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post-conflit

1.2 Le chaînon manquant entre conflits et développement libéral

1.2.2 Une approche institutionnelle du post-conflit remise en cause

Comme nous venons de le voir, ce sont des acteurs internationaux qui, pour décrire les situations de risque, de construction ou consolidation de la paix (peace building), définissent le vocabulaire et les catégories d’analyse liées au « post-conflit ». Se pose dès lors un premier problème, celui de la légitimité de ces acteurs à créer des catégories normatives et englobantes vis-à-vis de situations complexes et plurielles sans en référer aux acteurs principaux du conflit (en leur imposant l’idée).

Alors que de nombreuses ONG et humanitaires utilisent le vocabulaire institutionnel du post-conflit, notamment pour des raisons opérationnelles, toutes ne sont pas dupes de ces présupposés. Dans leur ouvrage Entre urgence et développement, Pirotte, Husson et Grünewald (2000), issus d’organisations humanitaires, tentent de faire dialoguer les acteurs de l’urgence et du développement au sein d’un groupe de travail baptisé « Urgence-Réhabilitation-Développement ». Face à la nécessité de concilier actions de terrain et injonctions internationales, ils questionnent l’interface entre l’urgence et le développement (Tableau 2) et interrogent le calendrier et les normes d’interventions des acteurs de l’urgence et du développement, souvent amenés à travailler ensemble après les conflits. Bien que datant d’une dizaine d’années (ce qui fait qu’il n’utilise jamais le terme de « post-conflit »), cet ouvrage reste un des meilleurs ouvrages critiques sur la question.

TABLEAU 2 :DIFFÉRENCE ENTRE URGENCE ET DÉVELOPPEMENT IN PIROTTE ET AL, P.12-15

Urgence Court terme Actions sur les symptômes Imposé Ingérence S’adresse aux individus Actions spécifiques (santé, alimentation) Gratuité Développement Temps long Action sur les causes Processus participatif Appuis des pouvoirs publics S’adresse à la société Actions globales Prise en charge

TABLEAU 3 :NOMMER LES PHASES DU POST-CONFLIT

Banque mondiale, 1997

Faire la paix Maintenir la paix Faire durer la paix

Pirotte et all, 2000

Urgence Réhabilitation Développement

Kauzya 2002 Urgence Réhabilitation des infrastructures et equipements Réforme des institutions Nouveau système de gouvernance CSIS 2002 « Initial response » Transformation ou

transition

Phase finale ou de « fostering

Sustainability » (favorisant la durabilité)

Chapitre 1 : Du post-conflit institutionnel à une géographie du post-conflit

Plusieurs points sont ainsi contestés. Tout d’abord, la chronologie linéaire du post-conflit, évoluant théoriquement de l’urgence au développement en passant par une phase intermédiaire (quelque soit le nom qu’on lui donne). B. Pouligny (2003) écrit que le post- conflit se caractérise par « une politique de compromis entre les exigences urgentes de consolidation des dynamiques de sortie de crise et une stratégie de développement sur le long terme, sans laquelle il est difficile de réussir une stabilisation durable ». La temporalité du post-conflit se situerait donc à la jonction entre l’urgence, qui se mesure à court terme, et le développement, périodes qui se différencient également par les acteurs à l’œuvre (Pirotte et al, 2000, p 12). Les auteurs mettent ici en cause l’effet trop mécanique du passage de l’urgence au développement, via une phase intermédiaire de « réhabilitation » que partageraient les urgenciers et les développeurs, résumée par cette interrogation : « Urgenciers, devons-nous partir ? Développeurs, devons-nous venir ? » (p. 8). Cette linéarité ne prend pas en compte la réalité du terrain, elle n’existe, selon Pirotte et Husson, « que dans la structuration mentale et financière des opérateurs expatriés, des bailleurs de fonds, des donateurs aux ONG » (p. 8).

Ensuite, la distinction entre urgence et développement ne permet pas de penser les aides de l’urgence comme des actions devant relever d’objectifs à long terme. Les auteurs remettent également en cause l’idée même de réhabilitation, qui sous-entend que l’on doit revenir à un état antérieur en reconstruisant ce qui a préludé au conflit. Enfin l’idée de l’homogénéité de tous les conflits est contestée ; leur multiplicité les rend inaptes à rentrer dans un cadre préétabli, fût-il un cadre opérationnel pour l’octroi d’aides. Par ailleurs, les auteurs remettent également en cause la dimension forcément négative du conflit. « Toujours regrettable par sa violence, un conflit peut être porteur de changement social (Ibid, p. 8).

