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post-conflit

2.2. Terrain et méthodologie de la recherche

2.2.3 Une démarche incluante et participante

Les sens au service de la recherche en terrain « étranger »

Les premières informations collectées sur le terrain sont celles qui passent par les sens : vue, toucher, odorat, ouïe, et même le goût.

Le goût : celui des safous, des mangoustans ou des simples ananas fraichement cueillis, sibissi, gazelle boucanée ou mwambe aux aubergines, autant d’indices culturels, économiques ou territoriaux. Leur présence/ absence est aussi signe de pauvreté, de sècheresse, de problèmes de transport et renseigne aussi bien qu’un long discours.

L’ouïe : une chanson chantée par une maman qui se mêle au bruit du pilon de bon matin ; le bruit d’une télévision dans un vidéo club ou celui d’un groupe électrogène dans le magasin du Mauritanien ; le bruit de la machette qui tape sur les troncs et les feuillages dans la forêt ; une sonnerie de téléphone portable, l’absence de bruit mécanique : cela renseigne aussi sur l’isolement du village, l’emprise de la modernité sur lui26.

L’odorat : odeur de cuisine, odeurs de bois, odeur de brûlis, de transpiration dans un taxi bondé, ou de décharge dans une rue de Dolisie. Pourquoi les odeurs ne seraient elles pas scientifiques ? À la suite d’Alain Corbin (Le Miasme et la Jonquille, 1982), les géographes ont essayés de faire une Géographie des Odeurs (Duleau, Pitte, 1998). Même si elles sont moins présentes dans le discours scientifique que les autres sens (principalement la vue), l’odorat mérite d’être cité ici tant il fait partie de l’expérience du terrain.

Le toucher : les poignées de main, rituel de salutation ; la sensation du pagne, pour en tester sa qualité ; et aussi les démangeaisons des moustiques, si douces (qui l’aurait cru) comparées de celles des fourous et au petit œuf de la mouche filaire… quoi d’étonnant alors, cette journée « perdue » à transpirer du manioc sous une moustiquaire ? Ne participe t’elle pas à mieux appréhender la réalité ?

La vue : l’alpha du géographe, toujours attentif aux paysages. Là encore, terre rouge de Dolisie, dolines de Makabana, glaise humide de Komono, ville alanguie, village dispersé, tout compte pour comprendre et analyser, tout cela de manière englobante défini un vécu, c’est-à-dire la synthèse des informations données par nos sens et de notre subjectivité (beau, laid, bon, agréable, déplaisant etc.).

Ce dernier sens a la chance d’avoir un outil, bien qu’imparfait, à sa disposition, facilement exploitable dans une thèse : la photographie. Nous en userons autant que possible, car les photographies ont le mérite de joindre l’agréable à l’utile ; elles sont capables de faire sens pour autrui et de confirmer d’autres données. Les photographies ne sont pas là seulement pour illustrer un propos tenu par ailleurs à l’écrit : le choix de la photo, son cadrage, les assemblages et confrontations qui peuvent êtres faits sont autant d’éléments participant de la démarches scientifique et servant à l’argumentation. Comme les cartes, elles sont un construit au service d’une représentation de la réalité. Elles permettent

Chapitre 2 : Méthodologie d’une géographie du post-conflit

d’une façon complémentaire au texte scientifique d’analyser des paysages, des situations, des évolutions.

Dernier point, la prise de photographies constitue un point d’entrée dans la communication avec certains interlocuteurs, une façon de rentrer en contact, de s’intéresser au travail de l’autre. La possibilité ou non de prendre des photos, le contact établi lors de la demande qui est faite sont également révélateurs de la position des interlocuteurs face au chercheur : à l’agressivité dans le train ou celle des militaires à Dolisie ou Loutété s’oppose par exemple la quête de reconnaissance des villageois des petits villages ou la volonté de montrer la misère de certains infirmiers ruraux.

À la photographie pourrait être associée la vidéo, qui a l’avantage d’ajouter le son à l’image. J’ai peu utilisé ce média car il est peu adapté à des enquêtes en milieu rural non électrifié ; je manque également de matériel et de savoir-faire. L’envie m’en est cependant venue lors de scènes inattendues, par exemple lorsque quelques enfants de Kinzaba, apprenant que j’allais visiter leur école, m’y ont précédé pour me chanter l’hymne congolais puis me mimer des scènes apparemment militaires, empruntées à leur groupe de « scouts ». Cette scène, que j’ai filmée avec mon appareil photo, est restée pour moi le symbole d’un message que cherchent à véhiculer plusieurs acteurs : la discipline et l’unité face au drapeau, inculquées par les notables du village (qui est le village d’origine du ministre de l’agriculture), en réaction aux guerres, notables qui se positionnent ainsi très fortement politiquement pour le pouvoir en place et l’oubli des guerres ; la fierté des enfants et leur inscription très forte dans l’histoire de leur pays par la reproduction de gestes de guerre.

