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Conclusion du chapitre

Section 1. L’autonomie d’un registre d’évaluation

1.2. Le débat Say / Ricardo

En 1821, dans la troisième édition de ses Principles, Ricardo ajoute un chapitre

intitulé « des propriétés distinctives de la valeur et de la richesse », qui se présente comme une critique des positions défendues par Say dans la quatrième édition de son Traité parue en

1819. Ricardo commence par rappeler la définition smithienne de la richesse comme abondance de biens utiles. De cette définition découle la distinction entre richesse et valeur. A la différence de la richesse, la valeur ne dépend pas de l’abondance ou de la pénurie de biens mais de la difficulté de production. Selon Ricardo, on peut d’ailleurs décrire des situations où la richesse varie en sens inverse de la valeur des biens : « En augmentant régulièrement la facilité de production, nous diminuons toujours plus la valeur de certaines marchandises produites auparavant, bien que, par les mêmes moyens, nous augmentons non seulement la richesse nationale, mais aussi la capacité future de production » (Ricardo, 1821, p. 290). C’est ce qui se produit par exemple dans le cas d’une amélioration des techniques de production70.

Ricardo explique ensuite que « beaucoup d’erreurs proviennent d’une assimilation erronée de l’augmentation de la richesse à l’augmentation de la valeur, et de notions dénuées de fondement sur ce qui peut constituer un étalon de mesure de la valeur » (Ricardo, 1821, p. 290). Ricardo cite ensuite pour les critiquer plusieurs passages du Traité de Say en tentant de

montrer que ceux-ci sont contradictoires. Les discussions entre les deux hommes traduisent de profondes divergences quant à la question de l’origine de la valeur et des rapports qui existent entre l’utilité et la valeur. Ainsi, pour Say, « le prix est la mesure de la valeur des choses et leur valeur est la mesure de l’utilité qu’on leur a donnée » (Say, 1841, p. 58). A l’inverse, selon Ricardo, l’utilité est distincte de la valeur et n’est pas la mesure de la valeur. (Ricardo, 1821, p. 52). Un autre point de désaccord, ou plutôt d’incompréhension qui apparaît dans ce débat concerne la portée normative d’une théorie de la valeur. Selon Say, la question de la mesure de la valeur renvoie systématiquement à la question de la mesure du bien-être. Pour

70 « Supposons qu’avec un capital donné, le travail d’un certain nombre d’hommes produise 1000 paires de bas, et que, grâce à l’invention de machines, le même nombre d’hommes puisse produire 2000 paires de bas, ou ait la possibilité de continuer à en produire 1000 tout en fabriquant par ailleurs 500 chapeaux ; la valeur des 2000 paires de bas, ou celle des 1000 paires de bas et des 500 chapeaux, ne sera alors ni supérieure ni inférieure à la valeur des 1000 paires fabriquées avant l’introduction des machines, car ils seront le produit de la même quantité de travail » (Ricardo, 1821, p. 290).

Say, le problème n’est pas de mesurer la valeur, mais de « mesurer la richesse par la valeur », où la valeur n’est plus comprise comme une grandeur hypothétique dont on pourrait étudier théoriquement les variations. Ici le problème est posé dans le cadre d’une problématique plus large portant sur la mesure du bien-être, où l’on distingue notamment l’effet d’une modification pour un groupe de personnes (les vendeurs ou les consommateurs) et pour l’ensemble de la société71. Ricardo ne se pose absolument pas ce type de question. Lorsque

Ricardo parle de mesure de la valeur et pose la question de la marchandise étalon, il désigne toujours un problème interne à la théorie de la valeur. Ainsi dans le chapitre XX des

Principles, c’est en relation avec la théorie de la valeur travail incorporée qu’il envisage une

marchandise hypothétique « dont la production exige, à chaque époque, le même sacrifice de peine et de travail » (Ricardo, 1821, p. 291). Il n’y a pas de relation entre ce problème interne à la théorie de la valeur et la mesure de la richesse définie comme une quantité de marchandises.