Le fait de positionner l’urgence et le développement après les conflits peut également être contesté, alors que certaines de ces interventions pourraient anticiper des conflits potentiels et résoudre des tensions latentes. Contrairement à l’urgence liée à des catastrophes naturelles, les confits naissent de tensions sur lesquelles les actions d’urgence et de développement peuvent intervenir au plus tôt. Pour B. Rebelle (in Pirotte, 2000, p. 67), « on devrait être capable de combiner en permanence des mécanismes de substitution, de consolidation, de développement, et de prévention des crises. […] chaque situation évoluant elle-même, il faudra revoir, régulièrement, les proportions et la nature des aides et appuis apportés. » Or trop souvent les acteurs se contentent de reprendre clef en main les catégories d’action rattachées à telle phase de la période post-conflit, sans chercher à recontextualiser leur action.

En adoptant la logique post-conflit dans sa forme chronologique (urgence, transition, développement), on conforterait également l’idée implicite que le développement permettrait d’établir et de stabiliser les situations de paix.

Conflit Post-conflit Paix

Urgence Transition Développement

Cependant, la reconstruction économique n’est pas toujours liée à une reconstruction sociale. Certaines fractures profondes à l’origine des conflits peuvent leur survivre et réapparaître plus tard malgré un développement économique et social. La question de la reconstruction – à l’identique de ce qui était avant la guerre – est à cet égard cruciale. Les projets post-conflit, qui s’orientent le plus souvent vers des actions économiques,

1ère partie : Construire une géographie du conflit et du post-conflit dans les pays du Niari

s’apparentent alors plus à des artifices. F. Grünewald (in Pirotte et al, 2000, p. 28) montre qu’au Rwanda, la multiplicité des appuis économiques et sociaux n’a pas empêché le génocide. Cet exemple, bien que prenant place avant les conflits, montre bien cette ambiguïté du dogme développementiste visant à « faire du développement », en oubliant les conditions de la paix. Que penser du Congo qui finance à tour de bras depuis 10 ans des micro-projets pour les ex-combattants alors que les populations qui ont subi les guerres n’ont bénéficié d’aucune aide pour reconstruire leurs maisons ?

A contrario, il est possible d’affirmer que le développement peut être créateur de conflits. Par exemple, l’allocation de budgets destinés au développement se fait souvent dans une certaine opacité d’ensemble, les différents organismes bailleurs n’étant pas toujours coordonnés, ni les bénéficiaires, acteurs différents aux intérêts parfois divergents (ministères, ONG et associations locales). C. Fusillier (in Pirotte et al, 2000, p. 33) montre que ce type de situation peut être un puissant ferment de crise, en créant ou renforçant des inégalités. La gestion de l’après projet, face au désengagement des acteurs (bailleurs ou ONG) peut également générer des conflits dans la population, pas forcément préparée à gérer l’héritage du projet.

Autre impact de l’interprétation linéaire du post-conflit vers une situation de développement, le risque de considérer les situations d’urgence comme « des interruptions temporaires du processus de développement » (Duffield in Pirotte et al, 2000, p. 36). Ce qui amène encore une fois à vouloir rétablir la paix sans remédier aux causes des conflits. Or, Vircoulon (2008) insiste sur le fait que « si la stabilisation militaire des États faillis et l’organisation d’élections à peu près régulières sont réalisables pour peu qu’on y consacre l’attention politique et les moyens nécessaires, en revanche la résolution des conflits, le développement et la démocratisation connaissent des débuts incertains. » En effet, cette approche fondée sur droit semble contradictoire avec la notion même d’État failli qui sert de justification à l’intervention de la communauté internationale ! De plus, elle ignore les systèmes informels (ou coutumiers) de gouvernance, péchant par « méconnaissance du terrain, surestimation des capacités d’action de l’État et sous-estimation des enjeux de pouvoir et des stratégies de refus de l’institutionnalisation » (Vircoulon, 2008 ; Châtaigner et Magro, 2007).

