• Aucun résultat trouvé

Une première partie des résultats de cette première partie s’énonce de façon négative. Nous avons cherché à montrer qu’il était douteux de s’appuyer sur une représentation (même implicite) de la détermination du prix par l’offre et la demande pour expliquer l’utilisation des mathématiques dans les Recherches. Nous avons cherché à montrer d’abord qu’une telle

théorie symétrique existait déjà en 1838, que celle-ci était déjà conçue par ses défenseurs comme une alternative à la théorie ricardienne de la valeur. Le point de départ de Cournot étant précisément la critique de cette idée d’une détermination symétrique, il serait erroné d’y voir une condition de l’utilisation des mathématiques. Nous avons cherché à montrer également que les Principes et la Revue Sommaire confirmaient largement cette

interprétation. Toutes les fois où Cournot évoque une idée proche de celle d’une détermination symétrique du prix, il s’efforce de ramener l’incidence d’un tel schéma à des cas particuliers et d’un intérêt théorique fort restreint. En disant cela, notre objectif n’est pas de minimiser l’importance du statut de précurseur joué par Cournot dans l’invention d’une telle théorie des prix. Nous voulons dire que l’invention d’une nouvelle théorie mathématique de la valeur est un phénomène nettement distinct et bien plus tardif. Ce n’est donc pas en se représentant Cournot comme un partisan d’une telle théorie des prix que l’on peut comprendre la démarche de 1838. Pour cette même raison, parce que notre projet est d’établir des conditions de l’approche de Cournot, il faut insister sur le fait que l’appréciation ou la

discussion critique de l’œuvre de 1838 ne peut se faire qu’au regard de l’environnement intellectuel de l’époque. Autrement dit lorsque l’on s’interroge sur la présence ou non d’une représentation « symétrique » de la détermination du prix, c’est à l’idée de symétrie entre offre et demande, telle qu’elle apparaît dans la première moitié du 19ème siècle qu’il faut se référer, pas à une notion plus moderne. Au regard de ce contexte intellectuel, on est plus fidèle à la pensée de Cournot en affirmant que c’est le rejet de la représentation « symétrique » de la détermination du prix qui était une condition de l’utilisation des mathématiques, et pas l’adhésion à un tel schéma.

Le positionnement historique des Recherches ne saurait se résumer à cette thèse

négative qui constituait néanmoins une première étape nécessaire avant d’envisager de reconstruire la démarche de Cournot sur un terrain vierge de toute interprétation rétrospective. La partie positive des résultats de cette première partie est à l’exact opposé de la thèse que

l’on avait rejetée. La condition décisive de l’utilisation des mathématiques dans les

Recherches, ce n’était pas une rupture avec la théorie des classiques, mais au contraire une

volonté de résoudre un problème qui appartenait entièrement à la pensée classique, celle de l’articulation possible de deux registres d’évaluation. Nous avons cherché à montrer d’abord que la délimitation d’un registre d’évaluation au premier chapitre des Recherches n’impliquait

pas l’écrasement des registres de valeur et de prix. Ce que Cournot nomme la richesse n’est

pas autre chose que la valeur d’échange des classiques, considérée de façon abstraite et n’exclut pas l’existence d’un autre registre d’évaluation, comme on l’a parfois avancé. Certes, l’insistance sur la dimension abstraite de la valeur d’échange est une condition importante de l’usage des mathématiques en 1838, mais cela ne peut en aucun cas constituer un pas décisif qui introduise une nouveauté par rapport aux classiques. En effet ce caractère abstrait de la valeur d’échange est au contraire un trait caractéristique et fondateur des théories classiques de la valeur. Il est présent chez Smith et Ricardo, mais aussi chez Marx qui explique très clairement comment l’on peut s’abstraire des dimensions matérielles de la valeur pour n’en retenir que le rapport quantitatif que constitue la valeur d’échange (Marx, 1867, p. 42-43). Ce qui est nouveau en revanche, c’est que l’on peut comparer les valeurs des marchandises indépendamment de la considération des causes de la valeur. On peut ajouter que cette insistance sur la pertinence d’un traitement abstrait des questions d’évaluation rapproche nettement la démarche de Cournot de celle de la tradition britannique contre celle des libéraux français qui rejetaient au contraire les abstractions de l’économie ricardienne avec un certain mépris, abstraction à laquelle ils opposaient l’évidence des faits. Say critiquait Ricardo pour avoir donné trop de généralité à des principes abstraits, et le comparait à « un savant mécanicien qui, par des preuves irrécusables tirées de la nature du levier, démontrerait l’impossibilité des sauts que les danseurs exécutent journellement sur nos théâtres » (Say, 1841, p.40) 126. Si Cournot critique aussi, d’une certaine façon, les conditions restrictives de la

