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Conclusion du chapitre

Section 2. De l’intuition ricardienne à la théorie des richesses

2.1. Un fond rationnel classique

La mise en mouvement des catégories de valeur absolue et valeur relative dans les

Recherches introduit l’idée que les valeurs marchandes des biens pouvaient, sous certaines

conditions, coïncider avec une donnée plus fondamentale. Cette idée renvoie bien sûr à un schéma très classique de convergence du prix de marché vers le prix naturel présent chez tous

les auteurs auxquels Cournot fait référence en 1838. Cela est évident dans le cas de Smith et Ricardo, mais on trouve aussi cette idée chez Say, qui accepte également que « le prix courant d’une marchandise tend toujours à se mettre au niveau de son prix naturel » (Say, 1803, p. 60). Cette possibilité est développée et précisée dans les ouvrages ultérieurs de Cournot. En 1843, dans l’Exposition, Cournot confirme cette idée selon laquelle les objets soumis à la

concurrence doivent finalement s’échanger dans le rapport de leur valeur « réelle », lorsqu’il pose la question des « valeurs vénales » des chances. Cournot explique ainsi que si des billets de loterie, ou des billets représentant des droits, sont mis dans le commerce, ils devront nécessairement s’échanger dans la proportion des chances ou des droits qu’ils représentent :

« Après qu’un objet commerçable a été mis en loterie, chacun des billets qui représente un droit éventuel à cet objet peut à son tour être mis dans le commerce, et sa valeur vénale sera celle de la chance ou du droit éventuel dont ce billet est le signe. Il n’y a absolument aucune raison pour attribuer à l’un des billets plus de valeur qu’à l’autre : par conséquent, deux personnes nanties, l’une de m, l’autre de n billets, posséderont des valeurs qui seront entre

elles dans le rapport de m à n » (Cournot, 1843, §49).

Poursuivant cette explication, Cournot explique qu’il en est de même pour tous les objets mis dans le commerce :

« Cette considération ne suffit pas pour nous apprendre la valeur absolue de chaque chose ; et en effet il est clair que chacun peut apprécier la valeur d’une chance vénale, aussi bien que celle de toute autre marchandise, selon sa convenance particulière. Mais, de même qu’il s’établit un cours pour les choses qui sont habituellement dans le commerce, il s’en établirait un pour les chances qui pourraient devenir l’objet de spéculations journalières » (Cournot, 1843, §49).

On retrouve bien ici cette même idée qu’il existe deux registres d’évaluation, les rapports réels (les vraies possibilités de gains) et les rapports marchands, ces derniers devant tendre vers les premiers. En outre, il est clair que si ces bons doivent s’échanger, la concurrence des vendeurs et des acheteurs doit faire coïncider ces deux registres de façon tendancielle.

C’est surtout dans les Principes qu’on trouve les indications concernant cette

nature du champ de l’évaluation absolue. Il est intéressant d’examiner de plus près la manière dont Cournot conçoit l’articulation de ces deux registres. Au chapitre IV du livre I des

Principes, Cournot indique que la valeur marchande peut révéler la valeur économique. Il

remarque que cette correspondance des deux registres est possible mais qu’il convient de poser quelques restrictions à la généralité de ce schéma :

« Le tableau des prix ou des valeurs commerciales ne tient pas lieu d’une table des équivalents économiques, puisqu’il comprend évidemment une foule d’articles exclusivement destinés à la consommation voluptuaire ou improductive, et qui n’ont pas de valeur économique dans le sens expliqué ci-dessus, et d’autres pour lesquels la valeur commerciale se complique d’éléments étrangers à la théorie de la production économique » (P, §34).

Autrement dit, la correspondance n’est possible que pour certains types de biens dont la consommation est destinée à un usage productif ou reproductif. Les autres biens ne possèdent pas de valeur économique au sens que Cournot donne à ce terme. Cette partition des différents types de biens comme condition de validité d’une théorie de la valeur figurait bien sûr comme un caractère important des travaux des classiques britanniques ; en revanche Say et, à sa suite, les libéraux français invoquaient ce défaut de généralité pour rejeter la théorie ricardienne de la valeur travail ; ils prétendaient quant à eux présenter une théorie qui s’applique à tous les biens.

Selon Cournot, une autre restriction à la possibilité que les valeurs marchandes puissent révéler leurs valeurs économiques concerne, non pas la nature des biens, mais leur éloignement géographique. Pour que les valeurs des biens qui possèdent une valeur économique puissent émerger, il faut encore que les frais d’acheminement au marché ne diffèrent pas trop d’un bien à l’autre :

« Il y a surtout dans les prix du commerce une cause de variation d’une localité à l’autre, cause étrangère aux données absolues de la science, valables pour tous les temps et pour tous les lieux : ce sont les frais de transport. On aura beau trouver dans une table des équivalents économique du bois et de la houille : les industries placées au centre d’un bassin houiller ne feront pas venir le bois de loin et à grands frais, pas plus que l’on ne songera à faire marcher à la houille l’établissement entouré de grandes forêts et éloigné des gîtes houillers » (P, §34).

