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Un « transfert culturel » : le retour de la parabase

b) Le modèle pamphlétaire et ses enjeu

2. Un « transfert culturel » : le retour de la parabase

On divise la comédie grecque tout entière en comédie ancienne, moyenne et nouvelle. La première est la plus animée, la plus active et la plus militante ; elle a pour caractère d’être surtout une critique politique et sociale, de s’attaquer aux personnes en les nommant, et d’adresser directement au peuple, dans une partie du chœur nommée parabase, des avis et des interpellations.

Émile Deschanel, « La comédie dans les républiques », 1, 1849.

Cet ethos du poète orateur, la comédie ancienne offre la possibilité de le voir s’exprimer sans masque. La parabase, cette partie de la comédie dans laquelle le chœur – ou plus exactement le coryphée – s’adresse directement aux spectateurs, souvent au nom du poète, va faire l’objet d’un intérêt critique soudain. Négligé jusque-là, cet intermède choral devient en effet, au XIXe siècle, le lieu privilégié où s’investit la lecture rhétorique et pamphlétaire d’Aristophane. C’est là, selon Poyard, que la scène se met à braver la tribune :

729

Marc Angenot, op. cit., p. 42.

730

Alfred de Musset, « Lettres de Dupuis et Cotonet », op. cit., p. 875.

731

Marc Angenot, loc. cit.

732

Paul de Saint-Victor, Les Deux Masques, op. cit., t. II, p. 372.

733

Ni les allusions transparentes, ni même la satire directe des personnes et des actes ne contentent l’ambition du poète ; mais au milieu de l’action dramatique il introduit la parabase : le coryphée dépose le masque ; il ne s’adresse plus à des spectateurs, mais à des citoyens, et les entretient des affaires publiques734.

Le changement de statut du public que Poyard met ici en évidence, en contradiction d’ailleurs avec le texte grec735, signale bien le changement de régime du discours que l’on perçoit dans la parabase. Le dramatique, le satirique même font place au rhétorique, l’écoute esthétique à l’écoute politique. Glosant Poyard, en introduction à une édition scolaire d’extraits en grec de 1878, M. A. Jacquet précise que « la parabase est une sorte d’explication publique, de règlement de comptes entre le poëte et le peuple, un plaidoyer solennel et lyrique dans lequel le parterre, devenu tribunal ou assemblée délibérante, écoute la défense ou les conseils de l’écrivain736 » : un moment d’éloquence active, donc, mêlant rhétoriques judiciaire et délibérative devant une assemblée qui rappelle le Forum de Villemain. Fort logiquement, la parabase se voit donc attribuer, à partir des années 1830, un rôle central. « Impatiemment attendue de l’auditoire », écrit Artaud, la parabase « était le morceau capital de l’ancienne comédie737. » Émile Deschanel, qui lui consacre un des quatre chapitres de ses Études sur Aristophane, y voit « l’âme de la comédie ancienne738 ».

Cette mise en vedette soudaine de la parabase est aussi une résurrection. Canonique dans la tradition grecque, dans laquelle il définit l’une des parties caractéristiques de la comédie ancienne739, le terme, transmis avec sa définition dans les éditions d’Aristophane dès l’Aldine, était employé par les érudits de la Renaissance. L’humaniste allemand Frischlin, dans son édition partielle avec traduction métrique en latin, définit par exemple la parabase, à l’instar des grammairiens grecs, par sa place, sa fonction et son contenu et donne un schéma métrique général de ses parties740 ; les Poetices Libri septem de Jules César Scaliger lui consacraient quelques lignes

734

Constant Poyard, op. cit., p. II.

735 On ne trouve nulle part dans les parabases aristophaniennes l’expression formulaire « Athéniens » (w)

a1ndrej 0Aqhnai=oi) qui caractérise le discours politique. Le « peuple » apostrophé dans les Guêpes (v. 1015) n’est pas le dèmos mais la foule (lew/j) de l’assistance. Les parabases s’adressent en fait toujours à des spectateurs (qew/menoi Nuées, 518, qeatai/ Guêpes, 1016 et Paix, 731) et postulent une écoute liée aux « muses » (Cavaliers, 505) et à Dionysos (Nuées, 519). Cela n’empêche pas Artaud (op. cit., p. 191), comme Zévort (op. cit., p. 178), de traduire, dans la parabase des Guêpes, lew/j par « citoyens », contrairement d’ailleurs à Poyard qui choisit « peuples », (op. cit., p. 179).

