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L’étude des milices : de la sociologie urbaine à la géographie des territoires

politique congolais de l’Indépendance aux élections de

Cadre 7 : Biographie succincte de P Lissouba

4.3 Création des milices : la marche à la guerre

4.3.1 L’étude des milices : de la sociologie urbaine à la géographie des territoires

À partir de 1993, la création des milices concrétise donc le phénomène de privatisation de la violence politique qui a débuté, selon Ossébi (1998), dans les premières années de la décennie 1990.

Les études scientifiques qui ont pu être faites de ces milices reposent dans un premier temps sur une analyse à chaud du phénomène à Brazzaville : ce sont les travaux en sociologie d’Henri Ossébi sur les Cobras (1998), ceux de Rémy Bazenguissa-Ganga (1996, 1998, 2001), ou ceux en géographie urbaine de E. Dorier-Apprill (1995, 1996, 1997, 1998) et R. Ziavoula (Dorier-Apprill et Ziavoula, 1996).

Au cœur de ces travaux, plusieurs thématiques sont analysées : le lien entre tensions ethniques et violences politiques revient systématiquement, montrant le rôle des politiques dans la manipulation des identités. L’opposition entre ainés et cadets sociaux est elle l’apanage des études sociologiques. E. Dorier a plutôt privilégié une approche par les territoires, à travers le rapport identitaire des jeunes brazzavillois à la modernité urbaine.

Tensions ethniques et violence politique

La question de l’ethnie est à la fois au cœur des violences politiques et à leur marge. En effet, « la thématique de l’antagonisme Nord-Sud et de l’épuration ethnique est clairement exploitée dans les discours des protagonistes dans leurs échanges d’accusations et d’invectives après le conflit » (Dorier-Apprill, 2000, Tonda, 1997), on a vu avec quelles manipulations. Ainsi, la création du Niboland permet à Pascal Lissouba de s’appuyer sur des groupes de jeunes partisans « Niboleks », d’abord à Brazzaville puis dans les pays du Niari, prêts à se battre pour lui. Il en est de même de la part de ses deux principaux challengers : les hommes politiques manipulent à leur profit les oppositions ethniques (Dorier-Apprill, 2000), afin d’embrigader plus d’individus (presque uniquement des jeunes défavorisés) dans les milices.

C’est une attitude courante dans les conflits de la fin du XXe siècle de revitaliser les ethnies pour mobiliser les masses. Avant même le conflit rwandais, Suzanne Bonzon (1967, p. 865) montrait l’importance de la mobilisation ethnique ou du tribalisme pour mobiliser les masses, à travers l’exemple du Nigéria dans les années 1950. « Le tribalisme est un moyen démobiliser des masses qui ne réagiraient pas à des mots d’ordre tels qu’ « anticommunisme », « socialisme » ou « démocratie » » (Bonzon, 1967, p. 865). Elle analysait cela comme étant une réaction face au manque d’expérience de groupes sociaux dans des jeunes États. C’est exactement la situation congolaise. En outre, cette évocation permet de situer les conflits congolais des années 1990 dans la lignée de la conflictualité héritée de la période précédente.

Chapitre 4 : La « montée des périls » : les pays du Niari dans le jeu politique congolais de l’Indépendance aux élections de 1992

Quant aux changements d’alliances politiques, ils montrent l’importance de la manipulation politique et ethnique dans l’accession des leaders au pouvoir (Bazenguissa- Ganga 1997, 1998 et 2001).

Une opposition entre ainés et cadets sociaux ?

Pour ces auteurs, la création des milices traduit et renforce la vieille idée d’opposition entre ainés et cadets sociaux, les ainés politiques impliquant de fait leurs cadets dans la politique. Les jeunes sont d’autant plus faciles à embrigader qu’ils sont les premières victimes des crises économiques et sociales ; marginalisés et exclus de l’État, ils constituent à ce tire une des clefs principales des conflits, comme ailleurs en Afrique (cf. la Sierra Leone de Richards, 1996). Les jeunes, marginalisés économiquement et socialement, et exclus de l’État, y voient le moyen de participer enfin à la vie politique du pays. Les affrontements naissent aussi du fait de la promesse d’une redistribution ; alors même que celle-ci n’est plus possible dans le cas où le leader ne serait pas ou plus au pouvoir.

Les guerres deviennent alors un moyen pour les jeunes de prendre de l’autonomie : les guerres miliciennes ont comme cibles principales les civils (Le Pape et Salignon, 2001) et comme objectif le pillage. Pour R. Bazenguissa-Ganga (2001), « Il est également possible de suivre les effets de la déparentélisation dans les pratiques de pillages massifs de 1997. […] Par son inscription dans le registre du public, le pillage ne renvoie pas seulement à la cupidité mais à des dynamiques politiques. Il n’est pas un crime mais instruit, en fait, le procès de la catégorie d’âge des vieux ». Pour Dorier-Apprill (2000, p. 156), « les jeunes miliciens de tout bord, de moins en moins canalisés par les chefs de partis imposent leurs pillages, rackets, violences physiques et humiliations aux habitants de toute origine, particulièrement aux adultes détenteurs d’une autorité dans les principaux systèmes normatifs (vieux, enseignants, religieux) ». L’institutionnalisation de modes de fonctionnement délinquants chez les jeunes, entraine des replis communautaires et générationnels de plus en plus radicaux, exploités par les hommes politiques pour répandre la peur parmi les populations.

