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Conclusion du chapitre

Section 1. L’autonomie d’un registre d’évaluation

1.1. La richesse comme valeur d’échange

Afin de commenter la définition de Cournot, il peut être utile, tout d’abord, d’examiner les définitions que donnait Smith de la richesse et de la valeur. Selon Smith, « Tout homme est riche ou pauvre dans la mesure où ses moyens lui permettent de jouir des nécessités, des commodités et des agréments de la vie humaine » (Smith, 1776, p. 37). La richesse est donc définie comme un ensemble de biens utiles dont dispose un individu et est une notion clairement distincte de la valeur. Par ailleurs, Smith envisage la possibilité de mesurer la richesse par la valeur ; ce qui ne signifie pas bien sûr que l’on puisse identifier les deux registres d’évaluation ; le premier registre, la richesse, désigne une quantité de différents biens, tandis que le second, la valeur, se présente comme une qualité de ces biens qui permettent d’ailleurs la comparaison de plusieurs ensembles de biens. La richesse ne figure pas ici à proprement parler comme un registre d’évaluation ; il s’agit seulement d’un ensemble de biens utiles, et il est nécessaire, afin de comparer ces biens et de les évaluer, de recourir à un critère permettant d’en homogénéiser les différents termes. Aussi l’idée d’identifier la richesse et la valeur, dans la perspective de la Richesse des Nations, semble

dénuée de signification. La définition de Cournot qui parle d’identifier richesse et valeur est

trompeuse et renvoie plutôt à l’idée que seules les valeurs d’échange peuvent faire l’objet d’un traitement scientifique. En cela, elle renvoie plutôt à une autre distinction smithienne, celle de la valeur d’échange et de la valeur d’usage (Smith, 1776, p. 34-35) qui était posée également comme la condition préalable pour construire une théorie de la valeur, la restriction étant bien sûr que seules les valeurs échangeables peuvent faire l’objet d’un traitement scientifique. Cournot indiquait aussi que l’utilité était à ranger parmi les idées « accessoires », les idées « variables et indéterminées de leur nature » (R, §3), et qu’à l’inverse, la notion de

valeur échangeable constituait « une idée fixe, susceptible par conséquent de se prêter à des combinaisons rigoureuses » (R, §3).

Il ne s’agit donc pas d’identifier valeur et richesse au sens de Smith, mais plutôt de délimiter un champ d’évaluation qui soit susceptible d’un traitement véritablement théorique. Ce champ, Cournot le nomme richesses et donne lieu à une approche théorique, la théorie des richesses, qui donne son titre à l’ouvrage de 1838. L’enjeu semble être de pouvoir traiter

abstraitement, en théorie, des valeurs d’échange. Il indique d’ailleurs qu’une telle définition distingue nettement la richesse des significations habituelles et vulgaires de ce terme.

Ainsi un « pasteur a des bestiaux et du lait en abondance ; il peut nourrir une suite nombreuse de serviteurs et d’esclaves ; il exerce une hospitalité généreuse envers des clients indigents : mais il ne pourrait ni accumuler ses produits, ni les échanger contre des objets de luxe qui n’existent pas : cet homme a de la puissance, de l’autorité, des jouissances propres à sa position, mais il n’a pas de richesses » (R, §1). Si la richesse possède avant tout un support

réel (c’est une quantité, un rapport que l’on peut observer), Cournot insiste largement sur le caractère abstrait de cette définition. Ce caractère abstrait de la définition de la valeur d’échange apparaît à deux niveaux. Le premier renvoie à l’idée que la valeur d’échange n’est un objet d’étude pertinent que relativement au développement des échanges et au fait de l’extension du marché. Cournot explique que cette définition est abstraite, car « à la rigueur, de toutes les choses (…) auxquelles nous attribuons une valeur d’échange, il n’y en a point que nous puissions à notre gré, et aussitôt qu’il nous plaît, échanger contre toute autre chose de même prix ou valeur » (R, §2) mais qu’elle trouve une justification phénoménale dans la

tendance aux progrès des échanges commerciaux, car de plus en plus d’objets sont désormais susceptibles d’une telle évaluation. Ainsi « l’extension du commerce et les progrès des procédés commerciaux tendent à rapprocher de plus en plus l’état réel des choses de cet ordre de conceptions abstraites sur lequel seul on peut asseoir des raisonnements théoriques » (R,

§2). Il faut noter que cette définition est proche en apparence de celle qui est posée par Say dans les éditions successives de son Traité. Selon lui, « la richesse [est] la valeur échangeable

des choses » (Say, 1841, p. 28). Par ailleurs, Say insiste largement sur la dimension sociale de la valeur, quoique dans une perspective sensiblement différente, affirmant que « les richesses sociales sont les seules qui puissent devenir l’objet d’une étude scientifique, parce que ce sont les seules dont la valeur n’est pas arbitraire, les seules qui se forment, se distribuent et se détruisent suivant des lois que nous pouvons assigner » (Say, 1841, p. 315).

