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Les Recherches et les « principes de l’offre et de la demande »

Introduction de la première partie

Chapitre 1. Les Recherches et les « principes de l’offre et de la demande »

« Il devra toujours résulter une certaine confusion d’une formule si inappropriée que celle d’un rapport entre deux objets relevant de catégories différentes. Quel rapport peut-il être entre une quantité et un désir, quand bien même il s’agirait d’un désir s’accompagnant d’un réel pouvoir d’achat ? L’idée d’un rapport entre offre et demande n’est intelligible que si l’on entend par demande la quantité demandée, et si le rapport en question est celui qui existe entre la quantité demandée et la quantité offerte. Mais encore une fois, la quantité demandée n’est pas une quantité fixe, même à un moment donné et dans un même lieu, celle-ci varie en fonction de la valeur de la chose ; si la chose est bon marché, il y a généralement une demande plus grande que lorsqu’elle est chère. La demande, pour cette raison, dépend en partie de la valeur. Pourtant on vient de poser que la valeur dépendait de la demande. Comment peut-on se tirer d’une telle contradiction ? Comment résoudre ce paradoxe de deux choses dont chacune dépend de l’autre ? » (Mill, 1848, p. 446)17.

Introduction :

En voyant Cournot comme le partisan d’une théorie symétrique de la valeur, on a souvent négligé les débats que suscitèrent les « principes de l’offre et de la demande » pendant la plus grande partie du 19ème siècle. Si tous les économistes reconnaissent, d’une façon ou d’une autre, l’action de tels principes sur la détermination du prix, il n’y a pas d’accord, en revanche, sur la manière de présenter ces schémas, ni sur leur statut épistémologique relativement à une théorie de la valeur. La position de Mill dont l’attachement à la théorie ricardienne de la valeur-travail est notoire, montre que l’on peut à la fois présenter de manière détaillée la manière dont les ajustements des quantités offertes et demandées s’opèrent selon des principes marchands, et néanmoins contester la généralité d’un

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tel schéma pour la détermination du prix18. Aussi, même chez Mill que l’on a parfois présenté

comme un précurseur de l’approche néoclassique (Schumpeter, 1954, t. 2, p. 307), la « loi de l’offre et la demande » ne se présente pas comme une théorie générale de la détermination du prix.

La remarque de Mill est intéressante car elle montre explicitement que l’on peut adhérer à une représentation en termes d’offre et de demande tout en ne renonçant pas à une théorie objective de la valeur. Autrement dit, co-existent chez Mill plusieurs registres d’évaluation : l’un purement marchand, l’autre qui s’appuie sur une théorie objective de la valeur. Nous ne discuterons pas pour elle-même la position de Mill mais elle met sur la voie d’une interrogation qui concerne en propre Cournot. En effet, il nous semble qu’il faut bien avoir à l’esprit que, à l’époque où Cournot écrit –et Mill illustre à merveille ce contexte–, la relation entre théorie de la valeur et loi de l’offre et de la demande est extrêmement complexe. Plusieurs éléments méritent d’emblée d’être signalés :

– A cette époque, les « lois de l’offre et de la demande » ne se présentent pas nécessairement comme théorie concurrente d’une théorie objective de la valeur du type valeur-travail ou de l’idée d’un prix déterminé par les coûts de production.

– La manière de présenter et de concevoir ces lois n’est pas du tout unifiée : l’offre et la demande peuvent être pensées comme des grandeurs effectives ou au contraire comme des grandeurs potentielles : ainsi, on affirme parfois que le prix varie en fonction de l’offre et de la demande et parfois qu’il dépend des quantités offertes et des quantités

demandées.

On peut considérer que les variations du prix peuvent résulter du rapport entre l’offre et la demande, proposition que critique Mill ou bien que l’écart entre les quantités disponibles et demandées conduit à des ajustements affectant temporairement le prix de

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Selon Mill, le prix ne se détermine en fonction de l’offre et de la demande que dans le cas de biens rares et non reproductibles. Pour tous les autres biens, la loi de l’offre et de la demande régit seulement les perturbations temporaires de la valeur, pendant une période qui ne peut excéder la durée nécessaire pour modifier la quantité offerte (Mill, 1848, p. 456). En effet, la détermination du prix selon Mill conduit à différencier les différents types de biens : biens rares, biens reproductibles à coûts constants, biens reproductibles à coûts croissants (biens agricoles). Elle renvoie aussi à un partage entre les différentes périodes d’ajustement, entre variations à court terme et moyen ou long terme (Mill, 1848, livre III, ch. 2).

marché. Ces deux propositions, proches en apparence, ont des implications très différentes.

