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Introduction de la première partie

Section 2. La posture critique de Cournot

2.2. Les positions de Ricardo et de Cournot

L’opposition entre les auteurs ne tient pas tant à la reconnaissance ou non du schéma de l’offre et de la demande dans la détermination des prix, qu’au statut épistémologique de cette proposition. Ainsi, lorsque Ricardo critique les théories qui tentent d’imposer l’idée d’une détermination exclusivement marchande de la valeur, au chapitre XXX de ses

Principles, c’est à la fois le statut épistémologique et l’extension donnée à ces principes qu’il

dénonce,:

« L’opinion selon laquelle le prix des marchandises ne dépend que de la proportion de l’offre par rapport à la demande, ou de la demande par rapport à l’offre, est devenu presque un axiome en économie politique, et a été la source de bien des erreurs dans cette science » (Ricardo, 1821, p. 395).

Dans sa critique des théories de l’offre et de la demande, il rappelle clairement ce qui avait été établi par Smith : la proportion de l’offre et de la demande peut jouer un rôle durable dans la détermination du prix en situation de monopole ; pour les autres biens, cette proportion opère de façon seulement transitoire, la concurrence conduisant toujours à l’abaissement du prix jusqu’au niveau correspondant à ses frais de production (Ricardo, 1821, p. 398). Plus précisément, Ricardo critique cette phrase selon laquelle : « La valeur de chaque chose monte toujours en raison directe de la demande et en raison inverse de l’offre » (Ricardo, 1821, p. 397). Si Ricardo cite les noms de Buchanan et Lauderdale, il semble que ce

soit bien plus à Say qu’il adresse cette critique. La formule en question est, en effet, sans doute issue d’une des premières éditions du Traité. Ricardo critique l’idée que l’offre et la

demande puissent jouer un rôle dans la détermination du prix, de façon durable et à l’exception du cas particulier du monopole.

« Ceci est vrai pour toutes les marchandises qui font l’objet d’un monopole ; et en fait, pendant un intervalle de temps limité, pour le prix de marché de toutes les autres marchandises » (Ricardo, 1821, p. 398).

Par ailleurs, il critique l’idée d’un rapport, donnant l’exemple d’une situation où la demande et l’offre (les quantités demandées et les quantités offertes) demeurent inchangées alors que le prix d’un bien diminue (Ricardo, 1821, p. 398). C’est cette même critique que reprend Cournot en 1838, dans des termes très proches.

Cournot pointe deux défauts de cette formule. Le premier défaut –les commentateurs l’ont souvent relevé–, ne renvoie pas précisément à la signification de l’offre et de la demande, mais aux termes de « raison inverse » et de « raison directe » et, partant, à l’apport de l’analyse mathématique et de la théorie des fonctions à l’exposé du problème. Cournot dénonce ici le fait de qualifier la relation d’inverse ou de directe, en expliquant qu’il n’est pas correct de donner à ces expressions le sens rigoureux qu’on leur donne en mathématiques :

« Mais le principe même en quoi consiste-t-il ? Veut-on dire que, dans le cas où une quantité double de la denrée est mise en vente, le prix baisse de moitié ? Alors il faudrait s’expliquer plus simplement, et se borner à dire que le prix est en raison inverse de la quantité offerte. Mais le principe, devenu par là intelligible, serait faux : car, en général, de ce qu’il s’est vendu 100 unités d’une denrée au prix de 20 francs, ce n’est pas une raison pour que, dans le même laps de temps et les mêmes circonstances, il s’en vende 200 unités au prix de 10 francs. Quelquefois il s’en débitera moins : souvent il s’en débitera bien davantage » (R, §20).

Cournot dénonce ici les imprécisions du langage ordinaire, auxquelles permet de pallier la théorie des fonctions. Nous avons bien vu les nuances introduites par Cournot à une telle proposition dans les Recherches. Discuter le signe des dérivées successives des fonctions

permet d’accéder à un niveau de précision jusqu’alors inaccessible : on peut considérer des accroissements non proportionnels, raisonner également en termes de limites. Certes, on ne

trouve pour l’instant rien qui aille à l’encontre de l’idée d’un Cournot précurseur d’une théorie des prix comme résultante du rapport entre l’offre et la demande.

Mais Cournot oppose une seconde critique à la proposition citée. Significativement, cette seconde critique est plus rarement commentée. Il propose de discuter aussi la portée sémantique des termes offre et demande. En particulier il interroge la signification de l’expression d’une « quantité demandée » :

« En outre, qu’entend-on par la quantité demandée ? Ce n’est sans doute pas celle qui se débite effectivement sur la demande des acheteurs ; car alors il résulterait du prétendu principe la conséquence absurde en général qu’on débite d’autant plus d’une denrée qu’elle est plus chère. Si, par demande, on n’entend qu’un désir vague de posséder la chose, abstraction faite du prix limité que chaque demandeur sous-entend dans sa demande, il n’y

a guère de denrée dont on ne puisse considérer la demande comme indéfinie ; et, si l’on doit tenir compte du prix auquel chaque demandeur consent à acheter, du prix auquel chaque fournisseur consent à vendre, que signifie le prétendu principe ? Ce n’est pas, nous le répétons, une proposition erronée, c’est une proposition dénuée de sens (…) » (R, §20).

Revenant dans les Principes sur cette justification, Cournot répète cette même critique

et, comme pour insister et comme si cette précaution n’avait pas été entendue, il se fait fort de critiquer de la même façon l’idée que le prix pourrait dépendre de la quantité offerte :

« D’ailleurs, quand les auteurs ont dit (d’une voix si unanime) que le prix est en raison inverse de la quantité offerte, ils

ont énoncé une vérité triviale s’ils ont seulement voulu dire que l’offre avilit la marchandise, et un théorème manifestement faux, s’ils ont pris ces mots de raison inverse dans le sens précis qu’on

leur donne en mathématiques » (P, §53).

Aussi, selon Cournot, cette idée d’un rapport entre « quantités demandées et offertes » doit être mise à l’écart de la discussion. Des trois éléments articulés par la proposition selon laquelle « le prix des choses (…) est en raison inverse de la quantité offerte, et en raison directe de la quantité demandée », Cournot en retient deux : le prix et la quantité débitée.

Cette notion de quantité débitée semble ici court-circuiter le partage entre une offre et une

produite et apportée au marché (elle a été offerte) ; d’un autre côté, si cette quantité a été

débitée, c’est aussi qu’elle a fait l’objet d’une demande.

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