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Introduction de la seconde partie

Section 3. L’invariance selon Say

3.3. Mesure de la valeur et mesure du bien-être

Cette question de l’invariance n’est pas posée dans les Recherches indépendamment

d’une théorie des prix et d’une volonté d’articuler deux registres d’évaluation, trait caractéristique de la pensée classique. Il faut bien noter que cette question est largement différente d’une autre question que pose ailleurs Cournot, au chapitre XI des Recherches, et

il indique d’abord que, tout comme la loi de la demande et les fonctions de coûts permettaient de déterminer les revenus des producteurs d’une marchandise, il est tentant de vouloir étendre cette détermination au revenu social. Le revenu social est défini comme « la somme, non seulement des revenus proprement dits, qui appartiennent aux membres de la société en leur qualité de propriétaires fonciers ou de capitalistes, mais encore des salaires et des profits annuels qui leur reviennent, en leur qualité de travailleurs et d’agents industrieux » (R, §74).

Selon lui, la considération du système dans son entier est une question trop complexe pour pouvoir être étendue à l’ensemble des revenus : aussi indique-t-il que « ceci surpasserait les forces de l’analyse mathématique et de nos méthodes pratiques de calcul, quand même toutes les valeurs des constantes pourraient être numériquement assignées » (R, §74). Néanmoins il

explique que l’on peut, jusqu’à un certain point, et « en se tenant dans un certain ordre d’approximation, éluder cette difficulté, et faire encore avec le secours des signes mathématiques une analyse utile des questions les plus générales que ce sujet fait naître » (R,

§74). Il faut noter d’emblée que l’usage des mathématiques aux chapitres 11 et 12 des

Recherches n’a rien en commun avec celui des chapitres précédents. Cournot ne recourt à

aucun moment aux outils de l’analyse mathématique lorsqu’il traite cette question. De ce point de vue, ce qui faisait l’originalité de l’ouvrage est absent de ces deux derniers chapitres des Recherches. Concernant la portée de ces développements, il faut noter que Cournot avait

posé des restrictions très fortes au chapitre premier des Recherches en montrant que la valeur

d’échange d’un bien, pour être un objet légitime de la théorie des richesses, possédait néanmoins une portée normative très limitée et qu’elle ne pouvait en aucun cas représenter une mesure du bien-être de la société. Comment Cournot parvient-il à proposer une mesure du revenu social malgré tout ? Il commence par poser deux principes, le principe de compensation d’une part, et la distinction entre revenu nominal et revenu réel d’autre part. Le principe de compensation indique que, quand le prix d’un bien subit une variation, les revenus des producteurs subissent également une variation positive ou négative, tout comme les sommes consacrées par les consommateurs à l’achat de ce bien et des autres biens. Selon Cournot, les variations des revenus des producteurs compensent les variations des revenus des consommateurs. « Ainsi, lorsque l’on considère in globo les producteurs et les

consommateurs de la denrée dont il s’agit, on trouve que le même fonds annuel reste disponible pour la demande de la totalité des autres denrées » (R, §75). Cournot indique

du changement affectant une marchandise peuvent être traitées comme des changements de second ordre et que les réactions doivent aller en « diminuant d’amplitude » (R, §76). Le

second principe sur lequel se fonde Cournot est la distinction entre revenu nominal et revenu réel. Si le prix passe de p à 0 p , et la quantité débitée du bien considéré passe de 1 q à 0 q , 1

alors le revenu social se trouve diminué de p D1 1p D0 0. Pour les consommateurs qui continuent d’acheter le bien, Cournot remarque que tout se passe comme si leur revenu était diminué de la quantité D p1

(

1p0

)

. Par ailleurs le revenu des producteurs est diminué de la quantitép D1 1p D0 0. Si on additionne ces deux expressions, on trouve ce que Cournot nomme la diminution réelle du revenu social.

(

)

1 1 0 0 1( 1 0) 0 1 0

p Dp DD pp = p DD

Soit la variation de la quantité débitée multipliée par le prix initial.

Cette mesure du revenu social, qui ne présente pas grand intérêt pour l’analyse, est sans doute inspirée de celle de Say et très en deçà de la solution proposée par Dupuit à la même époque (Béraud, 2004). Nous avons présenté cette analyse de Cournot dans le but de mettre en évidence la différence entre cette question de la mesure du bien-être et la manière dont est posée la question de la mesure dans le cadre des questions d’évaluation. Il serait douteux de considérer que ces deux derniers chapitres des Recherches puissent constituer une

suite logique ou un aboutissement des développements des premiers chapitres. Comme l’a noté Ménard, le passage au revenu social introduit un changement de perspective. Si Cournot présente le passage des considérations ceteris paribus à la prise en compte de l’ensemble du

système comme un rapport de complexité croissante, il y a bien là un véritable saut qualitatif, qui implique des outils différents, des définitions nouvelles et une manière très différente d’aborder les questions d’évaluation. Sur ce point, Cournot ne fait aucun usage de la courbe de demande pour évaluer le bien-être social, comme le fera Dupuit, perspective qui demeure tout à fait étrangère à l’approche de Cournot. Les commentateurs qui ont voulu tenir cette continuité entre valeur et bien-être dans les Recherches ont été conduits à constater la

pauvreté de l’analyse de Cournot (Béraud, 2004), ou bien à voir dans cette considération du revenu social une tentative de dépassement des problèmes posés par les questions d’évaluation (Magnan de Bornier, 2004). Aussi convient-il de maintenir l’idée d’une

dissociation nette des questions de mesure de la valeur et de mesure du bien-être telles qu’elles sont présentées dans les Recherches.

