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Introduction de la seconde partie

Section 1. Physique et mathématiques cournotiennes

Afin d’éclairer de façon progressive les relations entre mathématiques et sciences physiques, nous procédons en deux temps. Dans un premier temps, nous montrons pourquoi les mathématiques jouent, selon Cournot, un rôle privilégié dans la connaissance physique (1.1). Dans un second temps, nous nous intéressons plus précisément aux conditions de l’application des mathématiques à un domaine d’objet (1.2).

1.1. Mathématiques et connaissance selon Cournot

Selon Cournot, le statut privilégié des mathématiques dans la connaissance scientifique découle en premier lieu de l’importance de la notion d’ordre, qui est présentée dans le Traité comme l’une des idées fondamentales qui sont à la base de nos connaissances.

Cette idée d’ordre possède une très grande généralité : l’idée d’ordre se confond, selon Cournot, avec celle de forme, ou encore avec l’idée très générale de configuration spatiale ou temporelle154. Parce que les formes sont ce que nous connaissons le mieux et le plus

directement, Cournot juge « qu’à ce titre seul[,] la Forme aurait dû être inscrite en tête de

toutes les listes (…) des catégories ou des rubriques sous lesquelles on peut ranger les idées

fondamentales ou constitutives de l’entendement » (Cournot, 1861, §1). Nous tenons là une première explication du statut privilégié des mathématiques dans la connaissance : « puisque les mathématiques tout entières portent sur les idées de forme, d’ordre, et sur celles qui s’y rattachent par les liens de parenté étroite, (…) [elles] sont les sciences par excellence, le plus parfait exemplaire de la forme et de la construction scientifique » (Cournot, 1861, §4). Il faut bien noter que cette connaissance des formes n’est pas une connaissance superficielle, ce qui apparaît clairement si l’on examine la façon dont Cournot interprète l’opposition entre la

forme et la matière des phénomènes155.

154 « L’idée que nous nous faisons de la configuration, c’est-à-dire de la forme d’une constellation ou d’un groupe d’étoiles, tel que la Grande Ourse, Orion ou la Croix du Sud, n’est autre que l’idée d’un ordre suivant lequel les étoiles du groupe sont rangées » (Cournot, 1861, §1) Pour l’idée d’une configuration temporelle : « la forme d’un phénomène morbide n’est autre chose que l’ordre suivant lequel les phases du phénomène se succèdent » (Cournot, 1861, §1).

155 Cette opposition, récurrente dans la pensée de Cournot, est analysée par Thierry Martin (Martin, 1996a, p. 273-274), (Martin, 1995).

Dans ses écrits philosophiques, l’opposition entre forme et matière des phénomènes

est aussi rapprochée d’une autre distinction, entre les raisons et les causes des phénomènes.

Martin l’explique comme suit :

« Tout d’abord, la notion de cause a un sens physique: la relation causale ordonne une série d’événements ou de phénomènes, donc s’applique au niveau de l’existence, tandis que, dans l’ordre des faits intelligibles, on ne dira pas qu’un principe est cause d’une conséquence, mais qu’il en est la raison. La cause possède une fonction productrice, la raison une fonction explicative » (Martin, 1996a, p. 123).

Martin explique ensuite que la raison possède aussi un sens physique dans la pensée

de Cournot, car elle se confond avec l’idée d’une détermination fondamentale, une cause profonde d’un phénomène (Martin, 1996a, p. 123). Il faut noter que la connaissance des raisons est un objectif plus important (plus « philosophique »), que la connaissance des causes (qui renvoie à des débats plus ésotériques) dans l’activité de recherche scientifique. En outre, il est possible de connaître la raison d’un phénomène alors que ses causes demeurent

incertaines. L’exemple suivant, tiré de l’Essai, est éclairant, tant sur la distinction des causes

et des raisons que sur le rôle des mathématiques dans la connaissance scientifique :

« De même, quoique nous soyons encore loin de connaître la nature intime du principe de la lumière, malgré tous les progrès qu’ont fait faire à la science de l’optique les travaux des physiciens modernes, déjà, bien avant ces travaux, l’optique constituait une vaste et importante application de la géométrie, tout entière fondée sur la propriété de la lumière de se transmettre en ligne droite, de se réfléchir ou de se briser au passage d’un milieu dans un autre, suivant des lois susceptibles d’un énoncé géométrique, rigoureux et simple » (Cournot, 1851, §1).

