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Introduction de la première partie

Section 2. La posture critique de Cournot

2.1. Offre et demande à l’époque de Cournot

Pour établir ce que la théorie des richesses de Cournot doit aux débats classiques et ce qui constitue son apport critique, il convient d’abord de donner un bref aperçu du champ théorique dans lequel il intervient au quatrième chapitre des Recherches. Ce champ théorique

est aisément identifiable, c’est celui de la détermination du prix. Il n’est pas nouveau de poser la question de la détermination des prix en termes d’offre et de demande en 1838. C’est au

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L’idée de rapport pose en réalité plusieurs sortes de problèmes, tout d’abord l’idée d’homogénéiser l’offre et la demande, ce qui n’est possible que si l’on considère la demande comme une quantité demandée et non comme une volonté ou un désir d’acheter. En outre, si l’on affirme que le prix dépend de ce rapport, alors il est délicat de donner une règle de variation du prix rigoureuse. John Stuart Mill donne une très bonne synthèse de ces difficultés dans ses Principes d’économie politique (Mill, 1848, livre III, ch. II, §4-5).

contraire un discours assez répandu et un objet de débats importants pour les économistes de cette première moitié du 19ème siècle. Les différentes positions soutenues témoignent des différentes manières de s’approprier l’héritage smithien (2.1.1). Nous évoquons ensuite le débat qui oppose, quelques années avant Cournot, Say et Ricardo et qui pose un certain nombre de balises pour la génération suivante (2.1.2). Nous disons un mot, enfin, des travaux des continentaux, Auguste Walras et Pellegrino Rossi, auteurs contemporains de Cournot qui radicalisent la position de Say (2.1.3).

2.1.1. Smith

On ne peut pas ne pas évoquer d’abord l’énoncé fondateur de Smith, le chapitre 7 du livre 1 de la Richesse des Nations, intitulé « Du prix naturel et du prix de marché », où Smith

expose les raisons des variations du prix de marché41. Si les termes demande (demand) et offre

(supply, dans l’expression « quantité apportée au marché ») apparaissent bien dans ce chapitre

consacré à la détermination du prix, il convient de souligner quelques traits de son approche qui la distinguent nettement de l’idée moderne d’une détermination symétrique de la valeur. Smith indique que « le prix de marché d’une marchandise donnée est déterminée par la proportion entre la quantité qui est réellement apportée au marché et la demande de ceux qui consentent à payer le prix naturel de la marchandise, soit la totalité de la valeur de la rente, du travail et du profit qu’il faut payer pour l’apporter en ce lieu » (Smith, 1776, p. 64). Deux traits marquent nettement la distance qui peut exister entre un tel énoncé –qui articule deux registres d’évaluation différents– et l’idée concurrente d’une détermination seulement marchande de la valeur. Premièrement, la quantité apportée au marché42 et la demande

effective n’interviennent pas de manière symétrique dans le schéma smithien. La quantité apportée au marché s’ajuste à la demande effective, quantité de bien dépendant du niveau du prix naturel. Deuxièmement, la demande effective et la quantité apportée au marché interviennent dans l’explication du retour vers le prix naturel et non dans la détermination de ce niveau de prix naturel. Il faut noter également que l’on retrouve chez de nombreux auteurs, à partir de la fin du 18ème siècle, une reprise quelque peu consensuelle de formules impliquant

41 D’après Groenewegen, l’idée selon laquelle la valeur d’un bien augmente ou diminue selon que la demande qui s’en fait est plus ou moins grande par rapport à la quantité disponible de ce bien se trouvait déjà chez John Law, chez Jacob Vanderlint, ou encore chez Sir William Mildmay (Groenewegen, 1973, p. 506).

