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Retour sur l’image cinématique : la « combinaison ingénieuse » de Cournot

Conclusion du chapitre

Section 1. Le rôle opératoire des mathématiques

1.1. Retour sur l’image cinématique : la « combinaison ingénieuse » de Cournot

Rappelons que le problème posé par Cournot était de concevoir que l’on puisse décrire des mouvements absolus des valeurs sur la base de l’observation de mouvements relatifs. Jusqu’à présent, nous avons insisté sur le fait que l’image cinématique donnait la possibilité de concevoir l’idée d’une valeur fondamentale des biens, c’est-à-dire une valeur attachée à la marchandise individuelle indépendamment de l’échange. Plus précisément, les changements relatifs observés dans le système des valeurs peuvent révéler, selon Cournot, les changements absolus de ces valeurs, c’est-à-dire les changements dans les valeurs individuelles qui surviennent antérieurement et indépendamment des rapports d’échange avec les autres marchandises. Puisque l’on peut, sur la base de l’observation d’un système de points situés dans l’espace, émettre une hypothèse quasi-certaine sur les mouvements réels sous-jacents, alors il est sans doute possible de procéder de même avec le système des valeurs marchandes. Cournot explique que la fécondité de la comparaison entre les valeurs économiques et le système de points situés en ligne droite tient au fait que, dans les deux cas, on peut multiplier à l’infini les repères en appliquant une opération arithmétique élémentaire au système.

« Soient , , , 2 3 1 p p p etc.

les valeurs de certaines denrées rapportées au gramme d’argent ; si l’on veut changer l’étalon des valeurs, et substituer par exemple au gramme d’argent le myriagramme de blé, les valeurs des mêmes denrées s’exprimeront par les nombres

, 1 , 1 , 1 3 2 1 p a p a p a etc.

a étant le prix du myriagramme de blé, ou sa valeur rapportée au gramme d’argent. En général, lorsqu’on voudra changer l’étalon des valeurs, il suffira de multiplier les expressions numériques des valeurs par un facteur constant, plus grand ou plus petit que l’unité » (R, §9).

Dans le cas des distances entre des points placés sur une ligne géométrique cette opération est une addition :

« De même que si l’on avait un système de points assujettis à rester en ligne droite, il suffirait de connaître les distances de ces points à l’un quelconque d’entre eux, pour en conclure par l’addition d’un nombre constant, positif ou négatif, leurs distances rapportées à un autre point du système, pris pour nouvelle origine » (R, §9).

Il demeure toutefois qu’il n’est pas si simple de statuer sur l’origine des changements relatifs observés dans les valeurs. S’il est possible d’embrasser, d’un seul regard, l’ensemble des positions des points et leur évolution, il est beaucoup plus délicat de saisir les mouvements des valeurs des marchandises. En effet, ces valeurs sont au mieux représentées dans une table statistique et il semble bien plus délicat de se prononcer sur les mouvements réels qui ont provoqué les changements observés. Pour résoudre cette difficulté, Cournot transforme quelque peu la question au moyen d’une manipulation mathématique. Cette « combinaison ingénieuse », comme la nommera Léon Walras (Walras, 1898, p. 20), fournit un premier aperçu du rôle opératoire des mathématiques dans les Recherches. Cournot explique que l’on

peut rendre l’énoncé du jugement probable portant sur les mouvements absolus des valeurs plus aisé en rapportant les valeurs économiques à un ensemble de points « assujettis à rester en ligne droite » (R, §9). Cette ligne droite représente alors le repère par rapport auquel on

pourra apprécier les mouvements réels des valeurs. Après avoir comparé les valeurs économiques à un système géométrique, Cournot propose de rapporter le système de ces

valeurs à des positions de points situés en ligne droite en leur appliquant la transformée logarithmique :

« De là résulte un moyen très-simple d’exprimer par une image mathématique les variations survenues dans les valeurs relatives d’un système de denrées. Il suffit de concevoir un système formé d’autant de points disposés en ligne droite qu’il y a de denrées à comparer, de manière à ce que les distances de l’un de ces points à tous les autres restent proportionnelles aux logarithmes des nombres qui mesurent les valeurs de toutes ces denrées par rapport à l’une d’entre elles. Tous les changements de distance qui auront lieu par voie d’addition et de soustraction, en vertu des mouvements relatifs et absolus d’un semblable système de points mobiles, correspondront parfaitement aux changements par voie de multiplication et de division dans le système des valeurs que l’on compare : d’où il suit que les calculs propres à déterminer l’hypothèse la plus probable sur les mouvements absolus du système de points, s’appliqueront, en repassant des logarithmes aux nombres, à la détermination de l’hypothèse la plus probable sur les variations absolues du système des valeurs » (R, §9).

Il faut bien noter que l’usage de la transformée logarithmique renvoie tacitement à une définition très particulière de la valeur relative. Jusqu’à présent, la valeur relative était identifiée à la valeur échangeable, ou bien au prix monétaire. A partir de maintenant, les

valeurs relatives sont ainsi nommées parce que leurs valeurs sont définies à un facteur scalaire près et c’est dans ce sens précis que les valeurs sont dites relatives, exactement comme les positions des points placés sur une ligne droite le sont à « l’addition d’une constante près ». Ainsi, après qu’il eut défini la notion de valeur absolue de façon minimale, Cournot définit la valeur relative de façon toute aussi minimale. Encore une fois, Cournot traite des questions d’évaluation de façon purement formelle. Sa tâche consiste à représenter un produit par une somme, aussi applique-t-il la transformée logarithmique, outil qui fut développé afin de simplifier les calculs astronomiques en rapportant les multiplications à des additions.

L’usage du logarithme donne ici un bon exemple du pouvoir des mathématiques. Comme un langage, il permet de préserver la richesse et le potentiel du programme de recherche classique (préserver l’idée que coexistent plusieurs registres d’évaluation), tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Ici les mathématiques sont d’abord appliquées pour aider à statuer sur l’énoncé d’une probabilité philosophique. L’usage de cette transformée logarithmique traduit aussi l’idée plus fondamentale que quelque chose se conserve des

relations entre les biens, lorsque l’on change l’unité dans laquelle les valeurs relatives sont exprimées92. On pourra certes dire que Cournot n’est pas passé à la postérité pour cette

définition singulière et tacite de la valeur. Pourtant elle intervient comme une condition décisive de l’utilisation des mathématiques.

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