De façon plus précise, beaucoup plus qu’à une opposition entre valeur objective et valeur subjective, l’idée d’identifier richesse et valeur d’échange pour Say renvoie à une opposition entre une valeur hypothétique ou supposée et une valeur constatée. Pour Say, il n’est pas possible de rendre compte théoriquement du rapport d’échange qui se forme entre deux biens ; selon lui l’échange équivaut à un constat de la valeur. Il insiste d’ailleurs largement sur le fait que la valeur est variable selon les lieux et les époques, ce qui, par exemple, exclut par avance toute possibilité de comparer entre elles les situations des différents pays. Sa définition de la valeur d’échange évite en fait tout questionnement sur le rapport avec un autre registre d’évaluation, celle-ci étant définie comme la quantité d’une autre chose que l’on peut obtenir en échange : « Dans toute évaluation, la chose qu’on évalue est une quantité donnée » (Say, 1841, p. 314). En outre cette quantité est une grandeur constatée et non pas une valeur supposée : « L’évaluation est vague et arbitraire tant qu’elle n’emporte pas la preuve que la chose évaluée est généralement estimée autant que telle quantité d’une autre chose » (Say, 1841, p. 314). L’idée qui ressort de cette définition est que la valeur échangeable est définie comme la valeur modale d’une distribution de grandeurs (au sens de la statistique descriptive), une valeur pratiquée communément. A l’inverse pour Ricardo, la détermination des valeurs d’échange est envisagée de façon hypothétique,

71 Par exemple (Say, 1841, p. 331).

puisqu’elle se présente comme un questionnement sur les conditions idéales sous lesquelles on pourrait évaluer les marchandises.

La première remarque est qu’on retrouve chez Cournot certains traits qui semblent le rapprocher de Say. Le premier est l’idée suivant laquelle la valeur est une valeur qui doit être constatée, un prix effectivement pratiqué : « Valeur reconnue et valeur échangeable ont une

même signification », affirmait Say dans le Traité (Say, 1841, p. 602). Second trait, alors que

Say insistait sur l’importance des richesses sociales, les seules à faire l’objet d’une approche scientifique, Cournot intègre aussi à sa définition de la « richesse comme valeur échangeable » l’idée que cette valeur possède une dimension sociale, qu’elle est liée au développement des échanges marchands72. Pourtant, si Cournot désigne le prix ou la valeur

échangeable comme objet de son approche et indique que l’on doit considérer la seule dimension marchande de la valeur, cela ne signifie pas nécessairement qu’il identifie valeur et richesse. En particulier, cette définition ne conduit pas à réduire la notion classique de valeur. Son rejet de toute considération portant sur l’utilité conduit à penser qu’au contraire, sa définition de la richesse renvoie plutôt à une autre définition essentielle chez Smith, la distinction entre une valeur d’usage et une valeur d’échange, distinction qui est posée d’ailleurs par Smith, comme par Ricardo, comme un premier pas dans la construction d’une théorie de la valeur (Ricardo, 1821, p. 52). Il faut bien noter aussi que le caractère mesurable de la valeur, et la possibilité d’une mesure statistique évoquée par Cournot n’est pas contradictoire avec l’idée de traiter les prix des biens de manière abstraite. Alors que l’identification de la richesse et de la valeur chez Say allait de pair avec l’écrasement de deux registres d’évaluation, la définition de Cournot n’implique rien de tel. Cournot précise d’ailleurs que cette définition exclut toute dimension subjective de la valeur, utilité ou rareté, « idées variables et indéterminées de leur nature, sur lesquelles dès lors on ne saurait asseoir une théorie scientifique » (R, §3). S’il définit la richesse comme la valeur d’échange, Cournot

ne s’intéresse pas aux motivations de l’échange. Il considère seulement les échanges réalisés, ceux que pourraient révéler des statistiques de prix73. C’est la multiplication des échanges qui

donne un fondement à la notion abstraite de richesse.

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« les richesses sociales sont les seules qui puissent devenir l’objet d’une étude scientifique, parce que ce sont les seules dont la valeur n’est pas arbitraire, les seules qui se forment, se distribuent et se détruisent suivant des lois que nous pouvons assigner » (Say, 1841, p. 315).