42 D’ailleurs le terme d’offre n’est pas substantivé, Smith parle toujours de la quantité nécessaire pour satisfaire (to supply) la demande effective (Groenewegen, 1973, p. 507).

les termes d’offre et de demande. Le sens de ces expressions connaît d’ailleurs des inflexions ; on trouve l’idée chez Lauderdale en 1804, on trouve une dénomination proche chez Buchanan en 1814 (Groenewegen, 1973, p. 505-506) où ces deux termes sont associés de façon systématique. Quoiqu’il en soit, le terme offre se trouve de plus en plus souvent substantivé et l’idée que l’offre et la demande jouent un rôle dans la détermination du prix semble devenir une proposition assez commune chez les continuateurs de Smith. Cette proposition est presque acceptée comme une proposition de sens commun, sans pourtant posséder d’emblée une portée théorique déterminante : elle n’est, ainsi, pas jugée incompatible avec l’idée concurrente d’un prix naturel dépendant des conditions de production, trait que l’on retrouve chez Say et Ricardo.

2.1.2. Say et Ricardo

Les choses se précisent et la formule semble accéder à un statut quelque peu différent chez Say. Dans la première édition de son Traité d’économie politique, Say affirme que « le

prix s’établit en raison du rapport qui se trouve entre la quantité de la marchandise qui est à échanger ou à vendre, et la quantité de cette même marchandise qu’on est disposé à acheter » (Say 1803, t. 2, p. 58). Il faut noter que cette formule marque une nette inflexion par rapport à l’idée smithienne de demande effective. Surtout, c’est dans le Traité que l’on voit apparaître

pour la première fois la formule suivant laquelle « le prix est en raison directe de la quantité demandée et en raison inverse de la quantité offerte ». Cette proposition apparaît dans la deuxième édition du Traité de 1814, dans une note de bas de page (Say, 1814, p. 3-4) ainsi

que dans la table analytique placée à la fin de l’ouvrage (Say, 1814, p. 395). La formule apparaît dans la troisième édition du Traité43 dans le corps du texte (Say, 1817, p. 7-8) et de

nouveau dans la table analytique à la fin de l’ouvrage (Say, 1817, p. 388). Cette formule disparaît ensuite dans les éditions suivantes. Il est frappant de constater que, dans les premières éditions de son Traité, Say montre encore un attachement à l’idée d’un prix naturel,

correspondant peu ou prou aux coûts de production de la marchandise. Say indique que « le

prix courant d’une marchandise tend toujours à se mettre au niveau de son prix naturel »

(Say, 1803, t. 2, p. 60). En outre, si son exposé traduit, dès les premières éditions, une volonté d’homogénéiser les termes de l’offre et de la demande comme deux causes ou deux forces qui

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se balancent pour finalement fixer le prix44, Say ne donne pas une importance égale à l’offre et

à la demande lorsqu’il détaille son approche. Du côté de l’offre, celle-ci est définie le plus souvent comme une quantité en circulation qui est bornée par l’étendue de la demande, sans beaucoup plus de commentaires45. La demande fait l’objet d’un traitement plus sophistiqué

puisque la quantité demandée est l’expression de l’utilité, fondement, selon Say, de la valeur des biens.

Ricardo, quant à lui, n’affirme aucune velléité de bouleverser la présentation smithienne concernant le prix naturel et le prix de marché, affirmant que « tout ce qui touche à cette question est traité de la meilleure façon dans le chapitre 7 de la Richesse des Nations »

(Ricardo, 1821, p. 112). Il reconnaît que l’offre et la demande peuvent jouer un rôle dans les variations temporaires du prix de marché mais demeure attaché à l’idée que le prix dépend des coûts de production. C’est surtout lors du débat qui les oppose que se précisent les positions de ces deux auteurs. Lorsque Ricardo critique, dans les Principes, ceux qui pensent que le

prix se détermine en fonction du rapport entre l’offre et la demande46

, sa critique vise directement le Traité de Say, et notamment la formule suivant laquelle « la valeur de chaque

chose monte toujours en raison directe de la demande et en raison inverse de l’offre ». On voit alors les divergences des deux conceptions se préciser. Ricardo indique clairement que le rapport entre l’offre et la demande joue un rôle seulement temporaire dans l’explication du retour des prix vers leur niveau naturel qui correspond à leur coût de production (Ricardo, 1821, p. 395) et que c’est seulement en situation de monopole que l’offre et la demande peuvent jouer un rôle durable dans la détermination du prix (Ricardo, 1821, p. 398).

