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Introduction de la seconde partie

Section 2. L’invariance selon Cournot

2.2. La mesure selon Cournot

Cournot revient dans les Principes sur la question de la mesure de la valeur et tente

d’expliciter la démarche de 1838. Le point de départ est le même que dans les Recherches.

Cournot développe une nouvelle fois l’image cinématique et réaffirme la fécondité de cette comparaison (P, §79-80). Il tente ensuite de préciser la manière dont il traite la question de

l’étalon. Il passe d’abord en revue les marchandises qui auraient pu servir d’étalon. Il évoque les métaux précieux, soulignant que ceux-ci n’éprouvent pas de grandes variations dans leur valeur « pourvu qu’on n’embrasse pas un trop long période de temps » (P, §83). Il indique

ensuite que l’on doit distinguer les variations séculaires et les perturbations passagères ; à cet égard, le blé « contraste avec les métaux précieux en ce que sa valeur absolue est exposée à de violentes et fréquentes fluctuations » mais ces fluctuations se compensent sur longue période et leur « valeur moyenne se rapproche des conditions de fixité, plus que ne le fait la valeur des métaux précieux » (P, §84). Cournot évoque aussi la journée de travail comme étalon possible

mais le rejette car il le juge trop fluctuant selon les lieux ou les époques (P, §84). Dans

l’alinéa suivant, Cournot en revient finalement aux métaux précieux et enjoint de ne pas confondre la « valeur absolue » de l’argent et le « pouvoir de l’argent » qui dépend des valeurs des autres marchandises (P, §85) –ce qui illustre son attachement à l’idée que la

valeur absolue est bien pour lui quelque chose qui est attaché à la marchandise individuelle. Si les métaux monétaires constituent pour lui le moins mauvais choix, Cournot remarque que toute cette discussion sur les qualités des différents étalons, renvoie « à la plus simple, à la plus palpable des opérations de mesure, à celle qui consiste à mesurer immédiatement une longueur, à l’aide d’une règle graduée et étalonnée qu’on appelle le mètre » (P, §87). Or il y a selon lui une autre manière de concevoir la mesure et Cournot

réaffirme qu’il n’est pas nécessaire de disposer d’un tel « mètre » afin de construire une mesure de la valeur des marchandises : la solution ne réside d’ailleurs pas dans le choix d’un

mètre, mais dans la manière dont est conçue l’opération de mesure elle-même. Afin d’expliciter ce point, Cournot repart de l’exemple de la mesure des longueurs. Il observe tout d’abord que la détermination d’une longueur au moyen d’une règle ou d’un mètre pose le problème des variations du mètre lui-même. « Les règles employées sont en fer, en cuivre, en platine, en verre, etc., et elles sont sujettes à se dilater ou à se contracter inégalement, selon la matière employée, et suivant que la température s’élève ou s’abaisse » (P, §87).

Doit-on pour autant renoncer à l’idée de longueur absolue et accepter que les changements observés puissent provenir indifféremment de la longueur de l’objet ou bien de celle du mètre ? « Nullement, répond Cournot, puisque les physiciens sont bien parvenus à obtenir la précision dans des mesures de longueurs absolues, où il fallait absolument tenir compte de toutes ces circonstances. Ils ont pu assigner très exactement les coefficients de dilatation du fer, du cuivre, du platine, du verre, ce qui semble d’abord un cercle vicieux, puisqu’ils employaient des corps dilatables ; et néanmoins ils sont parvenus, par une discussion rationnelle des expériences (…) à sortir de ce cercle où semblaient les emprisonner les conditions mêmes de l’observation sensible. Ils ont pu déterminer individuellement, absolument, les coefficients de dilatation de chaque corps, et moyennant cela, corriger chaque mesure de longueur de la petite inégalité qui tient à la température actuelle, à la dilatation du corps mesuré et à celle de la règle métrique employée » (P, §87). La variabilité de la longueur

du mètre ne remet pas en cause la possibilité de concevoir un changement absolu des longueurs et n’interdit pas que l’on puisse comparer les longueurs d’objets à des périodes différentes, ni que l’on puisse affirmer avec assurance que les changement observés proviennent de l’objet mesuré et/ou du mètre.