736

M. A. Jacquet, Extraits d’Aristophane (texte grec), précédés d’Études préliminaires sur les origines de

la comédie grecque et sur Aristophane, Paris, Librairie classique Eugène Belin, [1878], p. VII. 737

Nicolas-Louis-Marie Artaud, op. cit., « Notice sur Aristophane », p. IX.

738

Op. cit., p. 398. Le chapitre sur la parabase occupe les pages 355 à 398.

739

Aristophane emploie le verbe technique parabh=nai pour désigner le mouvement du chœur s’avançant vers le public au début de ses « anapestes » (Paix, 735 ; Cavaliers, 508 ; Thesmophories, 785). Les grammairiens et scholiastes post-classiques définissent très précisément la paraba/sij, sa mise en scène, son contenu et sa structure métrique, et en font un des critères de la comédie ancienne (cf. Fr. Dübner, Scholia in Aristophanem, op. cit., « Prolegomena de comœdia », I, p. XIII, 44-54, IXa, p. XX, 102-110).

740

Nicodemus Frischlinus, « De comœdia veteri eiusque partibus », in Aristophanes Veteris comœdiae

extrêmement précises et renseignées741. Dans l’imitation en vers des Oiseaux qu’il publie en 1579 sous le titre de La Nephelococugie ou La Nuée des cocuz, et qui se veut calquée sur la structure de la comédie ancienne, Pierre Le Loyer utilise un découpage traduit du grec, avec des pauses, des strophes, des épirrhèmes ; la didascalie « parabase » précède la traduction du fameux chœur des v. 685-735742. L’avis au lecteur explique ce « fil de la Comedie », laquelle, dit Loyer, « si je n’ay divisée par Actes, & par Scenes, j’ay en cecy suyvi Aristophane qui n’en fait point, mais au lieu il y a des Chœurs, des Parabases, des Épirrhemes & des Pauses743 ». Et ce découpage est justifié par la traduction littérale de deux passages de « l’interprete Grec de nostre Poëte Aristophane744 » sur le chœur et les parties de la comédie ancienne745.

Or la parabase disparaît totalement du discours critique en France après la Renaissance, comme d’ailleurs la plupart les termes techniques correspondant à la structure métrique ou orchestique des chœurs comiques. Presque aucun des textes français qui ont traité, à l’époque classique, de la comédie grecque n’y fait référence746 ; le Cours analytique de littérature générale de Louis-Népomucène Lemercier, publié en 1817 mais professé entre 1810 et 1811, ne la connaît pas non plus. Les traductions découpent les textes en actes et en scènes, et la parabase n’y existe que sous la forme traduite de l’« intermède ». Si Dacier, Boivin puis André-Charles Brottier, auteur de la deuxième traduction intégrale de l’œuvre, le notent assez systématiquement, ajoutant parfois que le chœur « s’adresse aux spectateurs747 » (Les Oiseaux) ou qu’il est « seul748 » (Les Acharniens), la première traduction intégrale, celle de Poinsinet de Sivry (1784749), est loin d’avoir cette rigueur. C’est par le biais du Cours de littérature dramatique d’August Wilhelm von Schlegel, traduit en 1814750, que la parabase fait sa réapparition en France, où elle s’acclimate très rapidement, dans le discours critique

741

Jules César Scaliger, Poetices libri septem, Lyon, A. Vicentium, 1561, Liber I, caput IX, p. 16-17.

742

Pierre Le Loyer, Œuvres et meslanges poétiques, Ensemble la comedie Nephelococugie, ou la Nuée

des cocuz, non moins docte que facétieuse, op. cit., p. 192. 743

Pierre Le Loyer, « Au docte et bénévole lecteur », in La Nephelococugie, op. cit., p. 165.

744

Ibid.

745

Fr. Dübner, Scholia in Aristophanem, op. cit., « Prolegomena de comœdia », IXa, p. XIX-XX.

746

Dans l’édition de 1763 du Théâtre des Grecs (nouvelle édition, revue, corrigée & augmentée, 6 vol. Paris, Les Libraires associés, t. 6, p. 97), le mot grec paraba/sij apparaît bien dans une note due au nouvel éditeur, à propos du « discours aux spectateurs » des Oiseaux, que Brumoy compare à celui des autres pièces. Mais le terme n’apparaît ni dans le « Discours sur la comédie », ni dans les « Conclusions générales », ni dans les extraits ou les résumés des pièces. Il est d’ailleurs absent de la longue table des matières finale.

747

Jean Boivin, op. cit., p. 276.

748

[André-Charles Brottier], Le Théâtre des Grecs, op. cit., t. XII, 1822, p. 91.

749

Théâtre d'Aristophane, traduit en français partie en vers, partie en prose […], op. cit., 1784.

