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Introduction de la seconde partie

Section 2. L’invariance selon Cournot

2.1. Les similitudes entre les approches de Ricardo et Cournot

Si les similitudes entre Cournot et Ricardo quant au traitement de l’invariance découlent, de façon générale, de la volonté des deux hommes d’articuler deux registres d’évaluation, elles procèdent surtout de leur attachement à l’idée d’un registre de l’évaluation absolue, ou bien à l’idée que la valeur est quelque chose qui est attaché à la marchandise individuelle. Rappelons tout d’abord que Ricardo cherche à interpréter les mouvements observés dans les valeurs des biens comme des modifications apparues dans le champ de l’évaluation absolue : les changements dans le système des valeurs relatives doivent correspondre à des changements dans les quantités relatives de travail incorporé. Le champ de l’évaluation absolue met en relation chez Ricardo les marchandises et le travail140. Ce champ

est défini par le fait que l’évaluation est indépendante de la répartition du revenu et de l’échange. Le travail constitue alors une non-marchandise, c’est-à-dire « une unité physique

140 Ou bien les marchandises et des quantités de blé ou de terre ; (Mongin, 1978, p. 495). Pour simplifier, on parlera uniquement de valeur-travail dans la suite du chapitre, ce qui ne modifie pas la portée de l’argumentation.

des conditions de production de laquelle on a fait délibérément abstraction » (Lapidus, 1986, p. 86). Si, en effet, l’étalon des valeurs absolues est une quantité de travail, l’évaluation absolue n’est pas soumise aux variations des conditions de production de cet étalon, puisque cette évaluation est en quelque sorte antérieure à l’établissement des conditions de production et d’échange. On peut ainsi dire que la valeur absolue, chez Ricardo, « ne suppose même pas la potentialité de l’échange » (Lapidus, 1986, p. 85-86).

On retrouve une même idée dans les définitions cournotiennes des registres. Dans les termes de Cournot, cet attachement à l’idée d’un registre de l’évaluation absolue correspond dans les Recherches à l’idée qu’une marchandise puisse connaître un « changement absolu de

sa valeur », c’est-à-dire un changement de la valeur de la marchandise prise individuellement. Mais l’image cinématique lui permet de penser ce problème indépendamment de toute théorie de la valeur. En effet, à la différence de Ricardo, Cournot s’affranchit désormais de la description de la cause principale de la valeur. Mais il faut bien voir que l’image cinématique lui permet de conserver l’idée que la valeur d’une marchandise puisse varier « indépendamment » des conditions de l’échange. C’est le sens de la formule suivante : « Il n’y a pas de valeurs absolues, mais bien des mouvements de hausse et de baisse absolus dans les valeurs » (R, §10). Le fait de conserver cette possibilité d’une évaluation absolue, même si

elle est définie de façon minimale, est une condition pour préserver la richesse du programme ricardien et l’idée que la valeur est bien une caractéristique attachée à la marchandise individuelle.

Concernant le passage d’un champ d’évaluation à l’autre on trouve tout d’abord chez Ricardo l’idée que l’on peut, dans certaines circonstances, interpréter les changements observés dans les valeurs d’échange comme des changements dans les valeurs absolues, cela en émettant un jugement probable. Exactement comme pour Cournot en 1838, on trouve l’idée que l’on peut énoncer cette probabilité indépendamment de la connaissance des causes de ce changement (Ricardo, 1821, p. 57). Le point de départ est bien identique. Pourtant, si Ricardo cherche ensuite à identifier d’emblée les causes des changements absolus, Cournot explique que l’on peut traiter la question de l’interprétation des mouvements des valeurs indépendamment de la connaissance des causes. Le point important est que Cournot, tout en indiquant que l’on peut décrire des mouvements absolus sans en connaître les causes, ne renonce pas à recourir à un registre d’évaluation plus fondamental pour interpréter les mouvements des valeurs. Et les causes des mouvements des valeurs appartiennent bien, selon

lui, au champ de l’évaluation absolue. Il préserve ainsi la primauté de l’évaluation absolue dans l’ordre d’engendrement des phénomènes. C’est au moyen de changements des valeurs absolues des biens que l’on pourra, selon Cournot, rendre raison des mouvements observés.

Nous avons signalé également que la définition des valeurs relatives « à un scalaire près » impliquait que l’on suppose le mouvement afin d’étudier les changements des valeurs.