Le problème posé ici n’est pas celui de la recherche d’un mètre absolument invariable mais celui de la connaissance des circonstances qui font varier ce mètre. Poursuivant, il note que ce qu’il y a de plus essentiel dans l’opération de mesure ne dépend pas du choix de l’échelle. Cournot indique que « ce qu[e] [les physiciens] ont fait sur une échelle microscopique, avec une grande précision et par des procédés d’une délicatesse extrême, on aurait pu le faire plus grossièrement sur une grande échelle, s’il avait plu à la Nature de donner aux coefficients de dilatation des valeurs cent fois, mille fois plus grandes, au point de devenir sensibles dans les applications vulgaires » (P, §87). Très clairement le problème de la

mesure ne se réduit pas à celui du choix de l’étalon et Cournot affirme que « la résolution d’une difficulté logique tient à une conception logique, et ne dépend pas de l’échelle des

grandeurs sur lesquelles on opère, ni du degré de précision qu’on poursuit ou qu’on atteint » (P, §87). Ce qui est vrai pour les mesures des longueurs l’est aussi pour la mesure du temps et

la mesure des valeurs. Ces deux objets ne donnent pas lieu, sur le fond, à un traitement de nature différente :

« Mais l’homme ne mesure pas seulement les choses qui tombent sous les sens (…). Ainsi il mesure le temps qui ne tombe pas plus sous les sens que la valeur ; et il prend pour étalon officiel du temps le jour solaire moyen, qui n’est qu’une conception des astronomes, à l’aide de laquelle on corrige les inégalités très sensibles du jour solaire vrai, qui n’est même pas rigoureusement invariable (…), mais dont les variations sont connues, de sorte que l’on pourrait en tenir compte et les corriger, si cela devenait nécessaire » (P, §88)144

.

De la même façon, pour la mesure des valeurs, Cournot explique que l’on doit supposer un

argent moyen qui est une construction abstraite dont on sait bien qu’elle ne correspond à

aucune marchandise réelle, mais dont on suppose qu’elle échappe aux causes qui font varier les valeurs des autres marchandises. Cette construction n’est pas purement fictive : Cournot explique que cette notion d’argent moyen a émergé progressivement au gré du

perfectionnement des institutions commerciales et qu’elle n’est finalement que la généralisation de l’idée d’une monnaie de compte145. En ce sens le scientifique se saisit d’un objet auquel le développement des sociétés humaines avait déjà donné une dimension abstraite ou conventionnelle. A cet égard, remarque Cournot, « les hommes possèdent instinctivement bien des idées justes sur des matières qu’ils ne seraient pas en état d’exposer philosophiquement ou scientifiquement » (P, §91).

144 Plus précisément, Cournot observe que « la Nature offre aux astronomes une autre période, celle de la révolution diurne des étoiles ou du jour sidéral, laquelle est absolument invariable ou ne saurait varier tant soit peu que dans des hypothèses dont nos théories actuelles n’ont point à tenir compte » (P, §88). Il indique que si cette possibilité de se rapporter au jour sidéral fut d’une grande commodité, cela ne signifie pas pour autant qu’elle était la condition sine qua non du développement de l’astronomie : « Mais tout ce qui est commode n’est pas nécessaire : la Nature n’aurait pas décrété l’invariabilité absolue du jour sidéral, que l’astronomie, devenue plus difficile à porter au degré de perfection qu’elle a maintenant, ne serait pas devenue pour cela une science impossible. Au défaut de cette grande horloge naturelle qui marque l’heure, les astronomes, les simples horlogers, pourvu qu’ils fussent des horlogers intelligents, construiraient à l’aide d’une observation patiente et par les seules puissances de la raison une horloge idéale, qui aurait la vertu de régler et de corriger toutes les horloges matérielles » (P, §88).

145 L’idée même que les valeurs des marchandises ne sont définies qu’à un scalaire près apparaît selon Cournot dans « l’échelle de dépréciation » imposée par le gouvernement à l’issue de la crise des assignats (P, §89).

C’est à partir de cet argent moyen que l’on pourra ensuite tenter de mesurer les changements des valeurs des marchandises. Il faut insister sur le fait que l’argent moyen –

comme le jour solaire moyen des astronomes–, n’est pas construit comme un élément

extérieur à l’ensemble des marchandises. C’est un des éléments du système pour lequel on a fait abstraction des causes de variation. Dans les deux cas, c’est ensuite la discussion rationnelle des causes de variation des valeurs qui permet d’établir les conditions d’une mesure. Mais il faut bien voir que le jour solaire moyen ou l’argent moyen ne sont pas des

étalons de l’évaluation absolue, comme l’était le travail pour Smith ou Ricardo. A la différence de ces auteurs, pour qui l’invariance de l’étalon provenait de l’extériorité de l’étalon par rapport au système des valeurs marchandes, Cournot ne construit pas ici son étalon comme un élément extérieur. Ce qui différencie l’argent moyen de Cournot des autres

marchandises, ce n’est pas son extériorité mais la possibilité de faire abstraction, pour ce bien particulier, des causes secondaires qui font varier sa valeur.