750

Op. cit. Cette traduction comporte la première occurrence du mot « parabase » que nous ayons trouvée dans un corpus en langue française après Le Loyer. La première occurrence donnée par le TLF est la définition de Boiste dans son Dictionnaire de la langue française de 1819. L’influence précoce de Schlegel sur la réception érudite d’Aristophane est visible dans les notes que l’helléniste Patin ajoute aux extraits du Lycée de La Harpe réimprimés dans le grand Répertoire de la littérature ancienne et moderne (30 vol., Paris, Castel de Gourval, 1824-1826, t. 2, 1824, art. « Aristophane »).

comme dans les traductions, qui la signalent presque toujours par une didascalie (Artaud) ou une note (Poyard).

Cette disparition du terme, voire de la notion, s’expliquent sans aucun doute par l’hégémonie normative de l’esthétique classique, qui ne peut sans résistance considérer comme structurelle une telle interruption de l’action, a fortiori assortie d’une adresse directe au public. La Harpe commente ainsi l’extrait de la parabase des Acharniens où le chœur glorifie l’audace et la sagacité politique, bénéfique aux Athéniens, de l’auteur751 :

Cette apologie, ce panégyrique, ne sont pas dans un prologue, comme on pourrait le croire ; c’est au milieu de la pièce, à la fin du second acte. On peut juger par là du peu d’égard qu’on avait alors à l’illusion dramatique, qui ne peut s’accorder avec cette coutume bizarre d’adresser à tout moment la parole aux spectateurs752.

Anne Dacier, dans sa traduction des Nuées, en 1684, avait précisément déplacé la première partie de la parabase753, dans laquelle Aristophane se livre, à la première personne, à une apologie de son art, pour en faire un prologue. Elle s’en justifie ainsi :

De ce que j’ay mis en Prologue Aristophane en avoit fait la premiere partie de l’Intermede du premier Acte, & il avoit raison. Il ne devoit d’abord penser qu’à interesser les spectateurs, & comme on n’avoit jamais rien vû sur le Théatre de plus vif ni de mieux imaginé que son premier acte, il savoit bien qu’après qu’il leur auroit jetté cet appast, ils luy donneroient le temps de leur dire tout ce qu’il voudroit […], mais dans la traduction, il me semble que cela est mieux en Prologue754.

Explication bien courte, qui ignore le caractère structurel de la parabase et montre bien à quel point un discours attribué à l’auteur n’est réellement admissible, pour des lecteurs modernes, que sous la forme quasiment péritextuelle du prologue755. Schlegel, dans son Cours de littérature dramatique, conserve d’ailleurs cette réticence :

[…] ce qui distinguait plus particulièrement le chœur comique était la parabase. On appelait ainsi un morceau étranger à la pièce, dans lequel le poète s’adressait à l’assemblée par l’entremise du chœur ; tantôt il y vantait son propre mérite et se moquait de ses rivaux ; tantôt, en vertu de son droit de citoyen d’Athènes, il faisait

751

Aristophane, Acharniens, v. 633-651.

752

Jean-François de La Harpe, Lycée, ou cours de littérature ancienne et moderne, op. cit., t. 2, p. 19.

753

Vers 519-562.

754

Anne Dacier, Le Plutus et Les Nuées, op. cit., Préface. Un siècle plus tard, Poinsinet de Sivry adopte le même découpage, et attribue le Prologue, adressé « aux Spectateurs », à Aristophane lui-même (Théâtre

d’Aristophane, op. cit., t. 1, p. 21). 755

Pour la comparaison avec le prologue et d’autres formes modernes de rupture de l’illusion, cf. Émile Deschanel, Études sur Aristophane, Paris, L. Hachette et Cie, 1867, p. 394-395. La fonction éventuellement péritextuelle du prologue est évoquée par Gérard Genette (Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 154-155). Le terme de péritexte est pris ici dans le sens de discours auctorial périphérique, distingué, selon la proposition de Jean-Marie Thomasseau, du « paratexte théâtral » compris comme de texte auctorial non énoncé en scène et présent dans la « partition » dramatique (Jean-Marie Thomasseau, « Pour une analyse du paratexte théâtral. Quelques éléments du paratexte hugolien », Littérature, n° 53, février 1984, p. 79).

des propositions sérieuses ou badines pour le bien public. Il faut convenir que la parabase est contraire à l’essence de toute fiction dramatique, puisque la loi générale du genre est d’abord que l’auteur disparaisse pour ne laisser voir que ses personnages, sans faire aucune attention aux spectateurs756.

