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Conclusion du chapitre

Section 2. Des changements absolus et relatifs de la valeur

2.2. L’affirmation d’un programme de recherche

Il est remarquable que Cournot fasse intervenir à plusieurs reprises l’idée de cette notion de jugement probable lorsqu’il décrit cette possibilité de rendre compte des changements observés des valeurs. Ainsi, il parle « d’assigner la loi la plus probable » des changements (R, §8). Plus loin, il indique que parmi les hypothèses que l’on peut émettre, « il

y en a qui rendent raison des variations relatives d’une manière plus simple et plus probable » (R, §8). L’insistance de Cournot sur la possibilité de rendre compte des changements observés

au moyen d’un jugement probable renvoie à un type de jugement particulier dans la philosophie de Cournot et qui lui permet d’affirmer la pertinence de son programme de recherche qui consiste à traduire dans un registre absolu les variations observées des valeurs relatives. Ce type de jugement particulier, Cournot le nomme la probabilité philosophique.

Le terme « probabilité » peut prendre deux significations dans la pensée de Cournot. La première signification renvoie à la théorie des chances et des probabilités : la probabilité mathématique est ainsi la mesure de la possibilité physique d’un événement. La probabilité

est aussi le degré de certitude de notre savoir scientifique, d’un point de vue philosophique : c’est ce qu’il nomme une probabilité philosophique :

77 Comme le montre l’exemple suivant: « Par exemple, un observateur qui, à l’inspection d’un tableau statistique et séculaire des valeurs, verrait celle de l’argent baisser à peu près des quatre cinquièmes vers la fin du XVIe siècle, tandis que les autres denrées ont conservé sensiblement les mêmes valeurs relatives, regarderait comme très-vraisemblable qu’il est survenu un changement absolu dans la valeur de l’argent, lors même qu’il ignorerait l’événement de la découverte des mines de l’Amérique. Et au contraire, s’il voyait le prix du blé doubler d’une année à l’autre, sans que les prix de la plupart des autres denrées, ou leurs valeurs relatives, variassent d’une manière notable, il l’attribuerait à un changement absolu dans la valeur du blé, quand même il ignorerait qu’une mauvaise récolte de céréales a précédé cette cherté.

Indépendamment de ce cas extrême, où la perturbation du système des valeurs relatives s’explique par le mouvement d’une seule denrée, on conçoit qu’entre toutes les hypothèses qu’il est permis de faire sur les variations absolues, il y en a qui rendent raison des variations relatives d’une manière plus simple et plus probable» (R, §8).

« Indépendamment de la probabilité mathématique (…) il y a des probabilités non réductibles à une énumération de chances, qui motivent pour nous une foule de jugement, et même les jugements les plus importants ; qui tiennent principalement à l’idée que nous avons de la simplicité des lois de la nature, de l’ordre et de l’enchaînement rationnel des phénomènes, et qu’on pourrait à ce titre qualifier de probabilités philosophiques » (Cournot, 1843, §240).

Selon Cournot, ce type de jugement joue un rôle très important dans la connaissance scientifique. A titre d’exemple, Cournot affirme que les inductions et les analogies, sont

fondées sur des probabilités philosophiques78. La probabilité philosophique n’est pas l’expression d’un relativisme de la connaissance. On peut, tout au contraire, présenter cette construction comme une réaction au kantisme, dans lequel Cournot voyait une négation de la possibilité de connaître les choses « telles qu’elles sont » et pas seulement telles que nous les percevons79.

Aussi lorsque Cournot recourt à cette notion de probabilité philosophique, il montre que le projet de donner un fondement absolu aux changements relatifs survenus dans les valeurs est une tâche scientifique à part entière puisque le mot probabilité n’est pas, dans son esprit, synonyme d’incertitude ou de manque de rigueur. Il faut noter aussi que Cournot pose le problème en des termes qui lui sont familiers, ceux de l’adéquation possible entre ce que nous percevons et ce qui existe indépendamment de nos moyens de perception. Dans l’Essai

et dans l’Exposition, ouvrages dont la rédaction est en partie contemporaine de celle des Recherches, Cournot insiste sur la capacité de l’esprit à démêler les « apparences vraies » des

« apparences fausses80 ». Cournot distingue aussi, d’une part, « le phénomène dont la réalité externe n'est que relative » et, d’autre part, « la réalité absolue que l'esprit conçoit, lors même qu'il n'y aurait aucun espoir d'y atteindre avec ses moyens de perception » (Cournot, 1851, §8). Le pouvoir de la raison, sa capacité de déceler l’ordre suivant lequel les phénomènes sont agencés ou s’engendrent, peut suppléer les défauts de notre perception, ce que traduit l’exemple suivant :

78

(Cournot, 1843, ch. XVII) ; (Cournot, 1851, ch. IV) ; cf. aussi la citation de Laplace donnée en exergue de ce chapitre.

79 Cf. infra, notre seconde partie. 80

Ou bien l’illusion et le phénomène : « Nous appellerons illusion la fausse apparence, celle qui est viciée ou dénaturée en raison de conditions inhérentes au sujet percevant, à ce point que par elle-même elle ne fournit qu'une idée fausse de l'objet perçu ; nous donnerons, par opposition, le nom de phénomène à l'apparence vraie, c'est-à-dire à celle qui a toute la réalité externe que nous lui attribuons naturellement (…) » (Cournot, 1851, §8).

