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Introduction de la première partie

Section 2. La posture critique de Cournot

3.1. Le statut de la demande

Si l’on entend par demande, de façon très large, tout élément quantitatif destiné à représenter la grandeur des forces qui s’exercent sur le côté « acheteurs » du marché, il peut

être utile de s’intéresser au statut de cette notion avant l’écriture par Cournot de sa loi du débit. Outre l’écriture fonctionnelle de cette relation, l’originalité de l’approche de Cournot consiste à définir la demande comme une relation de correspondance entre prix et quantités qui soit, dans le même temps, une demande réalisée, une demande ex post.

Or parmi ses devanciers, aucun auteur n’avait avancé une telle conception de la demande qui combine ces deux caractéristiques. La conception de la demande comme une table de correspondance entre un ensemble de prix et un ensemble de quantités demandées n’est certes pas nouvelle en 1838 ; ainsi trouve-t-on chez Say et Lauderdale l’idée que la demande est une table de correspondance entre les prix et les quantités, comme le suggère l’exemple suivant :

« La consommation de chaque denrée ressemble à une pyramide dont la largeur représente le nombre des consommateurs ou l’étendue de la demande, et dont la hauteur représente le prix de la denrée. Plus ce prix s’élève et moindre est la largeur, c’est-à-dire la demande. Il arrive quelquefois que le prix naturel de certaines marchandises s’élève au dessus du sommet de la pyramide ; c’est- à-dire à une hauteur où il n’y a plus de demande. Alors ces marchandises ne sont point produites » (Say, 1803, t. 2, p. 72-73)52.

La demande n’y est pas conçue comme une quantité unique correspondant au prix naturel, mais comme un ensemble de quantités possibles dépendant des niveaux du prix naturel, une table de correspondance entre une série de quantité et une série de prix (où l’on trouvera peut-être l’intuition de l’idée d’une fonction).

Néanmoins, parmi les économistes que Cournot a sans doute lus ou possiblement côtoyés, la plupart des auteurs défendent une autre idée de la demande, comme une simple quantité de biens demandée, exprimée sur le marché à un moment donnée, qui peut-être inférieure, supérieure ou égale à la quantité apportée par les offreurs53. Ainsi, dans la Richesse

des Nations, la demande effective est définie comme une quantité de marchandises

52 Cet exemple de la pyramide est repris dans le Cours d’économie politique (Say, 1996, p. 105). On le retrouve aussi chez Rossi (Rossi, 1851, t. 3, p. 87). Ce passage issu du Cours d’économie politique est, à cet égard, révélateur, puisqu’il suggère même l’idée de convexité : « Dans les pays où l’inégalité des fortunes est plus grande, cette pyramide est plus haute à proportion de sa largeur. Elle est fort surbaissée là où les fortunes sont plus rapprochées. Les côtés de cette pyramide sont courbes, soit en dehors, soit en dedans, selon que les classes intermédiaires de la société sont plus ou moins riches » (Say, 1996, p. 105).

53 Au lieu de deux alternatives que sont, d’un côté, une quantité demandée et, de l’autre, une table de correspondance, Victor Smith envisage quatre catégories, ajoutant que la demande peut aussi être un prix de demande, ou encore le produit du prix par la quantité demandée, c’est-à-dire le montant dépensé (V. Smith, 1951, p. 242).

correspondant à un niveau précis du prix, en l’occurrence à son niveau naturel. Elle n’est pas conçue comme une relation entre un ensemble de quantités qui correspondrait à un ensemble de prix : dans un repère (prix, quantités), celle-ci représenterait un point et non une courbe. Par ailleurs, la demande effective étant définie comme le niveau correspondant au prix naturel, on ne trouve pas l’idée que la demande puisse avoir une influence sur le niveau du prix : à l’inverse, c’est le prix naturel qui détermine la demande effective. Tout au plus la proportion entre cette demande effective et la quantité apportée au marché implique une variation temporaire du prix de marché par rapport à son niveau naturel, avant que la quantité apportée au marché ne s’ajuste à la demande effective. Pour la plupart des continuateurs de Smith, comme par exemple, avec parfois quelques nuances, chez Ricardo et Mill, la demande est entendue comme une quantité de biens effectivement demandée.