Néanmoins on peut s’abstraire de cette restriction. Et Cournot rappelle ce qu’il avait affirmé dans les Recherches, c’est-à-dire que l’on peut faire abstraction de cette cause

perturbatrice :

« Cependant, plus l’industrie se développe, plus les voies de communication et les procédés du commerce se perfectionnent, plus les valeurs commerciales sont maîtrisées par ces données scientifiques et numériques, par cette table d’équivalents économiques, dont nous tâchons de faire saisir le principe de construction » (P, §34).

Il est clair pour Cournot que cette notion d’équivalents économiques est « ce qu’il y a de vrai dans l’idée d’un prix naturel que beaucoup d’économistes ont mise en avant, mais sans être parvenus (…) à la débrouiller94 » (P, §34). Il faut noter que ce schéma suivant lequel les

valeurs économiques doivent « maîtriser » les valeurs marchandes s’applique à tout objet destiné à une consommation non voluptuaire, concerne tous les biens « productifs » et intègre ainsi les biens de subsistance :

« La doctrine des équivalents économiques s’applique encore bien certainement aux denrées qui sont la base de l’alimentation des classes ouvrières, c’est-à-dire de la très grande partie de la population. Que certains aliments flattent plus ou moins les goûts et que la consommation qu’en font les populations ouvrières puisse, dans une certaine mesure, passer pour une consommation improductive ou voluptuaire, ce n’est là qu’un fait accessoire : leur vertu réparatrice des forces vitales de l’homme est leur qualité principale et essentielle qui doit influer principalement sur la consommation qui s’en fait en grand, et qui doit à la longue maîtriser les rapports de leurs valeurs commerciales » (P, §34).

Même si Cournot donne, dans les Principes, une consistance plus grande à cette idée

de valeur économique, il faut bien voir que Cournot y confirme aussi ce qu’il avait posé dans les Recherches, c’est-à-dire la possibilité de traiter la question sans avoir besoin de se

94

On peut noter que cette valeur économique est ancrée dans le processus de production, ce que traduit la manière dont il traite les frais de transport des marchandises. Il explique ainsi que l’on doit négliger cette composante du prix comme une dimension non évidemment substantielle de la valeur. Mais la position de Cournot est quelque peu ambiguë et Cournot semble se contredire un peu plus loin, lorsque il explique, critiquant la doctrine physiocratique, que le transport du guano ou du coton est une véritable source de valeur au sens où elle résulte du travail des hommes : « l’homme ajoute beaucoup à la valeur du guano ou du coton ; il crée en réalité de la valeur, aussi bien que s’il cultivait la terre ; et il la crée en mettant à profit la force mécanique des vents, des courants marins » (P, §37).

prononcer sur les causes de la valeur. De ce point de vue, les Principes ne traduisent pas un

changement de perspective par rapport aux Recherches, mais confirment l’idée d’un

soubassement de la valeur marchande déjà présent en 1838. La lecture de l’ouvrage de 1863 permet néanmoins d’éclairer certains traits de la manière dont il pensait ces questions en 1838. Ainsi il apparaît nettement que la question des changements de valeur absolus et relatifs conduit à poser des conditions sous lesquelles la correspondance des registres est possible, ce qui éclaire rétrospectivement certains traits de la démarche de 1838 (notamment, comme nous le verrons, le traitement de la concurrence). On peut ajouter encore un autre trait qui montre que Cournot demeurait attaché à une manière classique de poser les questions d’évaluation. Cournot indique que la correspondance entre les deux registres est une équivalence entre deux rapports, et ne s’opère pas sur un mode absolu : ce sont les rapports des valeurs marchandes qui doivent correspondre aux rapports des valeurs économiques. Ainsi c’est le rapport entre des quantités de forces mécaniques qui détermine le rapport d’échange, comme l’illustre, par exemple, le rapport entre le prix payé pour utiliser la force générée par une chute d’eau et le prix d’une journée de travail (P, §34). Cette manière de penser l’équivalence d’un rapport

d’échange à un rapport de « valeurs absolues » rappelle bien sûr la théorie de la valeur travail,

où les rapports des quantités de travail incorporées déterminent les rapports d’échange, correspondance qui caractérise la société primitive, selon Smith, et peut s’étendre, selon Ricardo, au stade avancé de la société. C’est bien le même schéma que l’on retrouve chez Cournot, même s’il ne fait pas référence aux rapports des quantités de travail, mais seulement à des rapports de « forces » ou de « potentiel énergétique » des marchandises.

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