126 Ou encore :

« Ces controverses, dont je n’ai pu me dispenser de parler, uniquement parce qu’on en a beaucoup parlé, et sur lesquelles on a écrit, surtout en Angleterre, des volumes, ont à mes yeux fort peu d’importance. Elles dégénèrent aisément en des disputes de mots qui les font ressembler un peu trop aux argumentations des écoles du moyen âge. Leur plus grave inconvénient est d’ennuyer le lecteur, et de lui faire croire que les vérités de l’économie politique ont pour fondement des abstractions sur lesquelles il est impossible de se mettre d' accord. Heureusement il n’en est point ainsi : elles reposent sur des faits qui sont ou ne sont pas. Or, on peut, dans la plupart des cas, parvenir à dévoiler entièrement un fait ; on peut remonter à ses causes et déduire ses conséquences ; et si l’on se trompe, la nature est là qui s’offre à des observations plus exactes et à des déductions plus simples. Cette méthode porte en elle la rectification de toutes les erreurs ; mais les abstractions n'apprennent rien » (Say, 1841, p. 412-413).

mesure de la valeur chez Ricardo en montrant qu’il n’était pas nécessaire de se placer en situation de concurrence pour comparer rigoureusement les niveaux de détermination des prix, sa démarche ne vise pas à proposer une interprétation concurrente des causes de la valeur. Bien au contraire, la définition de la valeur économique posée en 1863 renvoie nettement à un mode objectif de détermination de la valeur, qui renvoie à un registre d’évaluation absolue, au sens où cette évaluation est antérieure et indépendante des rapports d’échange particuliers.

Nous avons cherché à montrer enfin que le point de départ de Cournot résidait dans une version bien particulière de la pensée classique, qu’il reprenait très précisément la question ricardienne des changements de valeur absolus et relatifs. Il partage aussi avec Ricardo l’intuition que la mesure de la valeur n’est pas un problème indépendant de la connaissance des circonstances qui la font varier. Mais c’est à ce moment que Cournot introduit un déplacement d’objet important. Ce n’est pas directement en s’interrogeant sur les causes qui déterminent les rapports d’échange que Cournot procède, mais en s’appliquant à décrire des « lois » qui régissent, non la manière dont se déterminent les rapports d’échange de façon absolue, mais la manière dont ces rapports se révèlent sur le marché, selon des circonstances qui ne constituent pas des causes de la valeur, mais des circonstances dans lesquelles ces valeurs pourraient s’établir, dans l’hypothèse où la loi de la demande demeurerait inchangée. La loi de la demande (et son écriture sous la forme d’une fonction mathématique) est le repère qui permet la comparaison des différents niveaux de prix, mais il ne s’agit pas d’assigner les causes de la valeur.

L’accent mis sur cette perspective de mesure permet d’expliquer quelle était la vraie nature de la fonction de demande. Outre la possibilité de traiter le prix et la quantité débitée comme des variables mathématiques, le pas décisif franchi par Cournot est de concevoir que la comparaison des valeurs peut se faire autrement que par rapport à un repère fixe, mais sur la base d’une relation mathématique : c’est la fonction de demande qui constitue l’échelle de comparaison des valeurs. Il faut bien voir que cette idée de mesure de la valeur qui domine la théorie des richesses conduit à mettre les rapports de causalité sur un second plan par rapport à la possibilité de comparer les différents niveaux de prix entre eux. Cela explique notamment l’attitude de Cournot que l’on pouvait qualifier à tort de désinvolte, lorsqu’il dérivait alternativement par rapport au prix ou par rapport à la quantité pour écrire les conditions mathématiques de détermination du profit. Que l’on dérive par rapport au prix ou à la quantité

n’a aucune espèce d’importance pour Cournot, puisque le prix et la quantité débitée ne constituent pas pour lui des « variables de décision ». D’ailleurs l’idée même d’une variable de décision n’a aucun sens dans la démarche de Cournot, puisqu’il ne cherche pas à représenter des comportements individuels, mais à décrire des conditions mathématiques de détermination du prix en fonction de la loi de la demande. La condition mathématique de maximisation décrit un état final des relations marchandes et non pas la description mathématique d’un comportement individuel idéal. En conséquence, écrire les conditions mathématiques de maximisation du profit ne signifie pas que le niveau du prix résulte de la

maximisation du profit. Ce qui importe surtout, c’est la comparaison des résultats finaux et pas la manière dont on parvient à ces résultats (qui ne sont d’ailleurs jamais interprétés isolément). Cela montre que Cournot n’est pas contraint, lorsqu’il formule ses hypothèses, par un schéma théorique qui impose un ordre de détermination d’une variable sur l’autre.

Cette démarche pose rétrospectivement un problème d’interprétation. Comment doit- on comprendre le statut des formalismes de la théorie des richesses qui ne représentent pas

des rapports de causalité, ni même les substituts d’un ensemble de causes ? Il est évident que l’on ne peut s’en tenir, pour répondre à cette question, aux seules conditions théoriques de l’utilisation des mathématiques. L’approche de Cournot n’est pas la construction d’une nouvelle théorie mais le traitement nouveau d’un problème posé par les théories classiques de la valeur. Autrement dit, pour saisir les conditions de l’utilisation des mathématiques, il faut désormais porter l’attention sur la manière dont Cournot envisage le statut des mathématiques dans les sciences, les conditions de la mesure, ou encore les échanges entre les différentes disciplines.

Documents relatifs