La définition de cet argent moyen n’est qu’une première étape qui illustre la possibilité

de transposer à la mesure des valeurs une conception de la mesure issue d’un autre domaine. Cette définition ne constitue pas en soi une solution au problème. Le cœur de la solution, c’est le recours à la fonction de demande comme fondement de la comparaison des grandeurs. C’est la fonction de demande qui fournit le repère permettant d’apprécier les variations des valeurs. Parce que cette fonction intègre les causes secondaires de variation des valeurs (ce qu’on a nommé circonstances de l’expression de la valeur), il devient possible de faire abstraction de ces causes afin d’apprécier quels changements sont dus à l’action de la cause principale. Il faut bien voir que, si la fonction de demande est un repère qui n’emprunte rien à un autre registre d’évaluation, cette approche de Cournot suppose bien l’existence de cet autre registre où agit la cause principale, mais celui-ci n’apparaît plus finalement qu’au travers de seuils ou comme l’idée de quelque chose qui se révèle dans les changements des valeurs relatives. Il est possible, de cette façon, de conserver l’idée que les changements absolus, c’est-à-dire des modifications de la valeur de la marchandise individuelle, sont possibles.

De façon générale, on peut présenter la position de Cournot vis-à-vis de Ricardo en deux points : tout d’abord l’accord des deux auteurs sur un programme de recherche ; en second lieu des manières différentes de mettre en oeuvre ce programme. Avant tout, il faut bien insister sur le fait que, selon Cournot, mesurer c’est discuter théoriquement des causes de variations des valeurs. La discussion rationnelle permet même de dépasser l’expérience

sensible. C’est le cas dans l’exemple, donné dans l’Essai, du voyageur se déplaçant sur le

pont d’un bateau (Cournot, 1851, §8)146. De même pour les valeurs, Cournot donne l’exemple

suivant : « la génération qui nous a immédiatement précédés, a vu baisser beaucoup le pouvoir de l’argent, sans que la valeur absolue de l’argent éprouvât d’altération bien sensible, parce que la diminution du pouvoir de l’argent tenait alors principalement (sinon exclusivement) à un mouvement absolu de hausse dans les valeurs des loyers, des gages, des salaires, et de la plupart des articles de luxe, ou qui ne sont pas de première nécessité » (P,

§85). D’une certaine façon, la démarche de Ricardo traduisait la même volonté d’une prise de distance par rapport aux dimensions sensibles de l’évaluation et témoignait d’une volonté de réfléchir abstraitement aux conditions de l’opération de mesure, notamment en séparant l’action de la cause principale de celle des causes secondaires. Toutes les réflexions sur l’étalon développées dans les Principles visent en fait à généraliser les conditions de la

correspondance entre les registres absolus et relatifs et à assouplir les conditions de cette correspondance.

Concernant la mise en œuvre de ce programme de recherche, Ricardo semble figé sur l’idée qu’il faille disposer d’une marchandise dont la valeur serait absolument invariable dans le champ de l’évaluation absolue. C’est notamment ce qui ressort à la lecture de « Valeur absolue et valeur d’échange » où il compare la mesure de la valeur et la mesure des longueurs. Après avoir indiqué qu’une mesure du pied permet d’établir les longueurs de pièces de tissus et les proportions entre les longueurs de ces différentes pièces, Ricardo observe que, de la même façon, si une marchandise s’échange contre d’autres marchandises sur le marché, alors il est possible d’établir les valeurs proportionnelles des autres marchandises entre elles (Ricardo, 1823, p. 380). Il remarque néanmoins qu’il existe une différence entre mesure des longueurs et mesure des valeurs. Si l’on a un doute sur la constance de la longueur du pied (foot measure) à deux périodes différentes, il suffit de rapporter la longueur du pied à un étalon fourni par la nature, comme une fraction d’un arc du méridien terrestre, ou l’espace parcouru par un pendule dans un espace de temps donné. « Mais si je doute également de l’uniformité de la valeur de ma mesure de la valeur à deux périodes éloignées, par quels moyens pourrais-je parvenir au même degré de certitude que dans le cas de la mesure des longueurs ? »147 (Ricardo, 1823, p. 380). Or la solution proposée par Ricardo au problème de

146 Cf. supra, notre deuxième chapitre. 147 Nous traduisons.

l’étalon des valeurs est en accord avec la manière dont il conçoit la mesure des longueurs. Selon lui, c’est seulement en disposant d’un repère extérieur et absolument invariable, donné par la nature, que l’on peut s’assurer que les variations des valeurs relatives proviennent d’un changement de l’objet mesuré et pas du mètre. De la même façon, c’est en recourant à un étalon extérieur à l’ensemble des marchandises que Ricardo entend résoudre la question de la mesure de la valeur. L’étalon permettant de s’assurer de l’uniformité de la valeur de la mesure est le travail, défini comme une grandeur extérieure au champ de l’évaluation relative (Ricardo, 1823, p. 381-382). Si l’on reformule ce point dans les termes de « la question de la valeur relative », alors on peut dire que c’est en ramenant la valeur relative à un rapport de deux valeurs absolues, de deux quantités de travail, que l’on peut interpréter ces changements comme relevant des variations d’une grandeur variant de façon univoque. Dans les termes de Mathiot, il s’agit de ramener la valeur relative à « une partition au sein de l’unité du travail

social » (Mathiot, 1984, p. 207).

