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Conclusion du chapitre

Section 1. Le rôle opératoire des mathématiques

1.2. Les mathématiques comme solution d’un problème de mesure

Nous avons souligné que le recours à l’image cinématique permettait à Cournot d’affirmer la pertinence d’un programme de recherche qui consiste à mettre en relation les changements observés des valeurs avec les changements absolus de la valeur. La possibilité de recourir à la transformée logarithmique permettait de faciliter l’énoncé d’une probabilité philosophique afin d’apprécier à quels changements absolus étaient dus les changements relatifs observés. Pourtant il indique qu’en dépit de cette possibilité de représentation du système des valeurs donnée par le langage mathématique, l’affirmation de ce jugement probable demeure insatisfaisante :

« Mais en général ces calculs de probabilité, motivés sur l’ignorance absolue où nous serions des causes qui ont fait varier les valeurs n’auraient qu’un faible intérêt. Ce qui importe véritablement, c’est de connaître les lois qui régissent les variations des valeurs, ou en d’autres termes la théorie des richesses. Cette théorie seule permettra de démontrer à quelles variations absolues sont dues les variations relatives qui tombent dans le domaine de l’observation ; de même (…) que la théorie des lois du mouvement, commencée par Galilée, complétée par Newton, a seule permis de démontrer à quels mouvements réels et absolus sont dus les mouvements relatifs et apparents du système planétaire93 » (R, §9).

92 Bien sûr, Cournot n’explique pas se qui se conserve effectivement, mais il est évident que cela a quelque chose à voir avec la possibilité de rapporter à des changements absolus dans la valeur les changements relatifs observés.

93

L’expression « calculs de probabilités » est ici ambiguë. Seule la probabilité mathématique semble donner lieu à des calculs, au sens d’opérations mathématiques ; on est tenté alors d’interpréter ces calculs de probabilités comme relevant de probabilités mathématiques (Jorland, in (R, p. 164)). Néanmoins comme la référence aux lois du mouvement renvoie évidemment à l’énoncé d’une probabilité philosophique, on peut penser qu’il s’agissait plutôt de cette seconde sorte d’énoncés. On pourrait alors comprendre l’expression « calculs de probabilité » comme « calculs devant permettre de faciliter l’énoncé de la probabilité philosophique ». On pourrait encore considérer que le terme « calcul » ne désigne pas des opérations mathématiques mais un calcul intérieur, support de l’énoncé du jugement.

On pourrait trouver frustrant de constater que, juste après avoir affirmé la pertinence d’un programme de recherche et d’un traitement mathématique inédit de la question, Cournot réaffirme la difficulté première. La valeur est définie relativement à un étalon particulier et il demeure que, lorsque l’on observe un changement dans la valeur relative d’une marchandise, on ne peut pas être certain que ce changement provient de la marchandise en question ou bien de la valeur de l’étalon. Aussi Cournot se trouve contraint de traiter de front cette question d’une mesure invariable de la valeur. Pour ce faire, il évoque tout d’abord, dans une veine très classique, plusieurs étalons possibles : le blé, les métaux monétaires, les salaires des travailleurs « de dernier ordre ». Tous ces étalons possèdent des inconvénients. Néanmoins l’on doit pouvoir surmonter cette difficulté :

« Mais si aucune denrée ne se trouve sous les conditions requises pour la parfaite fixité, nous pouvons, nous devons en imaginer une qui n’aura sans doute qu’une existence abstraite, mais aussi qui ne figurera que comme un terme auxiliaire de comparaison destiné à faciliter l’intelligence de la théorie, sauf à disparaître des applications finales.

C’est ainsi que les astronomes imaginent un soleil moyen, doué d’un mouvement uniforme ; et que rapportant successivement à cet astre imaginaire tant le soleil vrai que les autres corps célestes, ils en concluent finalement la situation réelle de ces astres par rapport au vrai soleil » (R, §11).

On voit clairement apparaître ici l’importance de sa définition spécifique de la valeur relative (définie à un scalaire près). En théorie des richesses, on pourrait décrire un « argent réduit »

dont la valeur serait en relation linéaire avec les valeurs des métaux monétaires. « Si la théorie était assez avancée, les données assez précises pour rendre de telles applications praticables, on passerait facilement de la valeur d’une denrée rapportée à un module fictif et invariable, à sa valeur monétaire » (R, §11). Aussi cette tâche consistant à interpréter les changements

survenus dans les valeurs relatives se trouve être désormais formulée de façon quelque peu différente :

« Si la valeur d’une denrée calculée par rapport à ce module fictif était p à une certaine époque ; que celle du métal

monétaire fut

π

; qu’à une autre époque ces nombres eussent pris d’autres valeurs p′ et π′ ; il est clair que la valeur monétaire de la denrée aurait varié dans le rapport de

π

p à

π

′ ′ p » (R, §12).

Le pas décisif est le suivant. Cournot indique que les lois de variations de p et

π

peuvent être formulées mathématiquement, avec l’aide de fonctions mathématiques. Avec l’invention de ce module fictif, on peut préserver la possibilité de ne pas spécifier la nature spécifique de la relation de cet étalon avec les autres biens. Dans cette perspective, ce recours à l’idée d’un module fictif semble tout à fait solidaire avec l’usage de fonctions arbitraires en économie. Le jugement porté sur les changements absolus qui ont été à l’origine des changements relatifs observés ne relève pas de la recherche illusoire d’une marchandise dont la valeur serait invariable, mais peut être facilité par les simplifications ou l’économie de pensée que permet l’usage des fonctions mathématiques. En d’autres termes, il n’est plus besoin de posséder un étalon fixe de la valeur pour traiter ce problème d’une mesure invariable. Il est désormais suffisant de connaître la forme générale des variations des éléments situés au numérateur et au dénominateur pour apprécier d’où viennent les changements observés dans les valeurs des biens. Ce passage précis indique aussi le programme suivi par Cournot dans les chapitres suivants de l’ouvrage. Au chapitre 3, consacré au change, Cournot conduit une investigation sur les variations de l’unité de compte : il observe que les taux d’échange d’un même poids d’argent fin sur deux places différentes ne peuvent différer de plus du coût de transport et de la prime de contrebande. Au chapitre 4, Cournot traite des variations des valeurs des biens : la base en est l’énoncé de la fameuse loi du débit. Il faut insister sur le fait que les lois de variations des éléments p et

π

ne sont posées et n’ont d’intérêt que relativement à ce programme de recherche, parce qu’elles permettent de lier les changements observés des valeurs des biens à des changements absolus (c’est-à-dire des changements des valeurs individuelles). Ces lois mathématiques n’auraient pas d’intérêt pour Cournot indépendamment de ce fond théorique classique et du rôle opératoire des mathématiques. Bien sûr, comme nous l’avons déjà noté, les mots « relatif » et « absolu » possèdent des significations très particulières dans l’approche de Cournot. Le concept de « valeur absolue » se trouve réduit à l’idée que la valeur d’un bien peut augmenter ou diminuer indépendamment des changements qui affectent les autres biens. La valeur relative est définie de façon implicite au travers de l’idée d’un facteur scalaire : l’idée sous- jacente est que quelque chose se conserve des rapports marchands au gré des changements d’étalon. On voit surtout apparaître ici la nature véritable de l’usage des mathématiques :

celles-ci sont utilisées parce qu’elles permettent une approche purement formelle de questions d’évaluation. En ce sens, le modus operandi des mathématiques est purement opératoire.

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