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Conclusion du chapitre

Section 3. Une notion exemplaire : le traitement de la rationalité individuelle dans les Recherches

3.1. L’idée de modéliser les comportements individuels

Au regard des développements marginalistes, on a souvent souligné que manquaient à l’approche de Cournot les fondements psychologiques qui permirent de justifier rigoureusement la décroissance de la courbe de demande. De fait, la courbe de demande tracée par Cournot n’est pas construite en référence à la loi de la décroissance de l’utilité marginale107 comme elle le sera par les marginalistes : les propriétés de cette courbe sont

justifiées sur la base de considérations générales portant sur l’ensemble du marché. Ainsi la fonction est supposée décroissante parce qu’ « une denrée est ordinairement d’autant plus

demandée qu’elle est moins chère » (R, §20) et continue en raison de la multiplication des

échanges marchands (R, §22). Cette fonction de demande n’est donc pas la représentation du

comportement d’un agent économique et la démarche de Cournot ne semble pas reposer sur les mêmes postulats individualistes que les développements ultérieurs. Néanmoins, on peut émettre l’idée que, relativement à l’approche microéconomique moderne, Cournot franchit un pas décisif en proposant une première représentation idéalisée et mathématique des comportements individuels, non pas à propos d’un agent économique acheteur ou consommateur, mais à propos du comportement d’un producteur qui maximise son profit108

. De ce point de vue, il est tentant de donner une interprétation « moderne » du principe énoncé par Cournot en expliquant qu’il désignait précisément, avec ce principe de rationalité, la maximisation de cette fonction de profit par un agent économique. Afin d’étayer cette proposition, il peut être utile d’envisager la rationalité économique dans une perspective plus large d’histoire des idées.

Selon les auteurs qui se sont intéressés à l’évolution de l’idée de rationalité dans l’histoire des théories économiques, le sens moderne de la rationalité apparaît seulement à la fin du 19ème siècle chez les premiers marginalistes. Pour Gilles-Gaston Granger, alors que la rationalité était seulement une « proposition de sens commun et d’observation vulgaire » chez les classiques, elle accède avec le marginalisme au statut d’une « construction logique

107 Cette loi était déjà connue au 18ème siècle et avait déjà la forme d’une loi mathématique (Jorland, 1978, p. 14). 108 Dans cette perspective, la fonction de demande joue tout de même un rôle important, car elle est la base analytique qui permette d’écrire les conditions qui rendent le profit un maximum, tenant compte de la structure de l’offre, des coûts de production, etc.

compréhensiviste » (Granger, 1955, p. 170). Pour Maurice Lagueux, le passage des classiques aux marginalistes fait entrer la rationalité dans une logique de modélisation des

comportements qui était absente jusqu’alors (Lagueux, 2004, p. 35) 109. Dans les deux cas, on

trouve l’idée qu’un sens nouveau et spécifique de la rationalité est apparu avec la mise en œuvre d’une description mathématique de comportements maximisateurs. Or il semble bien que l’on retrouve chez Cournot ce trait discriminant de la modernité. En effet, si un tel projet n’est, à aucun moment, énoncé explicitement dans les Recherches, certains passages laissent

pourtant penser qu’une telle représentation fut envisagée par son auteur. Si l’on examine avec attention le texte de 1838, on trouve bien l’idée, quoique de façon incidente, selon laquelle la maximisation d’une fonction mathématique puisse être l’image du comportement rationnel du producteur. Ceci apparaît clairement pour le cas du monopoleur, où Cournot explique que le propriétaire d’une source minérale « abaissera (…) successivement le prix du litre jusqu’au

terme qui lui donnera le plus grand profit possible ; c’est-à-dire que, si D=F(p)désigne la loi de la demande, il finira, après divers tâtonnements, par adopter la valeur de p qui rend le

produit pF(p)un maximum110 » (R, §26). Cela est peut-être plus évident encore au sujet du

duopole111 : le marché étant approvisionné par deux producteurs, le débit total

devientD=D1+D2 et le comportement de chaque producteur tend à rendre maximum les produits pD1 ou pD2. Cournot indique que « le propriétaire (1) ne peut pas influer

directement sur la fixation de D2 : tout ce qu’il peut faire, c’est, lorsque D2 est fixé par le

propriétaire (2), de choisir pour D1 la valeur qui lui convient le mieux, ce à quoi il parviendra

en modifiant convenablement le prix112 » (R, §43). Sur cette base, Cournot montre que les

comportements des producteurs conduisent de façon tendancielle à l’établissement d’un « système de valeurs » stable, prix et quantité ; en l’absence de coûts, les conditions mathématiques de détermination du prix et de la quantité d’équilibre dépendent de la seule loi du débit. Ces développements sont bien connus. Nous voudrions surtout faire remarquer qu’il y a visiblement une grande solidarité entre l’usage des fonctions mathématiques que l’on maximise, et le principe selon lequel « chacun cherche à tirer de sa chose ou de son travail la

109 Mark Blaug désigne aussi les années 1870 comme période charnière, même s’il faut, selon lui, attendre les années 30 pour que cette idée possède une véritable consistance analytique (Blaug, 1980, p. 237).

110 Nous soulignons.

111 On sait que cette question fut le point de départ de débats théoriques très riches ; cf. par exemple (Magnan de Bornier, 1992).

112

plus grande valeur possible ». Connaissant l’importance du postulat individualiste pour la théorie économique, on peut penser que l’énoncé de ce principe, au chapitre 4 des

Recherches, était un pas décisif franchi par Cournot relativement aux économistes classiques

et ouvrant la voie pour une approche microéconomique moderne113. Il demeure néanmoins que

cette interprétation, qui possède une consistance indéniable, passe peut-être à côté du fait que l’idée de rationalité jouait déjà un rôle important dans la pensée classique et chez les auteurs auxquels Cournot fait référence en 1838. En oubliant le rôle joué par cette notion chez les classiques, on se méprend peut-être sur la signification qu’il faut donner à la proposition de Cournot.

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