On peut ainsi, selon Cournot, rendre raison d’un phénomène, tandis que sa nature

intime demeure inaccessible. Les mathématiques sont donc en première ligne pour déceler et exprimer les déterminations fondamentales des phénomènes, pour mettre au jour les raisons

des phénomènes.

Une autre manière de dire que les mathématiques possèdent un statut particulier est de dire qu’elles constituent des abstractions rationnelles, expression sur laquelle il faut s’attarder

définissant comme « la décomposition ou l’analyse à laquelle la force de l’intelligence soumet des matériaux fournis par la sensibilité » (Cournot, 1851, §147). Toutefois, la portée de cette décomposition est variable selon les objets auxquels elle s’applique. Si cette décomposition consiste à « isoler les propriétés d’un objet pour les étudier à part » (Cournot, 1851, §148), et même si elle ressort d’un arrangement logiquement valable, elle ne peut constituer à proprement parler une connaissance de cet objet. Cournot parle dans ce cas d’abstraction

artificielle. A l’inverse, « il y a [des] abstractions déterminées par la nature des choses, par la

manière d’être des objets de la connaissance, et nullement par la constitution de l’esprit ou à cause du point de vue d’où l’esprit les envisage. Telles sont assurément les abstractions sur lesquelles porte le système des mathématiques pures : les idées de nombre, de distance, d’angle, de ligne, de surface, de volume » (Cournot, 1851, §150). Les idées mathématiques sont, pour Cournot, des abstractions rationnelles, car elles sont conformes à l’ordre des

choses156

. Cournot remarque plus loin que les mathématiques « ont leur type dans la nature des choses »157

(Cournot, 1851, §155). C’est avant tout en vertu de cette proximité avec les idées fondamentales d’ordre et de forme que les mathématiques tiennent leur statut privilégié, car elles sont « au plus près de ce qui relie le monde réel et l’univers cognitif » (Ménard, 1978, p. 177).

Plus précisément, le pouvoir de connaissance des mathématiques ressort des caractéristiques propres à ce langage, ce que Cournot exprime de plusieurs manières. Il explique ainsi dans le Traité que les mathématiques permettent d’accéder à une connaissance

objective dépassant l’expérience, « les mathématiques offrent ce caractère particulier et bien remarquable que tout s’y démontre par le raisonnement seul, sans qu’on ait besoin de faire aucun emprunt à l’expérience, et que néanmoins tous les résultats obtenus sont susceptibles d’être confirmés par l’expérience » (Cournot, 1861, §5), parce qu’elles reposent sur des « vérités d’intuition »158. Cournot reprend en cela la notion kantienne de jugement synthétique

156 « Lors donc que notre esprit fait abstraction des qualités physiques de la matière, pour étudier à part les propriétés géométriques ou de configuration, il ne fait que se conformer à l’ordre suivant lequel, dans la nature, certains rapports s’établissent » (Cournot, 1851, p. 190).

157

Cette position est proche de celle de Joseph Fourier pour qui « l’analyse mathématique a des rapports nécessaires avec les phénomènes sensibles ; son objet n’est point créé par l’intelligence de l’homme ; il est un élément préexistant de l’ordre universel et n’a rien de contingent et de fortuit ; il est empreint dans la nature » (Fourier, cité in (Callens, 1997, p. 147)).

158

« Les mathématiques pures sont des sciences absolument et éminemment rationnelles, parce que les principes d’où elles procèdent sont des vérités d’intuition, des axiomes de la raison, dont l’esprit ne saurait éprouver le besoin de rendre compte, puisqu’ils sont clairs par eux-mêmes et qu’ils s’imposent nécessairement » (Cournot, 1861, §4).

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