Les milices constituent donc un moyen de redistribution économique, alors que le pays est en pleine crise économique, que l’État paraît inapte à résoudre problèmes du chômage et que l’école n’entraine plus de travail automatique comme au temps du monopartisme. Le pillage et le banditisme permettent de s’enrichir facilement tout en étant légitimés par le politique (cf. les 15-16 octobre 1997, quand Sassou prend le pouvoir et autorise les Cobras à piller Brazzaville pendant 48h). Le pillage, rebaptisé « effort de guerre »49, est donc, bien plus que la mobilisation ethnique, la vraie raison du succès des milices. Pour preuve, le 30 juin 1993, suite à un accord de dissolution des milices et la promesse faite par le président Lissouba d’intégrer 2000 miliciens à la force publique, le nombre de miliciens s’accroit considérablement, chacun espérant un emploi de fonctionnaire. Le pacte de paix de paix de décembre 1995 prévoit 2000 recrutements pour la mouvance présidentielle et 1000 pour l'opposition (Bazenguissa-Ganga, 1998, p. 57).

49 Une autre expression populaire révèle le lien entre violence et absence de justice redistributive : « Le

pillage c’est Nkossa, chacun aura sa part ». Elle fait référence à la phrase de P. Lissouba mentionnant le gisement pétrolifère de Nkossa, dont chacun était censé profiter. Expression qui sert ensuite de titre à P. Yengo (1998).

2ème partie : Une géohistoire des conflits dans les pays du Niari

Une approche par les territoires : des identités liées à la modernité urbaine

Une approche territoriale des milices à travers Brazzaville a été réalisée par E. Dorier- Apprill (1995, 1996, 1997). Elle émet l’hypothèse d’identités urbaines formées dans le rapport à la modernité urbaine. Pour suivre cette idée de modernité, fortement associée à la naissance des milices et à leur implication dans la vie politique, que soulignait déjà S. Bonzon, il faut également évoquer le rôle fondateur de la ville. Ainsi, E. Dorier-Apprill (2008) parle d’« ethnogenèse urbaine » au sein des milices.

Les milices Ninjas et Cobras, qui furent les premières à être créées (respectivement juillet et août 1993), sont non seulement associées à des régions, mais sont avant tout issues de « quartiers-territoires » (Dorier-Apprill, 1997) : Bacongo et Makélékélé pour les Ninjas, quartiers Nord de la ville (Ouenzé, Talangaï) pour les Cobras (Ossébi, 1998).

Tout l’enjeu de la première guerre des milices à Brazzaville a donc été, pour la dernière d’entre elles, les Zoulous, de se trouver un territoire. Car à Brazzaville, jusqu’en 1993, le parti présidentiel, minoritaire, n'est bien implanté que dans le quartier Mfilou. Ce quartier ne comprend cependant que 25 % de ressortissants des pays du Niari, alors que ceux originaires du Pool représentent environ 60% des habitants (CRETH, 1980). Dans cette partie de la ville, « la mouvance présidentielle va tâcher d'ancrer sa légitimité en armant, [à partir de novembre, et] sans vraiment les contrôler, un conglomérat de bandes de jeunes plus ou moins déclassés qui se font appeler Zoulous50. » (Dorier-Apprill, 1997). Ainsi l'identité Nibolek, en gestation pendant la campagne présidentielle, est-elle renforcée et elle aussi étroitement associée, à Brazzaville, aux bandes zoulous. Ce n’est qu’à l’occasion des guerres suivantes que les milices vont se détacher des quartiers territoires de Brazzaville pour s’implanter fortement dans les zones rurales, notamment au Sud du pays.

Autre élément de modernité : le nom donné aux milices et même les surnoms des quartiers. Les jeunes Brazzavillois sont beaucoup plus influencés par les médias internationaux que par la culture villageoise qu’ils revendiquent. Les noms Cobras et Ninjas font référence aux films de kung-fu dont les jeunes sont friands, tandis que l’appellation Zoulou sort tout droit d’une série télévisée à succès, Chaka Zoulou. De même, l’actualité internationale a joué un rôle important dans les représentations des miliciens. En 1993-94, les Zoulous rebaptisent le quartier de Mfilou « Beyrouth », tandis que Bacongo est surnommé « Sarajevo » (Bazenguissa Ganga, 1996, p. 29). Ils font ainsi référence à l’« épuration ethnique » dont ils accusent les Laris (et dont ils seront également accusés en retour).

Un renouvellement de l’approche ?

Ces dernières années se pose la question du renouvellement de l’approche portant sur les milices congolaises. On peut noter deux approches particulières : celle portant sur les milices encore actives Ninjas-Nsilulu (Ngodi, 2003, 2009), à travers notamment le thème du messianisme porté par la figure du « révérend-pasteur » Ntoumi ; mais surtout des études rétrospectives sur les milices des guerres des années 1990, notamment à partir de témoignages a posteriori des miliciens, en principe dénués d’enjeux politiques. Ces dernières études ne viennent pourtant pas des scientifiques, mais d’expertises

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Et les Aubevillois, mais ceux-ci revêtent tout d’abord une apparence légale puisqu’il s’agit de la garde présidentielle.

Chapitre 4 : La « montée des périls » : les pays du Niari dans le jeu politique congolais de l’Indépendance aux élections de 1992

internationales gravitant autour des projets de désarmement du pays. Là encore, les Ninjas sont survalorisés du fait de leurs activités miliciennes plus récentes. Ainsi, le sujet reste relativement peu traité à l’heure actuelle, et ne vient pas combler l’absence flagrante d’études faites dans les pays du Niari.

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