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Introduction de la seconde partie

Section 1. Genèse d’une problématique de l’invariance chez Smith et Ricardo

1.3. L’invariance selon Ricardo

Il faut bien insister sur le fait que, déjà dans la Richesse des nations, la question de

l’invariance se posait de deux façons différentes. Elle se posait au sujet de la mesure de la valeur par le travail commandé, du « prix réel des denrées », comme nous l’avons vu, sans lien avec la grandeur mathématique du prix. Elle se posait aussi, quoique de façon moins décisive, au sujet de l’unité de compte, lorsqu’il s’agit d’exprimer le « prix nominal » des biens. Smith est alors conduit à passer en revue différentes marchandises en soulignant le caractère variable de leur valeur (si on mesure cette valeur en travail commandé). Comme les valeurs d’échange des marchandises sont des quantités de denrées qui s’échangent contre d’autres quantités et comme l’argent est utilisé le plus souvent pour ces échanges, Smith

remarque alors que l’unité de compte qui s’impose est une quantité de métaux monétaires. Aussi pose-t-il la question de l’invariance des métaux monétaires. Ce que nous voulons montrer ici, c’est que cette question de l’invariance des métaux monétaires ou de toute autre marchandise qui servirait d’unité de compte donne lieu, de façon formelle, à une problématique du type de celle qu’on vient de décrire, qui consiste à interpréter les variations d’un rapport comme les changements d’une grandeur variant de façon univoque. Néanmoins ce constat de la nature relative du prix (selon lequel le prix est une grandeur relative) ne constitue pas une affirmation de la coexistence de deux registres d’évaluation distincts. En outre cette problématique ne donne pas lieu chez Smith à des développements particuliers, si ce n’est par son dépassement que constitue la détermination du « prix réel » des marchandises, détermination dont nous avons expliqué qu’elle était indépendante de l’échange et qu’elle ne permettait pas de rendre compte des dimensions quantitatives de la valeur.

En tentant de penser la correspondance entre les rapports d’échange et les rapports de quantités de travail incorporées, Ricardo donne à la question de l’invariance un degré de complexité inédit. Cette question de la correspondance entre un rapport de deux quantités et une grandeur unique pose la question de l’invariance d’une façon radicalement différente, puisqu’elle se trouve être désormais « à cheval » entre des registres d’évaluation qui étaient distincts. Alors que la question de l’invariance dans l’évaluation absolue ne donnait pas lieu, dans la Richesse des Nations, à la quantification des valeurs, cette question pose désormais

deux problèmes distincts chez Ricardo. En plus d’être l’étalon de l’évaluation absolue, la valeur-travail incorporé doit aussi être ce qui permet le passage de l’évaluation absolue à l’évaluation relative. Il peut être utile, pour éclairer ce point, de se référer aux travaux d’André Lapidus.

Lapidus explique que l’invariant ricardien « se rapporte à trois fonctions majeures » qui « assurent la description et l’intelligibilité des champs d’évaluation absolue et relative » (Lapidus, 1986, p. 84). Les deux premières fonctions sont :

a. l’étalon de l’évaluation absolue ;

b. une unité de compte chargée de convertir les valeurs absolues en valeurs relatives » (Lapidus, 1986, p. 84).

Si l’invariance de type a. était présente, chez Smith, le point b. figure, selon nous, le rapprochement des deux registres d’évaluation qui étaient séparés dans la Richesse des Nations.

Il faut bien voir aussi que ce problème de conversion des valeurs absolues en valeurs relatives se pose principalement de façon dynamique138 chez Ricardo. Par cette formule, nous

signifions qu’il s’agit d’interpréter des changements dans les valeurs d’échange par des modifications des valeurs absolues. En effet, dès lors que les valeurs relatives sont définies à

un scalaire près, on est bien obligé de supposer le mouvement afin d’étudier les changements

des valeurs, puisqu’une situation statique ne peut rien révéler de la dépendance d’un champ sur l’autre139. Quelle que soit la manière dont on pose le problème, il faut supposer un

changement pour tenter de penser la correspondance des deux registres. Ou bien l’on suppose des changements absolus des valeurs pour tenter de prévoir l’incidence de ces changements sur les valeurs relatives, ou bien l’on tente d’interpréter les changements observés dans les valeurs d’échange comme relevant de changements absolus.

En outre, ces comparaisons inter-temporelles donnent lieu à la prise en compte des causes secondaires, ou des circonstances qui déterminent secondairement la valeur d’échange, circonstances qui sont propres au champ de la valeur relative. Chez Ricardo, seule la mise en mouvement de la règle générale selon laquelle « la valeur d’une marchandise dépend de la quantité relative de travail nécessaire pour la produire » donne lieu à la prise en compte des circonstances propres au champ de l’évaluation relative : la disparité des compositions en capital des biens et la disparité des durées de vie du capital fixe. Cette dimension inter- temporelle de l’évaluation correspond, dans la catégorisation de Lapidus à une troisième fonction de l’invariant :

« c. une mesure permettant de spécifier la répartition du produit indépendamment des valeurs relatives des marchandises qui le composent » (Lapidus, 1986, p. 84).

Or si le partage salaire profit joue un rôle dans la détermination de la valeur, il ne constitue pas à proprement parler une cause de la valeur. La cause véritable ou principale de la valeur selon Ricardo, c’est bien la quantité relative de travail incorporé.

138 De façon « inter-temporelle », dans les termes de Blaug (Blaug, 1999, p. 37).

139 Bien sûr, Ricardo ne cherche pas à interpréter directement la grandeur de la valeur d’échange comme le fera Marx.

La présentation de Lapidus fait ressortir plusieurs traits typiques du traitement ricardien de la question de l’interprétation des changements des valeurs. Le premier est l’attachement de Ricardo à l’idée d’une valeur absolue ou l’idée que la valeur d’une marchandise puisse varier indépendamment des valeurs des autres marchandises. Le deuxième trait est que le traitement de cette question implique que l’on prenne en compte les lois qui régissent en propre le champ de l’évaluation relative. Le troisième trait est une conséquence du précédent, c’est l’idée qu’il existe plusieurs niveaux de causalité, qu’il existe une hiérarchie des causes qui déterminent les valeurs des marchandises.

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