses principes beaucoup trop restrictive ; soit qu’elle

s’applique seulement à un état premier de développement où l’existence d’un produit net de la terre conditionne effectivement les progrès de la civilisation (P, §36), soit qu’elle considère

des hypothèses économiques très improbables89. Concernant les théories de la valeur-travail,

Cournot y voit un « excès inverse » à la doctrine des physiocrates90

et rejette l’idée que le travail puisse être la seule source de la valeur. On ne détaillera pas plus la critique de Cournot qui présente des images très caricaturales de ces théories. Force est de constater que ce qu’il nomme « valeur économique » ne peut donc se réduire à l’une ou l’autre de ces conceptions et se trouve défini de façon abstraite, comme quelque chose qui se crée ou qui s’ajoute aux forces naturelles au moment du processus de production ; ainsi il s’agit d’une substance de la

valeur, qui possède de façon évidente une dimension matérielle ou objective. Cette composante objective n’est pourtant pas de nature unique, elles fait intervenir à la fois le travail de l’homme et des agents naturels sans qu’on puisse démêler l’action de l’un et de l’autre, « au point où en sont arrivées nos vieilles sociétés » (P, §39).

L’idée que la valeur provienne du « concours des forces productives » semble issue de l’œuvre de Say, qui oppose notamment cette conception à l’idée que la valeur provienne

89 « Pourquoi [une meilleure organisation du travail humain, selon les physiocrates] aurait-[elle] moins que d’autres la propriété de donner un produit net, de créer de la valeur ? Parce que, disaient les physiocrates, la concurrence des ouvriers (résultant de l’instinct qui pousse à les multiplier) rabaissera toujours les salaires au minimum nécessaire pour la subsistance de l’ouvrier, et que, d’autre part, la concurrence des entrepreneurs réduira le prix de l’article fabriqué, en conséquence de la réduction de dépense qui est une suite de la réduction de travail, si le salaire ne change pas » (P, §37). Cournot juge que ce raisonnement suppose des conditions économiques trop restrictives « subordonnées elles-mêmes à certaines institutions de la société » et ne voit pas de raison pour qu’elles se produisent dans le cas général.

90 « Evidemment le travail de l’homme est un élément de la valeur des choses : soit que l’homme intervienne comme agent mécanique et quasi-aveugle, soit qu’il déploie dans son travail les éminentes qualités de son être intellectuel et moral, en s’asservissant de plus en plus les forces de la Nature. Evidemment aussi il faut qu’une étoffe sur laquelle le travail opère et à laquelle s’attache, comme à un soutien palpable, la valeur qui vient du travail ou de telle autre source que ce soit ; les richesses immatérielles elles-mêmes ne représentent généralement qu’une part à prélever dans les richesses matérielles » (P, §35)

seulement du travail. Mais il faut bien prêter attention au fait que, pour Say, ces agents productifs ou les services productifs n’interviennent dans la détermination du prix que comme la somme de leurs taux de rémunération courants, ce qui ne fait pas de ces services productifs un registre d’évaluation distinct de la valeur marchande, puisque ces services sont eux-mêmes évalués de façon marchande (Say, 1841, livre 1, ch. IV) 91. En effet, si Say oppose, dans le

Traité, les variations relatives des marchandises, « les variations qu’ils éprouvent l’un

relativement à l’autre » et les variations réelles « celles que subissent les frais que coûte leur production », il n’y a pas là description d’un registre distinct et Say ne cherche d’ailleurs pas à interpréter les changements survenus dans l’un des champs comme les conséquences de changements survenus dans un autre champ (Say, 1841, livre 2, ch. II).

91 Sur ce point, voir notamment le commentaire de Philippe Steiner dans son introduction du Cours d’économie politique, in (Say, 1996, p. 24).

Conclusion du chapitre 2

Si les premières définitions posées par Cournot conduisent sans doute à une « valorisation de la sphère de l’échange » (Ménard, 1978, p. 15), cela ne signifie pas que ce dernier identifie valeur et prix, ni qu’il réduise l’évaluation à un seul registre. Le recours à l’image cinématique au chapitre 2 des Recherches donne, au contraire, l’idée de la

coexistence de deux registres. Le premier registre est celui où les marchandises s’évaluent dans l’échange les unes par rapport aux autres. Le second registre qui doit permettre de décrire des changements absolus des valeurs n’est défini que de façon formelle en 1838. Il est clair néanmoins que l’on peut caractériser sans difficulté comme un registre non marchand, et où l’idée d’une variation de la valeur intrinsèque d’un bien puisse être envisagée. L’idée d’une valeur économique, qui est définie dans les Principes, permet sans doute de donner une

définition plus substantielle de l’idée d’une variation absolue de la valeur. L’image cinématique introduit également l’idée qu’il est possible d’interpréter les changements observés dans les valeurs des marchandises comme relevant de changements affectant les valeurs absolues.

Il peut être utile de rappeler ici que l’opposition entre variations réelles et relatives était présente chez Say et Ricardo, mais qu’elle n’était pas interprétée de la même manière par ces auteurs. Pour Say, l’opposition entre les variations réelles et relatives renvoie à un partage entre frais de production et valeur marchande, mais celle-ci ne suppose pas le recours à un second registre d’évaluation, les frais de production étant considérés dans leur seule dimension marchande (Say, 1841, p. 324). Ricardo, de son côté, interprète cette opposition comme renvoyant à une dichotomie valeur travail / valeur d’échange (Ricardo, 1821, p. 87), renvoyant nettement à l’idée d’une dimension objective de la valeur. Surtout la perspective ricardienne renvoie à la possibilité de concevoir deux niveaux différents d’évaluation, et la possibilité de rendre compte de l’un de ces registres à l’aide du premier, ou de traduire dans un registre distinct les changements observés dans le registre le plus directement accessible.

De son côté, Cournot traite cette distinction de façon purement formelle au deuxième chapitre des Recherches. Il est remarquable que Cournot donne à ces termes de valeurs

absolues et de valeurs relatives des significations très abstraites qui les rendent plus difficilement commensurables avec les catégories des classiques (cette comparaison suppose

en tout cas une reconstruction). Alors que les Recherches entretiennent un doute concernant la

possibilité de recourir à un registre véritablement distinct du registre marchand, les Principes

ne laissent planer aucune incertitude sur ce point : si Cournot concentre son attention sur les lois qui régissent les variations des valeurs marchandes (et affirme surtout la nécessité de traiter ces lois de façon autonome) indépendamment d’autres registres, il semble tout de même partager avec Ricardo l’idée d’une coexistence de plusieurs registres d’évaluation. On a vu d’ailleurs que la manière dont il pose la question des changements relatifs et absolus était très proche de la présentation ricardienne. Il est clair que ce projet de décrire des changements absolus dans les valeurs des biens excède largement la perspective de Say qui donnait une interprétation très faible de l’articulation des registres d’évaluation, et renvoyait à un type de questions très différent. Indépendamment de la théorie de la valeur travail, Cournot traite cette question de l’évaluation absolue de manière très elliptique. Pour comprendre pleinement le sens de la démarche de Cournot, il faut désormais s’interroger sur la manière dont s’articulent ces différents registres d’évaluation dans les Recherches.

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