C’est en s’aidant de ces jalons que nous cherchons à interpréter l’œuvre de Cournot et notamment les Recherches. Ils permettent en effet de relativiser une interprétation courante des Recherches. On s’accorde généralement à dire que Cournot fut le premier à construire une théorie mathématique de la détermination du prix de marché comme résultant de la confrontation de l’offre et de la demande sur un marché. Ainsi, Cournot proposerait, selon cette interprétation, une théorie « symétrique » de la valeur exprimée d’emblée sous forme mathématique. Pour avancer une telle affirmation, cette interprétation de l’œuvre de Cournot s’appuie quasi-exclusivement sur les résultats mathématiques que l’on trouve dans les

Recherches. Le fait que Cournot soit le premier à construire une théorie mathématique de la

détermination du prix de marché suffit, aux yeux de cette lecture, à en faire le précurseur d’une théorie marchande de la valeur. Autrement dit, une telle lecture suppose une identité entre l’écriture des principes mathématiques de la théorie des richesses et une théorie de l’offre et de la demande. Or il n’est pas sûr qu’une telle proposition résiste à un examen minutieux. Sans contester bien entendu ce que la démarche de Cournot peut avoir de « moderne » - notamment dans son usage des mathématiques – le but de ce chapitre est néanmoins de relativiser cette identité entre les principes mathématiques posés par Cournot et une théorie marchande de la détermination du prix.

Notre méthode consiste d’abord à présenter la démarche des Recherches pour ce qu’elle est en 1838. Celle-ci consiste avant tout à comparer rigoureusement, c’est-à-dire pour Cournot, sur le fondement d’une représentation mathématique de la loi de la demande, les niveaux relatifs de prix dans différentes situations affectant les conditions de production et de vente des marchandises : structure concurrentielle, coûts de production, taxes, impôts,… Mais le seul texte de Cournot ne peut nous suffire. En effet, les positions qu’il défend dans les

Recherches ne prennent sens que dans les débats dans lesquels elles sont ancrées. C’est

pourquoi le second choix méthodologique a été de tenter de préciser les positions défendues par Cournot en référence aux débats qui ont eu lieu, à l’époque où écrit Cournot, à propos de la théorie de la valeur. Le débat Ricardo/Say de la fin des années 1810 sera ici particulièrement utile. C’est en effet un moment où l’on voit clairement se cristalliser une opposition – précisément sur la question de la théorie de la valeur et de la place de l’offre et

de la demande – entre la tradition classique anglaise et la tradition continentale. Ce qui émerge à l’issue de l’examen de la position de Cournot dans ces débats, c’est qu’à une époque où se forment des camps, Cournot se range nettement de l’un des côtés, ce qui apparaît lorsqu’il explicite le point de départ de son approche et que confirme une discussion critique plus fine des concepts de demande et d’offre tels qu’ils apparaissent dans les Recherches. Il faut insister sur le fait que c’est bien par rapport aux théories de l’époque que nous tentons d’évaluer la position de Cournot19, d’abord au regard du statut donné aux ajustements

marchands par les différents auteurs, ensuite en interrogeant plus précisément la manière dont se construisent les concepts de demande et d’offre.

Dans une première section, nous présentons d’abord les principales étapes de la démarche de Cournot et ses principaux résultats. A l’issue de cette présentation, nous serons en mesure d’évaluer les aspects « modernes » de son approche en remarquant bien que la présentation des résultats de l’ouvrage de 1838 peut se faire sans qu’il soit besoin de recourir aux concepts marginalistes d’une théorie marchande de la valeur (Section 1. L’apport des Recherches).

Dans une deuxième section, nous envisageons la position de Cournot au regard des débats classiques portant sur le rôle de l’offre et de la demande dans la détermination des prix. Nous présentons les positions défendues à l’époque où Cournot écrit les Recherches en nous demandant dans quelle mesure son approche implique une rupture avec les théories classiques de la valeur. C’est au regard de ce contexte intellectuel que nous tentons de juger de la manière dont les Recherches se positionnent quant aux principes de l’offre et de la demande (Section 2. La posture critique de Cournot).

Une troisième section permet d’affiner et d’approfondir cette étude en examinant de façon plus serrée et détaillée les différentes notions utilisées par Cournot. Nous interrogeons alors la manière dont il traite successivement de la demande, des coûts de production et de l’articulation de ces concepts, en recourant aussi aux indications données par Cournot dans

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Dans sa thèse de doctorat, Paola Tubaro juge que l’on ne saurait qualifier de symétrique le traitement par Cournot de la détermination du prix en pointant les différences entre son approche et l’approche moderne d’équilibre partiel (Tubaro, 2004, IIIe partie). Il faut insister sur le fait que ce n’est pas relativement à une théorie moderne que nous proposons ici d’évaluer la position de Cournot. L’adhésion ou non de Cournot à une théorie de la détermination du prix en fonction de l’offre et de la demande, nous la jugerons au regard des positions des auteurs, qui, déjà à son époque, discutent de ces questions. C’est par rapport à ces auteurs que se situe Cournot et c’est par rapport aux débats de cette époque que nous jugerons de l’adhésion de Cournot à une telle représentation du marché.

ses ouvrages ultérieurs (Section 3. « Offre », demande et détermination du prix dans les Recherches).

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