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Introduction de la première partie

Section 2. La posture critique de Cournot

3.4. L’évolution de la position de Cournot

Nous avons dit que les ouvrages de 1863 et 1877 confirmaient l’attachement de Cournot à une conception classique de la valeur, classique au sens où il considère que la formation du prix est antérieure aux ajustements marchands. Les Principes et la Revue sommaire permettent d’étayer d’une autre manière la position de Cournot à l’égard d’une

théorie symétrique de la valeur. Il reste qu’il y a des situations où, selon lui, le prix se détermine vraiment par l’action symétrique de l’offre et de la demande. Mais lorsque Cournot envisage ces situations, c’est à chaque fois pour en signaler le caractère particulier ou temporaire :

« Si un article [a] été imprudemment produit au delà de ce que réclame la consommation régulière, ou que le détenteur de l’article ait besoin d’en accélérer ou d’en forcer le débit, il faut bien que la marchandise s’offre et par conséquent s’avilisse passagèrement ou accidentellement, jusqu’à ce que la baisse de prix détermine à acheter toute la quantité offerte » (P, §53).

Poursuivant, il explique que « la théorie n’a point à s’occuper de ces cas anormaux, de ces perturbations passagères » (P, §53). Et plus loin, après avoir réaffirmé « [qu’en] thèse

générale, la consommation, la vraie demande, se subordonne au prix et non le prix à la demande », il indique que « le contraire n’a lieu que dans des cas de peu d’importance, comme lorsque des amateurs se disputent dans un encan des tableaux ou d’autres raretés » (P,

§53)65.

Un autre passage renforce encore ce caractère restreint, aux yeux de Cournot, d’une détermination du prix par l’offre et la demande, c’est celui qui concerne l’exposé cournotien de la rente. En effet dans cette situation où les coûts de production sont croissants, il explicite très clairement un mode de détermination du prix qui fait intervenir de façon symétrique la loi de la demande et les coûts de production :

« Telle est notre explication, fondé sur la considération de la loi de la demande. Ainsi, pour la colonie où le travail de colonisation progressive n’a point encore atteint sa limite, il existe une liaison entre le prix du bois et la demande qui s’en fait : c’est ce que nous nommons la loi de la demande. D’un autre côté, il y a une liaison entre la quantité de bois amenée sur le marché de la

65 On trouve aussi de façon incidente, toujours dans les Principes, l’idée que le prix est déterminé par la demande : encore une fois cette situation est présentée comme une exception et concerne un type de biens qui échappe à la détermination des valeurs de type « équivalents économiques » (P, § 240) ; cf. infra, chapitre 2.

colonie et le prix du bois : ce prix se composant des frais d’abattage et de transport du bois venu sur le canton le plus éloigné où dont les routes sont le [sic] plus mauvaises, entre tous les cantons auxquels l’exploitation doit s’étendre pour parfaire la quantité demandée. Nous avons donc deux liaisons ou, comme diraient les algébristes, deux équations pour deux quantités qu’il s’agit de déterminer, à savoir le prix du stère de bois et le nombre de stères livrés à la consommation : c’est justement ce qu’il faut pour la solution du problème » (P, §67).

Néanmoins il n’emploie à aucun moment le terme d’offre pour décrire cette situation, ce qui traduit bien qu’il n’y a pas, dans l’esprit de Cournot, de relation évidente et généralisable entre l’offre et les coûts de production. Dans ce cas précis, il traite d’une situation particulière où les coûts de production sont croissants, situation que Cournot ne généralise pas, puisqu’il s’agit d’une situation propre à la production agricole et qui rentre d’ailleurs dans le cadre de la reformulation de la théorie ricardienne de la rente. On voit bien que Cournot passe à côté de l’expression la plus évidente d’une théorie moderne et symétrique de la détermination du prix sans lui donner le caractère de généralité que lui donnera Marshall.

Dans la Revue Sommaire, Cournot réaffirme, comme nous l’avons vu, l’antériorité de

la détermination du prix sur les ajustements marchands (RS, p. 91). La Revue sommaire

donne, en outre, l’occasion de vérifier une fois de plus qu’il n’y a pas chez lui de représentation d’un schéma de détermination du prix en fonction de l’offre et de la demande qui serait un préalable de l’utilisation des mathématiques. Cela apparaît au moment où Cournot évoque la critique, par John Stuart Mill, de l’idée d’une détermination du prix en fonction du rapport de l’offre et de la demande. Mill substitue à cette idée de rapport l’idée

d’une équation de l’offre et de la demande. L’idée de Mill est que les quantités offertes et

demandées doivent finir par s’égaliser et les déséquilibres se résoudre par des changements dans les quantités offertes ou demandées, qui entraînent des variations temporaires du prix. Cournot ne trouve rien à redire à cette conception, qui, on le voit, constitue une critique tout à fait comparable à celle qu’il avait proposée. Fait remarquable, l’image mathématique de l’équation n’est pas perçue par Cournot comme devant constituer une confirmation de ses

développements de 1838. Voici comment Cournot poursuit : « Venons-en à notre propre théorie, qui s’applique aux marchandises de toute nature, et où il nous paraît superflu de faire intervenir l’offre (…) » avant de rappeler son approche fondée sur la représentation de la loi

de la demande. Encore une fois, Cournot passe tout près de l’idée d’une théorie symétrique de la valeur mais ne lui donne pas un caractère de généralité qui lui confère le statut d’une théorie. Force est de constater que l’idée d’une égalité des quantités demandées et offertes constitue pour lui au mieux un fait trivial et ne saurait être la base d’une théorie qui permettrait d’expliquer comment se détermine le prix.

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