Certains auteurs pointent également le fait que l’idée du post-conflit valorise l’idée de l’ordre et de la stabilité alors qu’on est dans des pays en plein changements (Pouligny, 2003 ; Porteous, 2003). En outre, « privilégier les aspects humanitaires et économiques de ces conflits tend à occulter leur dimension politique, et donc à obscurcir le fait, essentiel, que ces guerres, aussi violentes, désespérées et douloureuses qu’elles soient, sont en partie le produit d’un processus d’évolution politique absolument indispensable » (Porteous, 2003, p. 309).

Enfin, face à la reconnaissance des contextes particuliers des conflits, d’enjeux locaux extrêmement forts et de dynamiques locales, une réponse internationale globalisante ne semble pas forcément être une solution des plus appropriées. On assiste donc à un paradoxe, qui est que la reconstruction post-conflit, impulsée et gérée par la communauté internationale, ne peut réussir que par l’implication complète (et notamment politique) de sa population.

Ces quelques points montrent bien que cette périodisation du post-conflit ne correspond pas à la réalité, bien plus complexe, où guerre et paix sont entremêlées, où la fin de la guerre ne signifie pas obligatoirement la paix. Pour Agbodjan (2007), « dès que l’on confronte cette définition à la réalité actuelle, on se rend à l’évidence qu’elle ne résume

Chapitre 1 : Du post-conflit institutionnel à une géographie du post-conflit

pas exactement la situation des nouveaux conflits. On peut en effet remarquer qu’on assiste davantage à une oscillation entre conflit et paix dans certaines régions. Dans d’autres, le scénario propose une cohabitation des fronts de combat et des zones de paix, ou des menaces sécuritaires à répétition ».

Ainsi, le post-conflit est un prêt à penser qui se construit d’expériences peu à peu modélisées. Il ne rend pas compte des causes même du conflit et utilise les mêmes recettes quelque soit la forme de la guerre, alors que les répercussions socio- économiques de ces conflits ne sont pas les mêmes. En outre, le concept post-conflit évacue les spécificités des pays et des modes de résolution du conflit.

Mais au-delà, la notion de post-conflit devient de plus en plus normative, ce qui peut conditionner l’octroi de l’aide internationale. Il s’agit alors de proposer des stratégies de transition, d’évolution politico-économique et de « renforcement des capacités » des États concernés, en bref d’imposer un modèle de « bonne gouvernance », pour reprendre là aussi une terminologie largement répandue.

François Grünewald (1999, p. 423) dénonce la gestion du post-conflit par les institutions internationales : « La communauté internationale se satisfait souvent d'un rituel : un accord de cessez-le-feu, un plan de paix, un programme de désarmement des forces armées, un retour des réfugiés et des élections sous contrôle international et enfin une table ronde des donateurs pour la reconstruction. » Béatrice Pouligny interroge elle aussi le modèle de gouvernance occidental imposé, dans la mesure où les crises actuelles sont des crises du sous-développement et donc n’ont ni les mêmes causes ni les mêmes besoins que les crises du Nord (Pouligny, 2003 et 2005). Son questionnement porte également sur les priorités et les choix logistiques des institutions internationales. Quant à Tom Porteous (2007), il dénonce le « complexe militaro-développemental » qui cherche à imposer une « paix libérale » dans le monde.

La subordination de certains chercheurs aux définitions et aux cadres institutionnels des institutions internationales peut cependant se comprendre par la triple difficulté logistique, financière et éthique à mener des investigations scientifiques indépendantes sur ce type de terrains. Mais des voix issues tout d’abord des sciences politiques puis de la recherche action se font peu à peu entendre pour remettre en cause l’opérationnalité de la notion, prônant des approches plus individuelles des situations locales. La terminologie, la périodisation et l’approche modélisée liées au « post-conflit » commencent à être questionnées et nuancées par des travaux théoriques (Châtaigner et Hervé, 2007), ou reposant sur une méthode de collecte directe de données de terrain. Ceux-ci s’intéressent aux impacts sectoriels et régionaux complexes des crises, ou aux effets directs et indirects de la reconstruction sur les sociétés (Agbodjan, 2007 ; Chelpi et al, 2010).

La géographie a ainsi toute sa place dans ce dernier mouvement réflexif pour proposer des alternatives de recherches sur le post-conflit en s’intéressant aux territoires et aux populations.

1ère partie : Construire une géographie du conflit et du post-conflit dans les pays du Niari

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