« Lorsque, du pont du navire où je suis embarqué, mes yeux voient fuir les arbres et les maisons du rivage, c'est une illusion des sens, une apparence fausse et dont je reconnais immédiatement la fausseté, parce que j'ai des motifs d'être sûr de l'immobilité du rivage. Au contraire, mes sens ne me trompent pas lorsqu'ils me portent à croire au mouvement du passager qui se promène près de moi sur le pont : ce mouvement a bien toute la réalité extérieure que je suis porté à lui attribuer, sur le témoignage de mes sens qui, en cela, n'altèrent ni ne compliquent la chose dont ils ont pour fonction de me donner la perception et la connaissance ; mais cette réalité extérieure n'est que phénoménale ou relative ; car peut-être le passager se meut-il en sens contraire du navire et avec une vitesse égale, de manière à rester fixe par rapport au rivage auquel j'attribue avec raison l'immobilité » (Cournot, 1851, §8)81

.

Il faut bien insister sur le fait que l’impossibilité de disposer d’un repère absolu n’interdit pas qu’un mouvement absolu soit possible. On dirait en termes familiers que l’absence de repère absolu n’a jamais empêché rien ni personne de se déplacer, sur le pont d’un navire ou ailleurs. Ainsi le recours à la probabilité philosophique dans le chapitre 2 des

Recherches ne doit pas être compris comme une impossibilité de rendre compte dans le

champ de l’évaluation absolue des mouvements survenus dans les valeurs relatives. Elle indique au contraire que ce rapprochement est possible et qu’il doit même constituer l’objet central de la théorie des richesses.

Il faut indiquer aussi que cette manière de poser la question est très proche de la présentation de Ricardo dans les Principles, où il évoque aussi la possibilité d’une évaluation

probabiliste des changements observés dans les valeurs :

« Deux marchandises varient en valeur relative, et nous souhaitons savoir dans laquelle intervient réellement la variation. Si, en comparant la valeur actuelle de la première avec des chaussures, des bas, des chapeaux, du fer, du sucre et toutes les autres marchandises, nous constatons que celle-ci s’échange contre exactement la même quantité de tous ces biens qu’auparavant ; et si en comparant la seconde avec les mêmes biens, nous constatons qu’elle a varié par rapport à chacun d’eux, alors nous pouvons déduire qu’il y a une forte probabilité pour que la variation vienne

81 L’exemple est peut-être repris de Galilée (Martin, 1996, p. 276). Ou de Laplace qui en donne une définition très proche (Laplace, 1835, p. 132).

de cette seconde marchandise et non des marchandises avec lesquelles nous l’avons comparée » (Ricardo, 1821, p. 57).

Exactement comme pour Cournot en 1838, on trouve l’idée que l’on peut énoncer cette probabilité indépendamment de la connaissance des causes de ce changement ; ce qu’indique la suite de la citation :

« Si un examen encore plus minutieux des conditions de production de ces différentes marchandises nous montre qu’il a fallu exactement la même quantité de travail et de capital pour produire les chaussures, les bas, les chapeaux, le fer, le sucre, etc., mais [que la quantité de travail dépensée auparavant n’est désormais plus nécessaire pour produire] la seule marchandise dont la valeur relative s’est modifiée, alors, la probabilité devient certitude, et nous sommes assurés que la variation vient de cette seule marchandise : nous découvrons aussi la cause de cette variation82 » (Ricardo, 1821, p. 57).

Il est remarquable que cette image n’implique pas une définition de ce qu’est un changement absolu de la valeur. A la différence de Ricardo pour qui les « changements absolus » relevaient de modifications dans la difficulté de production des biens, Cournot ne donne aucune indication, aucune définition sur ce que pourrait être un tel changement absolu des valeurs. La définition, on peut tout au plus la déduire de la métaphore cinématique : en comparaison, le « changement absolu dans la valeur » semble désigner un changement dans la valeur de la marchandise individuelle.

Il faut insister, pour conclure cette section, sur les possibilités données par l’image cinématique. La première remarque est que cette image permet d’affirmer la pertinence d’un programme de recherche, qui consiste à traduire les variations observées des valeurs d’échanges comme des modifications affectant la valeur de la marchandise individuelle : le caractère relatif de la valeur d’échange n’est pas un obstacle à la description de

82 La traduction du passage entre crochets était quelque peu équivoque dans la version française que nous utilisons. Nous l’avons traduit. La phrase originale était : « If on examining still more particularly into all the circumstances connected with the production of these various commodities, we find that precisely the same quantity of labour and capital are necessary to the production of the shoes, stockings, hats, iron, sugar, &c.; but that the same quantity as before is not necessary to produce the single commodity whose relative value is altered, probability is changed into certainty, and we are sure that the variation is in the single commodity. we then discover also the cause of its variation » (Ricardo, 1821, p. 18).

« changements absolus » de la valeur83. En outre, tout comme la cinématique traite des

mouvements géométriques sans considération des forces qui provoquent ces changements, Cournot prétend décrire les changements affectant la valeur de la marchandise individuelle sans se prononcer sur les causes de ces changements. Dans les Recherches, Cournot n’en dira

pas plus sur la possibilité de définir ce registre absolu de l’évaluation. Lorsqu’il revient sur cette question, 25 ans plus tard, il semble dévoiler l’idée d’un tel registre.

83 On peut noter que Cournot n’est pas le premier à se représenter le système des valeurs relatives de façon géométrique : en 1825, Samuel Bailey proposait déjà d’interpréter comme une « relation de distance » les valeurs relatives des biens, mais cette représentation ouvrait à l’inverse sur une représentation universellement relativiste de la valeur (Mathiot, 1984, p. 208).

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