A ces deux définitions possibles de la demande, il faut ajouter une autre distinction : entre une demande ex ante et une demande ex post54

. Chez Say et Lauderdale, qui recourent à l’idée d’un tableau de correspondance des prix et des quantités, la demande est toujours conçue comme étant ex ante ; c’est la liste des quantités que les personnes envisageraient de

consommer selon différents niveaux de prix55

. A l’inverse, l’idée d’une quantité demandée, si elle est le plus souvent, chez les auteurs auxquels Cournot fait référence, une quantité effectivement constatée et exprimée sur le marché (une demande ex post), peut être aussi une

demande ex ante chez les auteurs qui y voient plutôt l’expression d’un désir. Smith prenait

grand soin, dans la Richesse des Nations, de distinguer la « demande effective » qu’il utilise

d’une « demande absolue » qui consisterait en un désir d’acheter sans considération de la possibilité de concrétiser l’achat56. Ce point est d’ailleurs un point d’opposition très vif entre

Say et Ricardo : contre la position de Say, Ricardo critique l’idée selon laquelle le prix pourrait dépendre du désir ou des besoins des individus (Ricardo, 1821, p. 322). C’est cette position de Say qui se retrouve reprise de façon radicale par Rossi et Walras, ce que traduit le passage suivant :

54 (V. Smith, 1951, p. 242).

55 On peut noter également que le caractère numérique d’une telle table n’implique pas nécessairement que celle- ci soit pensée comme la compilation des valeurs empiriquement constatées. La loi de King-Davenant en est un bon exemple : il s’agit de données hypothétiques et non de données empiriquement constatées. Plusieurs auteurs du 19ème siècle, parmi lesquels Whewell et Jevons tentent de « remonter » à la loi mathématique qui permettrait de générer ces données (Creedy, 1992, ch. 2).

56

« Lorsque je considère la demande et l'offre comme un

synonime [sic] exact de la rareté, ou comme exprimant le même

rapport que j'ai désigné jusqu'à présent sous ce dernier terme, je n'entends point parler, comme on peut s'y attendre, de ce que plusieurs auteurs appellent offre effective, demande effective, et qui

ne désigne pas autre chose pour eux, que l'offre de certaines marchandises, réellement exprimée par la voie du commerce, en un certain temps et à un certain prix, par quelques négociants d'un pays, à quelques négociants d'un autre pays, ou par les marchands d'une certaine ville aux consommateurs qui les avoisinent, et la demande formelle de certaines marchandises, exprimée dans les mêmes circonstances, par certains individus à certains marchands, des choses qui peuvent leur agréer, et qu'ils sont en état de payer. J'entends par le mot demande, cette demande générale et absolue,

qui est l'expression de tous les besoins réunis, qui se fait en tout temps et en tout lieu, tacitement si l'on veut, mais d'une manière non moins sensible, de toutes les choses rares qui peuvent contribuer au bien-être de l'homme, par tous ceux qui sont en état de connaître et d'apprécier les jouissances qu'elles procurent, abstraction faite des moyens qu'ils peuvent avoir de se les procurer; (…)

Je sais bien qu'on a voulu limiter l'idée de l'offre et de la demande à ce qu'on a, avec raison, appelé offre réelle ou effective, demande réelle ou effective; mais ce n'est pas ainsi que je puis

entendre ces expressions, lorsque je veux y trouver un synonime de la rareté. Pour pouvoir dire avec raison que le rapport de l'offre à

la demande n'exprime pas autre chose que la rareté, il faut donner à ces deux mots la plus large acception, et les considérer d'une manière générale et absolue » (Walras, 1831, p. 236-237).

Or, il est remarquable que l’approche de Cournot échappe largement à cette catégorisation. La courbe de demande qu’il construit est conçue très explicitement comme une relation ex post, puisqu’elle est mesurable et que Cournot indique, de surcroît, les conditions

de cette mesure. Cette manière particulière de traiter de la loi de la demande lui permet de concilier deux dimensions qui ne l’avaient jamais été jusque là. En effet, il présente sa notion en insistant bien sur le fait que ce ne peut pas être une demande potentielle, mais qu’il s’agit au contraire d’une demande reconstituée a posteriori. Selon lui, la demande ne saurait être

« un désir vague de posséder la chose, abstraction faite du prix limité que chaque demandeur sous-entend dans sa demande » (R, §20). Il observe également qu’il serait absurde de « tenir

compte du prix auquel chaque demandeur consent à acheter » (R, §20). La construction de

Cournot suppose ainsi l’attachement à l’idée d’une demande qui soit effectivement réalisée, telle que la défend Ricardo et, dans le même temps, semble reprendre et généraliser l’intuition

d’une relation de correspondance entre un ensemble de prix et un ensemble de quantités demandées.

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