73 Jorland note que c’est la manière classique de construire la valeur d’échange. Il observe que « l’échange n’est pas expliqué par un quelconque instinct mais par l’histoire » (Jorland, 1978, p. 19).

Le caractère abstrait de la richesse donnée par Cournot semble devoir beaucoup plus à

la conception ricardienne. On retrouve, dans les exemples donnés par Cournot où la richesse

varie indépendamment des dimensions matérielles ou objectives de la valeur, la position ricardienne selon laquelle richesse et valeur peuvent varier en sens inverse. Le caractère abstrait de la richesse montre aussi que Cournot instaure un partage entre le champ de la

formation des prix et la théorie du bien-être ; il exclut d’emblée toute possibilité de se fonder sur les valeurs échangeables afin d’évaluer la richesse au sens de Smith et, a fortiori, le bien-

être de la société. Il faut noter enfin que cela n’exclut pas qu’il y ait d’autres registres d’évaluation. Ce que dit Cournot, c’est que l’on peut élaborer un discours rigoureux sur la seule base des valeurs d’échange des biens. Si l’on pose que c’est une valeur hypothétique, c’est que l’on suppose qu’un mode de détermination sous-jacent agit et qu’il est permis de connaître cet autre mode. Or cette idée est parfaitement étrangère à Say et c’est d’ailleurs un reproche récurrent des libéraux français à l’économie ricardienne que de dire qu’elle repose sur des abstractions qui la réduisent à une spéculation futile. Revenant à Cournot, il est essentiel de bien faire la différence entre la justification qu’il donne du traitement analytique des grandeurs économiques comme des variables mathématiques (le caractère numérique d’un prix nominal ainsi que le développement des échanges marchands) et le traitement de ces grandeurs comme des grandeurs supposées. L’objet du premier chapitre des Recherches est de

donner une définition minimale de la valeur. Cette définition est tout à fait typique du positionnement de Cournot dans les Recherches. Sa définition de la richesse comme valeur

échangeable implique deux idées : la première, c’est que les valeurs d’échange des biens sont un objet d’étude pertinent et qu’elles peuvent faire l’objet d’un traitement scientifique rigoureux, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur le lien qui existe entre cette valeur d’échange et un autre registre d’évaluation ; la seconde idée, c’est que le traitement du registre de la valeur d’échange n’est pas conditionné non plus par la définition d’un autre registre.

La définition de la « richesse comme valeur d’échange » par Cournot est trompeuse. A première vue, on pourrait croire que Cournot adhère à la position de Say qui défendait contre Ricardo que la richesse devait être identifiée à la valeur. Pourtant un examen attentif des restrictions posées par Cournot montre que cette définition renvoie plutôt aux catégories des classiques britanniques. Pour Cournot, identifier richesse et valeur d’échange ne signifie pas

contraire, cela signifie qu’il délimite un registre d’évaluation, qu’il nomme richesse, comme il

aurait pu le nommer X ou Y, et qu’il définit ce registre comme étant celui de la valeur d’échange. Comme nous l’avons dit, cette prime définition est en réalité très classique et semble jouer le même rôle que chez Ricardo où elle inaugure une théorie de la valeur dégagée de tout propos normatif. Un autre trait rapproche Cournot de Ricardo plutôt que de Say, c’est la question de la mesure de la richesse par la valeur, qui renvoie à la possibilité de mesurer le bien-être. Cournot indique très clairement que cette mesure du bien-être par la richesse est

impossible, au sens où elle donnerait lieu à des conclusions erronées. Il est clair, selon lui, que la définition de la valeur d’échange comme objet abstrait de la théorie exclut toute dimension normative. Ce rejet du normatif est même présenté comme la condition pour pouvoir mener une approche véritablement théorique (R, §5). Il faut noter que Cournot se contredit

finalement dans les Recherches dans sa tentative d’évaluer le revenu social (chapitre XI et

XII) et qu’il reprend alors peu ou prou la manière dont Say abordait ces questions74

. Il est clair néanmoins que ces deux derniers chapitres des Recherches relèvent d’une approche très

différente et Cournot reconnaît alors que le traitement du revenu social échappe à l’emprise des mathématiques, que « ceci surpasserait les forces de l’analyse mathématique » (R, §74).

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