Ce « témoignage » mériterait de figurer dans cette thèse, via un CD-Rom ou un site internet par exemple. Sans doute les thèses du futur pourront-elles plus facilement proposer d’autres types de supports ?

Une méthodologie opérationnelle

Les sens constituent donc des éléments importants à utiliser pour le géographe, en en connaissant leur limite scientifique qui passe à travers l’évaluation subjective de l’être humain. Toute expérience de terrain peut alors être exploitée en tant que démarche scientifique. On s’approche de la perspective situationnelle développée par Clyde Mitchell (« The Kelela Dance », 1956), qui a pris position dans les débats sociologiques contre l’« objectivisme » et le « scientisme » des années cinquante-soixante. Cette approche permet la reconnaissance scientifique de méthodologies de terrain moins cartésiennes, telles les fiches d’observation ou les carnets de terrain.

Pour ma part, on peut considérer que j’ai utilisé quatre supports distincts qui sont la base de ma démarche participante. En premier lieu, j’ai réalisé des fiches d’observation, distinctes en fonction des lieux visités, numérotées selon un ordre au départ chronologique. Au départ seulement, puisque j’ai ensuite complété ces fiches avec des observations supplémentaires que je pouvais faire en me rendant à nouveau dans le lieu en question, ou de remarques qu’on pouvait me faire le concernant. Le fil directeur d’une fiche d’observation est donc toujours un lieu, que ce soit une ville, un district, un tronçon de piste, ou un bâtiment (cf. liste des fiches d’observations, Annexe 6).

Ces fiches d’informations sont donc à lire en complément des entretiens, elles forment un support d’informations conséquent. Il arrive parfois que pour un lieu donné, je ne dispose

1ère partie : Construire une géographie du conflit et du post-conflit dans les pays du Niari

que de cette fiche d’observation, faute de temps pour faire des entretiens ; l’inverse est aussi possible.

Ces fiches d’observations sont complétées par les photos, deuxième outil de cette démarche. J’ai d’ailleurs souvent inclus des photos dans les fiches, ces dernières y faisant explicitement référence. Mais le corpus photographique dépasse largement le strict cadre des fiches d’observation.

Les « gazettes » constituent un troisième outil de cette démarche. Elles n’ont pas été conçues l’origine comme un outil scientifique, puisque je les ai réalisées pour donner régulièrement des informations à ma famille. Elles ont donc un format créé pour être adapté aux problèmes informatiques de Dolisie. En effet, elles ont été créées pour éviter les problèmes d’électricité et de connexion internet fréquents à Dolisie, et ne pouvaient être envoyées que de cette ville, la seule à être pourvue à l’époque de cybercafés (en 2010, un cyber a ouvert à Nkayi et a constitué une seconde possibilité d’envoi). Les gazettes étaient écrites à l’avance, devaient être « légères » pour pouvoir être envoyées par mail (obligatoirement groupé) en moins d’une heure. Mais destinées à un « public » ne connaissant pas le Congo, elles devaient également être imagées et attrayantes. C’est ainsi que les gazettes ont été à postériori intégrées à mes recherches en tant que témoignages personnels, chronologiquement datés dans mon terrain (Annexe 9).

Le dernier outil est mon journal personnel. Là encore, il n’a pas été conçu en tant qu’outil de terrain. Mais il m’a permis de vérifier certaines données, de retrouver des informations non mentionnées dans les autres outils, et doit à ce titre être mentionné ici.

L’observation participante peut être plus ou moins poussée selon l’implication du chercheur dans la vie des populations. Le géographe n’est pas un anthropologue, il ne cherche pas absolument à faire partie des populations qu’il prétend observer. La taille de mon terrain aurait de toute façon rendu cette démarche impossible.

En tant que voyageuse solitaire empruntant les moyens de transport locaux et consommant ce que je trouvais sur place, mon terrain, me semble-t-il, m’a permis/ obligé à une grande part de démarche participative. Même la longue attente dans la poussière d’un bord de piste en attendant un hypothétique « camion » se révèle être une donnée exploitable scientifiquement. Même les kilomètres de marche à travers la forêt sur de petits sentiers en bambous ou l’on croise les jeunes de retour du collège en fin de semaine, les cueilleurs de tombé ou des mamans faisant rouir leur manioc.