L’apport de Cournot apparaît alors plus nettement. Il s’agit de trouver un repère permettant la comparaison des valeurs relatives sans sortir de leur champ. Le traitement qu’il propose de la mesure des valeurs est tout à fait conforme à celui qu’il décrit pour la mesure des longueurs : il s’agit de dissocier les variations de la valeur de la marchandise de celles de l’unité de compte, et d’étudier séparément les lois qui régissent les variations des deux grandeurs. Si l’on peut négliger les lois de variations de l’unité de compte, ce que Cournot montre au troisième chapitre des Recherches, c’est la connaissance des lois qui régissent les

variations des valeurs relatives qui doit permettre de remonter finalement aux causes des variations observées. La question de la mesure de la valeur est désormais posée comme un problème indépendant de celui de la désignation de la cause principale. Il est pourtant clair que toute cette démarche n’a de signification que relativement au projet d’interprétation des changements des valeurs relatives dans un registre absolu.

Il faut bien noter que Cournot ne ramène pas la question de l’étalon à celle de l’unité de compte de la valeur relative. Tout comme Ricardo, il fait bien la différence entre la valeur d’échange qui est pensée abstraitement comme le rapport entre les quantités de deux marchandises et le mode d’expression particulier de ce rapport au moyen d’une unité de compte. Rappelons la position de Ricardo sur ce point : « Pour faciliter les recherches, et quoique j’admette parfaitement que la monnaie d’or soit exposée à la plupart des variations que subissent les autres biens, je supposerai que cet or est invariable, et donc que toutes

modifications de prix résultent de quelque modification de la valeur de la marchandise considérée » (Ricardo, 1821, p. 83). Le chapitre 3 des Recherches joue exactement le même

rôle que cette dernière proposition de Ricardo. Cournot a le mérite de chercher à étayer cette position en montrant que « la liaison des places de change atténue les variations du change d’une place à l’autre » (R, §15)148. On pourrait dire que ce traitement formel de la question du

change constitue une manière de dépasser ce que nous avons nommé le « problème de la valeur relative »149. Fondamentalement, Cournot identifie bien le problème ricardien et la

« question de la valeur relative » ne renvoie pas pour lui à un problème différent. Simplement les circonstances qui régissent le champ des valeurs relatives peuvent être décrites sans référence à la cause principale des changements absolus de la valeur, mais c’est bien le même problème que tentent de résoudre les deux hommes. Pour s’en convaincre tout à fait, nous examinons désormais l’autre manière de traiter la « question de la valeur relative ».

148

Cette démonstration est seulement pour Cournot une étape visant à montrer que l’on peut négliger les variations de l’unité de compte de l’évaluation relative pour se concentrer ensuite sur le problème central des causes qui régissent les valeurs d’échange des marchandises. Il est frappant que cette démonstration qui joue un rôle tout à fait accessoire dans les Recherches est exploitée par Léon Walras comme le point de départ de sa théorie de l’équilibre général. Mathiot note que Cournot fournit ici à Walras « la totalité de l’outil mathématique qui lui servira à formuler la détermination de l’équilibre général, [établissant] la fixité du point représentatif de la valeur par le jeu des interdépendances des variations elles-mêmes » (Mathiot, 1984, p. 212). Pour s’en convaincre on peut se reporter à la 11ème leçon des Eléments d’économie politique pure (Walras, 1874, p.155- 174).

149 On pourrait également ajouter que ce problème de l’interprétation des changements d’un rapport comme relevant des changements d’une grandeur variant de façon univoque apparaît à un autre moment dans les Recherches, de façon formelle, avec l’usage de la fonction logarithmique. Pour Mathiot, l’usage de cette fonction logarithmique illustre la possibilité de se donner un repère sans sortir du champ des valeurs relatives en dissociant le système de repérage et le module de la mesure (Mathiot, 1984, p. 213) :

« Dans le concept classique de la valeur fondé sur l’équivalence, le “module de l’équivalence” est à la fois la mesure et le système de repérage. Un changement de valeur est à la fois un changement du mesuré et un changement dans la partition du travail social, c’est-à-dire un changement dans le système de mesure. Cournot met au contraire en place ici un système de repères indépendant des valeurs mesurées : c’est la fonction logarithmique elle-même, qui subsiste avec ses propriétés, quelles que soient les valeurs prises par son argument.

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