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Introduction de la seconde partie

Section 3. L’invariance selon Say

3.1. La position de Say

Nous avons beaucoup insisté jusqu’ici sur le caractère formel du traitement par Cournot de problématiques classiques. Une question pourtant demeure posée. Est-ce que ces mêmes problèmes, liés à l’invariance, ne se posaient pas précisément, et de façon formelle,

dans une autre version de la pensée classique et qu’on décrit volontiers par ailleurs comme présentant certains aspects « néoclassiques » (Dockès, 1977, p. 7) ? Nous avons déjà signalé que, de façon triviale, la question de l’unité de compte mettait en jeu la question de la correspondance entre un rapport et une grandeur unique. Puisque ce trait apparaît dans les

Recherches, est-ce qu’on ne pourrait pas réduire ce problème de mesure de la valeur à un

problème propre au champ de l’évaluation relative ? Pour le dire encore autrement, est-ce qu’une « théorie des prix », en présentant les mêmes problèmes formels de comparaison des biens et en entérinant implicitement le rejet des théories de la valeur, n’aurait pas suffi à susciter les développements des Recherches ? C’est pour répondre à cette question qu’il faut

dire un mot de la position de Say sur la question de la mesure de la valeur.

Observons comment Say reformule le problème central de l’évaluation. Dans le

Traité, Say explique qu’« évaluer une chose, c’est déclarer qu’elle doit être estimée autant

qu’une certaine quantité d’une chose qu’on désigne » (Say, 1841, p. 313). Poursuivant, il explique que « dans toute évaluation, la chose qu’on évalue est une quantité donnée, à laquelle rien ne peut être changé. Une maison désignée est une quantité donnée ; c’est la quantité d’une chose appelée maison, située dans tel lieu et conditionnée de telle sorte.

L’autre terme de comparaison est variable dans sa quantité, parce que l’évaluation peut être portée plus ou moins haut. Quand on évalue une maison 20 000 francs, on porte à 20 000 la quantité des francs qu’on suppose qu’elle vaut, dont chacun pèse 5 grammes d’argent mêlé d’un dixième d’alliage. Si l’on juge à propos de porter l’évaluation à 22 000 francs, ou de la réduire à 18 000, on fait varier la quantité de la chose qui sert à l’évaluation. Il en serait de

même si l’on évaluait le même objet en blé. Ce serait la quantité du blé qui déterminerait le

montant de l’évaluation » (Say, 1841, p. 314).

De prime abord, ce texte semble mettre l’accent sur deux aspects de la mesure déjà rencontrés chez Smith ou Ricardo. Il constate la multiplicité des déterminations possibles de la valeur d’échange d’une marchandise, et indique qu’on peut évaluer un bien en monnaie ou en blé, et que ceci ne résout pas le problème de la détermination multiple. Pourtant ce passage marque une différence radicale avec les propos de Ricardo. Face à la multiplicité des déterminations possibles des valeurs d’échange, Say ne propose pas de construire une théorie

de la valeur ; mais simplement de constater que l’évaluation est « vague et arbitraire tant qu’elle n’emporte pas la preuve que la chose évaluée est généralement estimée autant que telle quantité d’une autre chose » (Say, 1841, p. 314). Say indique simplement que la multiplicité des évaluations possibles n’empêche pas que l’on puisse décrire un mode de la

distribution. De fait, le problème de la détermination de la valeur n’est pas le problème des conditions de la correspondance entre des registres d’évaluation distincts, qui seraient pensés dans le cadre d’une théorie explicative de l’objet : le problème de la multiplicité des expressions possibles de la valeur relative qui préoccupe Say n’est pas celui de la mesure au sens où l’entend Ricardo, ce que confirme le passage suivant :

« Le propriétaire d’une maison l’évalue 22 000 francs : un indifférent l’évalue 18 000 francs : laquelle de ces deux évaluations est la bonne ? Ce ne peut être ni l’une ni l’autre. Mais lorsqu’une autre personne, dix autres personnes, sont prêtes à céder, en échange de la maison, une certaine quantité d’autres choses, 20 000 francs, par exemple, ou 1000 hectolitres de blé ; alors on peut dire que l’évaluation est juste. Une maison qu’on peut vendre, si l’on veut, 20 000 francs, vaut 20 000 francs. Si une seule personne est disposée à la payer ce prix ; s’il lui est impossible, après l’avoir acquise, de la revendre ce qu’elle a coûté, alors elle l’a payée au-delà de sa valeur. Toujours est-il vrai qu’une valeur incontestable est la quantité de toute autre chose qu’on peut obtenir, du moment qu’on le désire, en échange de la chose dont on veut se défaire » (Say, 1841, p. 314).