On peut penser que la position de Say se précise à partir de la critique ricardienne et l’on voit poindre chez lui plusieurs traits d’une théorie qui défend une détermination strictement marchande du prix. Pour Say, il est possible d’homogénéiser les termes offre et demande, et de les concevoir comme deux éléments dont le rapport ou la comparaison influe directement sur la détermination du prix. En effet, ces deux termes correspondent à des quantités de services productifs demandés et offerts. Say utilise aussi le concept de rareté afin

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Par exemple (Say, 1814, p. 4-5).

45 Tout au plus trouve-t-on dans le Cours d’économie politique l’idée que la quantité offerte peut dépendre de la difficulté de production (Say, 1996, p. 104). Néanmoins lorsque l’expression « quantité offerte » est employée dans ce sens particulier, elle n’est pas opposée à la quantité demandée mais à une autre quantité offerte (Say, 1996, p. 106-107). Say n’opère pas non plus une séparation nette entre détermination des quantités demandées et offertes ; il indique par exemple que la quantité demandée est modifiée par les frais de production (Say, 1841, p. 317).

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d’homogénéiser ces deux termes. Ainsi, dans les notes qu’il ajoute à la traduction française des Principles de Ricardo en 1819, Say indique ainsi que la demande traduirait la rareté du

bien alors que l’offre traduirait la rareté de ses services productifs (Say, 1819 in (Ricardo, 1821, p. 484). Il convient de noter enfin que la détermination du prix en fonction de l’offre et de la demande est alors pensée explicitement comme une théorie de la détermination du prix concurrente par rapport à la théorie où le prix est déterminé par les coûts de production. Cette partie de la théorie de Say se déploie très largement en réaction à la théorie ricardienne de la valeur travail, et c’est sans doute pour défendre la position de Say que Walras et Rossi radicalisent le propos quelques années plus tard.

2.1.3. Auguste Walras et Pellegrino Rossi

Autant l’idée d’une détermination purement marchande de la valeur, résultant de l’action symétrique de l’offre et de la demande, comme alternative à une théorie objective de la valeur, pouvait sembler tardive et circonstancielle dans l’œuvre de Say, autant celle-ci est revendiquée par Walras et Rossi, dans les années 1830. Auguste Walras retient l’utilité comme condition nécessaire, mais non suffisante de la valeur, et envisage la rareté comme sa

seule cause véritable47 (Walras, 1831, ch. 3, p. 91 et sq.). Rossi prétend que la « cause intime »

de la valeur d’échange se trouve dans les besoins48. Les positions de ces auteurs les amènent

de fait à minimiser l’importance du coût de production dans la détermination du prix. Ils rejettent aussi toute théorie objective de la valeur, ce rejet se traduisant d’ailleurs par une critique des thèses ricardiennes sur la valeur-travail49. Aussi, chez ces auteurs, le rapport entre

quantités offertes et quantités demandées se trouve désormais placé au cœur d’une théorie de l’évaluation et c’est corrélativement à ce changement que la demande et l’offre accèdent à un statut épistémologique nouveau. Les éléments offre et demande s’intègrent désormais dans un

réseau de concepts dont on peut souligner les deux traits suivants. Ce champ d’évaluation

47 La rareté et la propriété, deux éléments que Walras articule de façon quasi-systématique, expliquant, par exemple, que « l’idée de la richesse proprement dite est inséparable de la propriété » (Walras, 1831, p. 66). 48

« Cependant, en examinant les termes de la question, on est forcé de se demander si l’échange est autre chose, pour l’une et l’autre partie, que la manifestation et l’effet d’un besoin qui cherche à se satisfaire par la voie indirecte du troc ; on se demande si dès lors il peut y avoir de cause plus intime, plus directe des variations du prix que le besoin lui-même (sic) » (Rossi, 1854, t. 1, p. 78).