Il nous semble que cette exigence se retrouve dans les Recherches et que l’approche de

Cournot éclaire cette nécessité de recourir à une approche inter-temporelle. Nous avions expliqué que la construction de la fonction de demande supposait à la fois un état d’achèvement des relations commerciales, une fixité des conditions de la demande et qu’elle nécessitait d’un autre côté, un changement dans les conditions de production (structure concurrentielle, coûts)141

. Cette condition relevait, certes, d’une exigence pratique de mesure statistique explicitée dans les Principes (P, §56) mais constituait surtout une condition pour

que l’on puisse construire une courbe de demande en temps logique, où le temps est figuré abstraitement par le déplacement sur cette courbe de demande. Sans possibilité de déplacement sur la courbe de demande, il ne peut pas y avoir de saisie théorique de la question des changements de valeur. De ce point de vue, c’est bien toujours une correspondance entre deux ensembles qui est recherchée, mais il apparaît très difficile, voire impossible, selon Cournot, d’établir cette correspondance, pour au moins deux raisons. La première est que le champ de l’évaluation absolue ne met pas en jeu une cause unique, la valeur ne pouvant provenir exclusivement du travail ni des forces naturelles. Si l’on peut concevoir une cause unique, explique Cournot dans les Principes, ce ne peut être que de façon

abstraite, en termes d’équivalents142. En outre les causes secondaires qui régissent les valeurs

relatives sont, semble-t-il, trop complexes pour qu’on puisse les connaître : tout au plus peut- on écrire des conditions logiques que devraient vérifier des valeurs relatives en fonction de la loi de la demande, ce à quoi s’emploie Cournot en 1838.

Il faut noter aussi que l’approche de Ricardo donne lieu à une hiérarchie des causes qui déterminent la valeur des marchandises. Le champ de l’évaluation absolue se rapporte à un mode de détermination plus fondamental des valeurs, dont l’action est compliquée par les propriétés du champ de l’évaluation relative. En l’absence de ces complications, note Lapidus, il y aurait redondance des registres, au sens où les rapports des quantités de travail

141 Cf. supra, notre premier chapitre.

142 Dans ce cas précis, la redondance des champs est possible, puisque les rapports des valeurs économiques doivent « maîtriser » les rapports d’échange des biens (P, §34).

incorporé correspondraient effectivement aux rapports d’échange des marchandises, et les relations entre les deux registres pourraient même être représentées par une bijection (Lapidus, 1986, p. 88). D’un côté, les variations des rapports d’échange des marchandises pourraient s’interpréter de manière univoque comme des variations des rapports des valeurs absolues. De l’autre, les changements de ces derniers se traduiraient nécessairement par des variations des valeurs d’échange. Néanmoins Ricardo s’aperçoit assez tôt, après la première édition des Principles, que la redondance n’est possible qu’au prix de certaines restrictions

qui tiennent à la prise en compte des propriétés du champ de l’évaluation relative. Ces propriétés constituent bien un second niveau de causalité dont on doit tenir compte afin de conserver la possibilité de la correspondance des registres. Mais il est frappant que le statut de ces causes secondaires demeure assez incertain dans l’œuvre de Ricardo. Alors qu’il indiquait, en 1817, qu’une cause unique régissait les valeurs d’échanges : « la valeur relative des marchandises dépend seulement de la quantité relative de travail », il reconnaît

progressivement l’incidence d’une autre cause. Dans la seconde édition des Principles, cela

donne « la valeur relative des marchandises dépend presque exclusivement de la quantité

relative de travail » (Lapidus, 1986, p. 87-88). En 1821, il approfondit la question de la prise en compte des variations dues aux diverses compositions en capital pour en minimiser l’importance : « mais j’ai déjà observé qu’une variation des profits n’a qu’un effet relativement modéré sur le prix relatif des biens, et que les effets de loin les plus importants proviennent des quantités variables de travail nécessaires à la production » (Ricardo, 1821, p. 82). Ricardo finira d’ailleurs par admettre, dans une lettre adressée à Mc Culloch, que « la valeur relative des marchandises est réglée par deux causes au lieu d’une seule » (cité in

Lapidus, 1986, p. 89).

Cournot est plus prudent concernant le statut épistémologique des formalismes de la théorie des richesses. S’il indique ainsi au chapitre 11 des Recherches que « nous avons

examiné jusqu’ici comment la loi de la demande (…) combinée avec les circonstances de la production (…) en déterminait le prix »143 (R, §74), il ne parle jamais de « causes » de la

valeur. Alors que cela était implicite dans les Recherches, il affirme nettement, dans l’Essai,

le statut seulement logique et non rationnel des développements mathématiques fondés sur la notion abstraite de richesse (Cournot, 1851, §149). Dans le même ordre idée, son insistance,

dans les Principes et la Revue Sommaire sur le fait que c’est le prix qui détermine la quantité

143

demandée –et non l’inverse–, à laquelle s’ajuste la quantité produite, confirme que les formalismes de la théorie des richesses ne sauraient constituer à proprement parler des causes de la valeur. Nous suggérons que cette incertitude portant sur le statut des lois de la théorie des richesses traduit la même difficulté analytique que chez Ricardo : les lois qui régissent en propre le champ de l’évaluation relative ne constituent pas à proprement parler des causes de la valeur.

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