La dimension phénoménale de la valeur d’échange semble interdire ici toute tentative d’explication de la valeur. A l’inverse des classiques britanniques et de Marx, la difficulté d’interpréter les changements des valeurs relatives comme relevant de changements d’une

grandeur variant de façon univoque ne donne pas lieu ici à une théorie151. Say affirme au

contraire qu’il est impossible de dépasser par le raisonnement la multiplicité des expressions possibles de la valeur. Il est frappant que Say ne trouve pas autre chose à dire que de répéter à l’issue de son développement que la valeur relative est la quantité d’une autre chose qu’on peut obtenir en échange, ce qui est une donnée du problème posé par les classiques, pas sa solution. Force est de constater qu’il n’a pas autre chose à en dire. La solution de Say au problème de la valeur relative peut se résumer de la façon suivante : il serait vain de chercher à expliquer, on peut seulement constater. On peut noter enfin qu’il y a une cohérence entre cette position de Say et les positions positivistes, courantes au 19ème siècle, selon lesquelles la science doit donner une importance très grande sinon exclusive aux dimensions sensibles ou « positives » des phénomènes. C’est toujours « l’évidence des faits » que Say et ses continuateurs opposèrent tout au long du 19ème siècle à la théorie ricardienne qui repose au contraire sur des « abstractions ».

3.2. Le débat Say / Ricardo

Sans surprise, d’après ce qui précède, les échanges entre Say et Ricardo sur cette question tournent au dialogue de sourds. Réagissant à la lecture de la première édition des

Principes, dans l’une des notes qu’il ajoute à la traduction française de 1819, Say explique

qu’« une mesure invariable des valeurs est une chimère parce qu’on ne peut mesurer les valeurs que par des valeurs, c’est-à-dire par une quantité essentiellement variable » (cité in

(Ricardo, 1821, p. 35)). Ricardo tente ensuite de préciser sa position, par exemple dans cette lettre du 11 janvier 1820 : « Je ne dis pas que c’est la valeur du travail qui règle la valeur des marchandises… Je dis que c’est la quantité relative de travail nécessaire à la production des marchandises qui règle leur valeur » (cité in (Ricardo, 1821, p. 35)). Say répond en mars 1821

qu’il ne comprend pas la différence entre « la valeur du travail qui ne détermine pas la valeur des produits et la quantité de travail nécessaire à leur production qui détermine la valeur des produits » (cité in (Ricardo, 1821, p. 36)). Voici comment Ricardo réagit, dans la troisième

151

A l’idée smithienne de mesure de la valeur par le travail commandé, Say oppose, dans le Traité, l’idée que le travail est une « marchandise » dont la valeur n’est pas moins variable : « De même que toute autre marchandise, le travail peut être plus ou moins offert, plus ou moins recherché ; et sa valeur, qui, ainsi que toute valeur, se fixe par le débat contradictoire qui s’élève entre le vendeur et l’acheteur, varie selon les circonstances » (Say, 1841, p. 283). D’ailleurs le projet d’établir une mesure de la valeur est pour lui tout à fait vain. « Il n’y a réellement point de mesure des valeurs, parce qu’il faudrait pour cela qu’il y eût une valeur invariable, et qu’il n’en existe point » (Say, 1841, p. 284).

édition des Principles, aux remarques de Say, en particulier à l’idée qu’on pourrait mesurer la

valeur d’une marchandise par la quantité des autres marchandises contre laquelle celle-ci sera échangée : voulant expliquer la fausseté d’une telle conception, Ricardo recourt à une citation de l’idéologue Destutt de Tracy et indique que « mesurer une chose, c’est la comparer avec une quantité donnée de cette autre chose qui nous sert de terme de comparaison, d’étalon, d’unité. Mesurer, déterminer une longueur, une valeur, un poids, c’est donc rechercher combien ils contiennent de mètres, de francs, de grammes, en un mot, d’unités d’une même nature » (Ricardo, 1821, p. 299). Et Ricardo poursuit : « Un franc n’est pas une mesure de la valeur de tout bien, mais d’une quantité de ce métal dont sont composés les francs, à moins que les francs et le bien à mesurer puissent être rapportés à une quelque autre mesure qui leur soit commune. Je pense que ceci est possible car ils procèdent tous deux du travail ; le travail est donc une mesure commune par laquelle on peut estimer leur valeur réelle et leur valeur relative. Je suis heureux de dire que M. Destutt de Tracy semble également partager cet avis ». (Ricardo, 1821, p. 299). Ce que Ricardo exprime ici, c’est justement la distance entre le projet qui l’anime et celui de Say. Il explique précisément que ce qui est recherché, c’est l’établissement d’une règle d’équivalence qui permette d’interpréter les changements des valeurs relatives. Cette démarche suppose d’avoir pris une certaine distance par rapport à la dimension phénoménale de l’évaluation. De fait la solution de Say ne s’apparente pas à une mesure de la valeur mais à une comptabilité dont la portée peut sembler plus réduite.

Say répond à sa façon à la question de la valeur relative, en la ramenant à sa forme de prix : si cela est bien une manière de ramener la valeur relative à une grandeur variant de façon univoque, celle-ci traduit aussi l’impossibilité de construire une théorie qui expliquerait

ce rapport d’échange. Alors que pour Ricardo, la discussion des causes de la valeur dictait les conditions de la mesure, l’explication rationnelle de la valeur se trouve ici vidée de sa substance, devant la prépondérance que Say attribue à la dimension empirique de la valeur.

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