La difficulté d’accès aux terrains et aux informations (et c’est plutôt la norme que la règle !) est en soit une information extrêmement intéressante. Les difficultés liées au transport sont vraiment compréhensibles en faisant soi même l’expérience de l’enclavement, en partageant un long tronçon de piste à pied, en poussant les camions avec les voyageurs. Chaque déplacement était à la fois une épreuve et une enquête, ce que j’ai essayé de traduire à travers des fiches de terrain intitulées « Observations personnelles » où se mêlent les détails des voyages constituant autant de données « objectivantes » : véhicules, vitesse, état des pistes, heures de passage dans les villages, descriptions visuelles et retranscriptions des discussions des personnes qui m’accompagnent. C’est aussi pourquoi tout ne réside pas dans les entretiens, mais je laisse une part importante à mon vécu, et aux mots entendus ici ou là. Isolés, ils ne

Chapitre 2 : Méthodologie d’une géographie du post-conflit

veulent rien dire, mais confrontés à d’autres mots, d’autres discours, ils sont porteurs d’un sens scientifique.

PHOTOS 1 :LES TRANSPORTS EMPRUNTÉS, DU PLUS EFFICACE (CENTRE MOBILE DE VACCINATION D’ENI FOUNDATION, CONVOI DE MPD) AU PLUS LONG (CAMION DE TRANSPORT DE BOIS À MABOMBO, À GAUCHE), AU

PLUS SERRÉ (TAXIS COLLECTIFS =7 PERSONNES AVEC LE CHAUFFEUR MAIS SANS COMPTER LES BAGAGES ET AU PLUS ÉPROUVANT (TRAIN MBINDA, EN BAS À DROITE).

Le problème de la langue était aussi une barrière, sans doute la principale limite à cette démarche participante et pour les entretiens. La langue officielle du Congo est le français, la communication avec les populations ne devrait théoriquement pas poser de problème, mais dans les faits, les populations qui parlent bien le français sont dans les villes, où elles ont pu bénéficier d’une scolarisation suffisante (en terme de durée et de qualité) pour acquérir un bon niveau de français, et où son usage est répandu. Il faut rappeler en effet que le français, seule langue officielle du Congo, constitue une sorte de médiation entre les multiples langues parlées par les populations et notamment entre les trois langues dominantes (lingala, lari, munukutuba), chacune représentant malgré-elles une « faction politisante » de la population.

Dans les pays du Niari, la langue vernaculaire est le munukutuba. Je devrais en réalité parler des munukutubas, puisque cette langue est multiforme et change très rapidement d’une localité à une autre, déjouant tous mes efforts pour en apprendre autre chose que les salutations d’usage et quelques expressions simples. Dans les villages et même dans les villes petites et moyennes, l’absence de scolarisation de nombreux enfants, jeunes et adultes, agravée depuis les guerres par le manque d’enseignants et la médiocrité de l’enseignement restant (il m’était parfois impossible de comprendre et de me faire comprendre par l’instituteur du village, bénévole et n’ayant pas atteint le stade du BEPC), fait qu’il m’était souvent difficile d’accéder directement à certaines personnes, notamment aux anciens du village et aux femmes (beaucoup moins et moins longtemps scolarisées que les garçons. Dans ces cas là, c’est par le truchement d’un interprète

1ère partie : Construire une géographie du conflit et du post-conflit dans les pays du Niari

improvisé, souvent l’ « instituteur », l’ « infirmier »27 ou un jeune présent à ce moment là dans les parages et parlant français que se faisaient les traductions.

Outre les difficultés que peuvent poser le fait que le traducteur impose des réponses, en occulte d’autres ou transforme les paroles de l’enquêteur ou de l’enquêté, dans le cadre de la démarche participante le problème de langue pose la question des limites de l’observation. De nombreux aspects de la vie et des difficultés des populations m’ont ainsi échappé par incompréhension, scènes saisies sur le vif dont la signification nous échappe.

PHOTOS 2 :EXEMPLES DE LOGEMENTS : DANS LA MATERNITÉ DE L’EEC À LOUBETSI ; CHEZ GINA ET SES « COLOCATAIRES » À SIBITI ; DANS LES TENTES DES GÉOLOGUES À DMCMAYOKO ; CHAMBRE DANS L’HÔTEL DE

KOMONO.

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