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Conclusion du chapitre

Section 3. Une notion exemplaire : le traitement de la rationalité individuelle dans les Recherches

3.2. Le « principe de rationalité » des économistes classiques

Il y a de nombreuses similitudes entre l’approche moderne d’équilibre partiel et l’approche des Recherches. Cela ne signifie pas pour autant, comme nous l’avons vu, que les

problèmes théoriques soient identiques, ni que les formalismes possèdent la même valeur. On peut légitimement se demander si le « principe de rationalité » cournotien ne jouait pas un rôle très différent que dans les développements modernes. Aussi convient-il de s’assurer que le statut de la rationalité dans les Recherches ne se laisse pas résumer à une idée plus banale

de la rationalité déjà présente chez les classiques, auquel cas cet énoncé du chapitre 4 des

Recherches n’aurait pas la valeur décisive que l’on pouvait croire. Il est utile de rappeler, dans

un premier temps, qu’un principe de rationalité jouait un rôle important chez les économistes classiques. Pour Smith, Ricardo, Say ou Marx, c’était là une condition nécessaire d’une théorie visant à expliquer la détermination des prix. En effet, dès lors que l’on prend pour objet d’étude un phénomène qui résulte des intentions des individus, on est bien obligé de

supposer que les individus agissent de manière rationnelle. C’est aussi ce qu’explique Maurice Lagueux dans un article récent114, qui rappelle que, dès lors que l’on souhaite étudier

un phénomène mettant en jeu les comportements humains, on est contraint de poser une règle minimale portant sur les comportements individuels (Lagueux, 2004, p. 32). Toutefois cette idée selon laquelle les individus sont rationnels doit être entendue ici dans un sens très simple, et se résumer à l’idée assez banale que les individus préfèrent avoir « plus que moins »,

113 On sent même qu’il y a dans cette affirmation quelque chose de fondateur, si l’on se rapporte à la définition de la science économique par Lionel Robbins comme « science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre des fins et les moyens rares à usage alternatifs » (Robbins, 1932, p. 16).

114

« qu’ils ne sont pas stupides » (Lagueux, 2004, p. 33)115. Lagueux montre qu’une telle idée

était omniprésente depuis la deuxième moitié du 18ème siècle et dans l’approche des classiques, même si elle était rarement formulée explicitement. Cette idée était présente, par exemple, dans les écrits de Turgot116, implicite dans la définition d’un prix naturel dans la

Richesse des Nations de Smith (Lagueux, 2004, p. 34). Cette règle sous-tend aussi le principe

de l’égalisation des taux de profits... Ce principe est tellement banal chez les classiques qu’il est d’ailleurs rarement explicité. Une des rares formulations explicite apparaît chez Ricardo :

« C’est l’intérêt personnel qui régit toutes les spéculations commerciales, et si l’on avait pas établi ceci de façon claire et satisfaisante, nous ne saurions pas où nous arrêter si nous devions envisager une autre règle d’action117 » (Ricardo, 1815, p. 102).

Comme l’illustre cette dernière citation, supposer que les individus agissent rationnellement constituait une condition nécessaire de toute théorie des prix118. Il est également utile

d’insister sur la différence entre ce principe de rationalité, déjà présent chez les classiques, et l’idée moderne de la rationalité qui trouve sa source dans les travaux des premiers marginalistes. Parce qu’ils cherchaient à modéliser les comportements individuels, Jevons et

ses successeurs ne pouvaient se contenter de cette simple idée selon laquelle les individus agissent rationnellement. Le terme de modélisation renvoie d’ailleurs clairement à deux

aspects : celui qui veut que la base théorique de la détermination des prix soit la représentation du comportement idéalisé d’un agent économique. Le second aspect est que, bien sûr, cette représentation est une représentation mathématique. La rationalité prend ici un

115 Ce que l’on entend par « principe de rationalité » classique n’épuise pas le sens qu’on pourrait donner à la notion de rationalité chez ces auteurs. On peut noter que l’on trouve déjà chez Ricardo et surtout chez Smith des descriptions beaucoup plus riches des comportements individuels, notamment au sujet des capitalistes.

116 « Cependant, il se trouve que plusieurs particuliers ont du vin à offrir à celui qui a du blé. Si l'un n'a voulu donner que quatre pintes pour un boisseau, le propriétaire du blé ne lui donnera pas son blé lorsqu'il saura qu'un autre lui donnera six pintes ou huit pour le même boisseau. Si le premier veut avoir du blé, il sera obligé de hausser le prix au niveau de celui qui offre davantage » (Turgot, 1766, p. 141). L’exemple est de Lagueux ; cf. (Lagueux, 2004, p. 33).

117 Nous traduisons ; « It is self-interest which regulates all the speculations of trade, and where that can be clearly and satisfactorily ascertained, we should not know where to stop if we admitted any other rule of action» (Ricardo, 1815, p. 102).

118 Comme Lagueux l’explique, « Y aurait-il un nombre important de personnes préférant obtenir moins plutôt que plus de vin pour le même prix ou totalement indifférents à ce genre de problèmes, Turgot et ses successeurs auraient été bien en peine pour expliquer qu’un prix unique puisse prévaloir sur un marché ou prédire, même de façon grossière, un quelconque changement dans le niveau du prix (Lagueux, 2004, p. 33).

sens technique très spécifique119, qui fit l’objet de nombreux raffinements, au cours du 20ème

siècle120, sans pour autant que l’idée ancienne et banale de rationalité s’en trouve remise en

cause (Lagueux, 2004, p. 37 et sq.).

Il est utile de pointer encore une différence entre les deux genres de rationalité : leur rôle respectif dans une théorie des prix. Pour les économistes classiques, le principe de rationalité est une condition première de la théorie, mais n’explique pas directement la manière dont se détermine ce prix : ce qui détermine le prix, à proprement parler, ce sont les conditions de production. A l’inverse, pour les marginalistes, la rationalité est le moteur de la détermination du prix de marché puisque le prix résulte directement du choix ou des préférences des agents. Il faut garder cette distinction à l’esprit en revenant aux Recherches.

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