Conclusion du chapitre 4

L’éclairage apporté par la présentation de la problématique ricardienne d’articulation des registres permet de rendre compatibles deux aspects de la démarche de Cournot qui sont difficiles à comprendre aujourd’hui pour l’économiste moderne. Il faut rendre compatibles les deux choses suivantes :

– le fait qu’il construise tout un appareillage mathématique pour expliquer la façon dont le prix se détermine sur le marché en fonction de la demande et des coûts – et le fait qu’il affirme dans le même temps que le prix vient d’ailleurs et qu’il ne

se détermine pas sur le marché

On voit bien que cette démarche suppose une hiérarchie des causes qui déterminent la valeur. Si Cournot n’explicite jamais ce point, la demande et les coûts constituent bien « quelque chose qui s’apparente à des causes de la valeur » mais ce sont des causes qui agissent sur la manière dont la valeur s’exprime sur le marché, pas sur ce qui la détermine de façon fondamentale. D’ailleurs le fait de décrire mathématiquement ces causes secondaires est ce qui permet d’en faire abstraction, pour pouvoir distinguer ce qui relève seulement des changements de la cause principale. On voit bien qu’il y a là une hiérarchie des causes de la valeur, et que l’écriture des conditions mathématiques de détermination du prix (puisqu’elles ne sont pas des causes de la valeur) n’a de sens que si l’on cherche à interpréter, en faisant abstraction de ces causes secondaires, les changements des valeurs relatives comme relevant de changements absolus de la valeur. L’idée qu’il y a des causes secondaires et une cause primordiale de la valeur est présente chez tous les classiques. Néanmoins le fait de construire un appareillage technique permettant de faire abstraction des variations dues aux causes secondaires pour établir les conditions sous lesquelles les changements des valeurs relatives révèleraient effectivement les causes absolues n’apparaît que chez Ricardo et Cournot.

Nous pensons avoir montré aussi que le statut des causes secondaires est aussi quelque chose qui pose problème dans une telle approche. Les auteurs ne savent pas très bien comment les nommer : « s’agit-il vraiment de causes ? » et n’arrivent pas à se faire comprendre de leurs contemporains. Ainsi Cournot dit « le prix se détermine en fonction de la demande et des coûts » et dans le même temps que « c’est le prix qui détermine la demande ».

Ricardo a la même difficulté à se faire comprendre, il dit d’abord qu’il y a une cause unique, puis reconnaît à la fin de sa vie qu’il y a deux causes…. On trouve bien là le même type de difficultés analytiques, la même tentative de comprendre pour en faire abstraction les causes qui agissent secondairement sur les valeurs. De fait le point de départ est le même pour les deux auteurs, il s’agit d’interpréter les changements observés des valeurs relatives comme relevant de changements absolus de la valeur. Pour que ces problèmes se posent, il faut deux registres d’évaluation avec un réseau de causalité propre à chaque registre, et une volonté d’articuler ces deux registres. Bien sûr tout cela n’implique aucunement l’adhésion de Cournot à la théorie ricardienne de la valeur travail : ce qui apparaît au contraire, c’est que les auteurs ne sont d’accord ni sur la cause qui régit le champ des valeurs absolues, ni sur les causes qui régissent le champ des valeurs relatives, ni sur la manière de passer de l’un des champs à l’autre.

Pour résumer, disons que l’examen de l’apport de Cournot à la question de la valeur relative confirme la perspective entrevue dans la première partie de la thèse et permet de préciser les conclusions. Nous avions dit que la loi de la demande intervenait dans les

Recherches comme un moyen de comparer les niveaux de détermination du prix en fonction

des conditions qui le déterminent : état de la concurrence, frais de production. Nous pouvons donner une formulation encore plus précise, en disant que l’écriture des conditions mathématiques de détermination du prix traduit une volonté de décrire, pour les « maîtriser », ou en faire abstraction, ces facteurs qui constituent des causes secondaires agissant sur la détermination de la valeur. Si nous tenons sans doute là une condition décisive de l’utilisation des mathématiques dans les Recherches, ces conclusions posent néanmoins, d’un point de vue

épistémologique, la question du statut des formes mathématiques. Les deux chapitres qui viennent ont pour but d’apporter à cette question quelques éléments de réponse.

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