Néanmoins, la richesse selon Cournot est aussi abstraite selon un autre sens, qui le

distingue de la perspective posée par Say. La richesse est une notion abstraite parce qu’elle

implique aussi que la somme des valeurs échangeables d’un ensemble de biens vendus puisse varier en sens inverse de la quantité de ces biens. Ainsi il peut être profitable pour un libraire de détruire un grande partie des exemplaires d’un ouvrage, afin de tirer « meilleur parti des exemplaires épargnés que de l’édition totale » (R, §3)67. De la même façon, Cournot indique

que « c’est par suite du même calcul que la Compagnie hollandaise faisait (…) détruire dans

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les îles de la Sonde une partie des précieuses épiceries dont elle avait le monopole » (R, §3).

Or cette idée selon laquelle la valeur échangeable ne varie pas dans le même sens que la quantité d’un ensemble de biens distingue largement Cournot de la position de Say. Il faut même y voir une critique directe d’un passage du Traité, qui, à l’inverse, refusait l’idée selon

laquelle la baisse du prix puisse ne pas être compensée par une augmentation de la demande ou, à l’inverse, que l’augmentation du prix puisse compenser pour le vendeur la diminution de la demande68. Ainsi, commentant les progrès de l’imprimerie, Say indique comme une

évidence que l’invention de l’imprimerie a augmenté la valeur vénale totale des ouvrages :

« De sorte que là où il y avait un volume valant 60 francs, valeur d'aujourd'hui, il y en a cent qui, étant vingt fois moins chers, valent néanmoins 300 francs. La baisse des prix, qui procure un enrichissement réel, n'occasionne donc pas une diminution, même nominale, des richesses. Par la raison contraire, un renchérissement réel, provenant toujours d'une moins grande quantité de choses produites au moyen des mêmes frais de production (outre qu'il rend les objets de consommation plus chers par rapport aux revenus des consommateurs, et par conséquent les consommateurs plus pauvres), ne compense point par l'augmentation de prix des choses produites, la diminution de leur quantité » (Say, 1841, p. 328).

De façon générale, selon Cournot, si l’on considère la situation de l’ensemble d’un marché ou celle d’un pays, la richesse comme valeur échangeable peut varier de façon très

rapide et imprévisible sans nécessairement que ces variations traduisent une variation matérielle « des objets physiques auxquels, dans un sens concret, la qualification de richesses est applicable » (R, §3)69. Cournot insiste largement sur la dimension abstraite d’une telle

évaluation et dont les variations peuvent n’avoir aucun rapport avec la valeur « réelle » des biens, ou avec la richesse réelle de la société. On voit poindre ainsi une différence essentielle entre Cournot et Say, même si l’idée de départ est proche. Pour saisir pleinement l’enjeu de la

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Pourtant Say remarquait le caractère immatériel (abstrait au sens de non concret) de la richesse, indiquant que l’on devait à Smith d’avoir démontré « que, comme la valeur pouvait être donnée, ajoutée à la matière, la richesse pouvait se créer, se fixer dans des choses auparavant dépourvues de valeur, s’y conserver, s’accumuler, se détruire » (Say, 1841, p. 28).

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Cournot reconnaît tout de même qu’ « en général une amélioration incontestable dans le sort des peuples a concouru avec un accroissement également incontestable dans la somme des richesses circulantes » (R, §4). Néanmoins ce n’est pas sur une telle proposition que l’on peut, selon lui, baser une approche vraiment scientifique de la valeur. On peut noter aussi que la distinction entre revenu nominal et revenu réel qu’il pose au chapitre XI des Recherches, chapitre consacré au revenu social (et qui relève donc d’un autre champ d’étude), est seulement une opposition entre variations du produit pDet variations des quantités D.

définition posée par Cournot, il faut encore faire référence à la position de Ricardo et au débat qui l’oppose à Say sur la question de la distinction entre richesse et valeur.

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