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Walras reprend la critique de Ricardo par Say dans son ouvrage de 1831 (Walras, 1831, ch. 13, p. 192 et sq.). La position de Rossi est moins tranchée : il rompt avec les classiques britanniques en interprétant les lois de l’offre de la demande en termes de « valeur d’usage » comme l’expression de besoins (Rossi, 1854, t. 1, quatrième leçon). Il admet l’influence conjointe des frais de production dans la détermination des prix (Rossi, 1854, t. 1, cinquième leçon).

présente désormais la formule de l’offre et la demande comme une « loi », notamment sous la forme que critique Cournot50 :

« La valeur est en raison directe de la quantité demandée, et

en raison inverse de la quantité offerte . Il y a peu d'économistes

qui ne conviennent volontiers que la demande d'une marchandise en fait hausser le prix, et que l'offre au contraire, le fait baisser. Je ne connais que David Ricardo et M. Garnier qui se soient refusés à recevoir cette maxime comme un principe général et absolu, et qui aient combattu à cet égard les idées de M. Say et des autres disciples d'Adam Smith » (Walras, 1831, p. 154-155).

Pour ces auteurs, on n’a pas de raison de penser a priori que l’un ou l’autre de ces

pôles joue un rôle plus important dans la détermination du prix. Il faut remarquer encore que ces théories marchandes de la détermination du prix recourent à un « principe originel » ; la

rareté pour Walras, les besoins pour Rossi. Au nom de ces principes, ces auteurs imposent

l’idée d’un mode de détermination unique du prix. Alors qu’on dispose chez Smith, Ricardo et encore chez Say d’au moins deux niveaux d’évaluation distincts, on ne trouve plus désormais qu’un seul registre de détermination de la valeur, qui est l’expression directe et « moyenne51 » de la valeur marchande. Pour Auguste Walras, « le rapport de l’offre à la

demande n’exprime pas autre chose que la rareté, et peut être considéré comme la cause et la règle de la valeur » (Walras, 1831, p. 234). Corrélativement à cette définition nouvelle de la valeur chez Say et Walras, les notions d’offre et de demande semblent accéder à un niveau de sophistication plus important. Celles-ci ne jouent plus un rôle marginal comme c’était le cas chez les classiques britanniques. Il s’agit maintenant de substituer une explication de la valeur à une autre (ce dont témoigne bien l’emploi du terme de « cause » dans la citation précédente). La conséquence majeure du rôle central désormais joué par l’offre et par la demande est que l’origine de la valeur ne doit plus être cherchée dans un fondement objectif mais dans les besoins.

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Voir aussi (Say, in (Ricardo, 1821, p. 458)). Cette proposition admet d’ailleurs de nombreuses variantes. On trouve par exemple: « la valeur est en raison directe de la quantité demandée et en raison inverse de la quantité offerte ». Quelquefois, il s’agit non pas des “quantités” mais directement de l’offre et de la demande, comme chez Auguste Walras.

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Corrélativement à cet écrasement des registres d’évaluation, la question de la mesure de la valeur se trouve réduite chez ces auteurs à l’idée de « ce qui est généralement constaté » ou constaté « en moyenne ». Le critère pour apprécier la valeur d’une chose, face à la multiplicité des observations possibles, est alors la fréquence d’observation ; c’est l’idée d’un mode de la distribution des prix (au sens que la statistique descriptive donne à ce mot). Cette question est traitée dans la seconde partie de la thèse.

Un trait révélateur de cette mutation de la théorie classique est l’évolution du rôle attribué à la demande dans la détermination du prix. Tandis que la demande est pour Smith et Ricardo une quantité concrète – qui se « débite effectivement » pour reprendre l’expression de Cournot –, celle-ci prend un sens nettement abstrait chez Walras. Elle est une somme de désirs ou de préférences qui influence directement la détermination de la valeur. Ainsi l’idée de demande mise en oeuvre est celle d’une « demande absolue », expression directe de la rareté pour Walras. On trouve dans le Cours d’économie politique de Rossi l’attachement à

cette même formule et cette volonté d’homogénéiser les termes d’offre et de demande. Cette homogénéisation passe notamment par l’idée que les deux termes offre et demande traduisent les besoins des individus et qu’ils sont deux forces comparables qui s’opposent sur le marché (Rossi, 1837-38, t. 1, p. 78).

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