L’absence de l’instance auctoriale dans le texte théâtral reste considérée comme une norme infrangible. À cet égard, le chœur fait partie de la préhistoire du genre, surtout quand il brise l’illusion scénique et s’adresse au public au nom de l’auteur. La parabase aristophanienne, forme extrême de cette rupture757, restera longtemps ressentie comme foncièrement hétérogène au genre dramatique. Auguste Vacquerie, dans un article recueilli au début de Profils et Grimaces, en témoigne remarquablement. L’histoire du progrès de l’art dramatique est pour lui liée à la disparition progressive du chœur, perçu comme une sorte d’intrusion d’auteur, là où le dramaturge, démiurge régnant sur ses créatures, devrait n’être qu’une sorte de deus absconditus : « La forme dramatique est la forme divine. Dieu est partout et ne se montre nulle part758. » Inévitablement, les parabases d’Aristophane – et Vacquerie oublie que ni l’Assemblée des femmes, ni le Plutus n’en comportent – transgressent un tel principe avec une désinvolture singulière :

Au milieu de toutes ses pièces, le chœur, quel qu'il soit, homme, femme, nuée, guêpe, grenouille, plante là ses personnages, se tourne vers le public, et l'entretient des affaires et des opinions d'Aristophane. Aristophane propose des lois, cause de tout, surtout de lui, et montre une fois de plus comme la modestie est inséparable du vrai talent759.

Cette désinvolture de la parabase renvoyait pour Schlegel à l’essence profondément gaie de la comédie ancienne :

[…] cette espèce d’intermède était conforme à l’esprit de l’ancienne comédie, où non seulement l’objet de la fiction, mais la composition tout entière n’était qu’un pur badinage. Cette puissance illimitée de la gaîté se manifestait par l’impossibilité de rien prendre au sérieux, pas même la forme dramatique. On trouvait du plaisir à se soustraire un instant aux lois de la scène, à peu près comme dans un déguisement burlesque, on s’amuse quelquefois à lever le masque. C’est encore ainsi que de nos jours l’usage des allusions et des mines adressées au parterre ne s’est jamais tout à fait aboli dans la comédie […]760.

Mais ce n’est pas l’ancêtre des apartés et des lazzi que la lecture française retient de la parabase ressuscitée pour elle par Schlegel. La rapidité de sa nouvelle fortune critique

756

August Wilhelm von Schlegel, Cours de littérature dramatique, op. cit., t. I, p. 234.

757

Littré va jusqu’à définir la parabase comme la « partie de la comédie ancienne où le poëte parlait lui- même aux spectateurs » (Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette et Cie, t. 2, 1ère partie, 1863,

ad verb.) ; Charles Magnin suggère qu’outre le rôle de Cléon, Aristophane « prononça peut-être plusieurs

de ses parabases » (« De la mise en scène chez les Anciens », 2e partie, Revue des Deux Mondes, art. cit., p. 265).

758

Auguste Vacquerie, Profils et Grimaces, Paris, Michel Lévy frères, 1856, p. 5.

759

Ibid., p. 7.

760

tient au contraire au fait qu’elle y identifie le lieu par excellence de l’intrusion du discours politique dans le tissu dramatique. À lire ces lignes enflammées de Jules Janin, le contraste est saisissant :

Quand Aristophane se met à dire : Allons çà, parlons en vers anapestes ! soyez assurés qu’il va être sans pitié, qu'il va être sans respect ; il va porter sa lampe brûlante sur les parties les plus glorieuses ou les plus honteuses de cette société qui lui tend la joue pour être souffletée à outrance. Sauve qui peut ! le bouffon va parler comme un juge ; le vil comédien va se poser en magistrat ; […] le poëte va tout à l'heure accomplir son métier d'athlète : il va se prendre corps à corps avec les plus puissants par l'intelligence ou par la force761.

À l’opposé du ludisme qui caractérisait la lecture de Schlegel, la métaphore athlétique situe ici le discours de la parabase dans le registre du combat politique. Si le masque qui tombe déjoue la fiction, ce n’est pas une bouffonnerie de plus, c’est pour dévoiler le corps de la société, et révéler dans l’acteur un double du poète, accomplissant son sacerdoce de justicier. Loin de constituer le comble de la fantaisie comique, la parabase est le lieu même par où la comédie ancienne se fait pamphlet. La place stratégique qui lui est accordée dans le dispositif agonistique du théâtre aristophanien donnera lieu plus tard à une nouvelle métaphore sous la plume d’un autre « prince des critiques », Paul de Saint-Victor :

Cette mascarade, désordonnée à la surface, garde, au fond, l’unité et la discipline d’une phalange ; elle cache des glaives sous ses oripeaux. […]

Cette lutte dramatique se précise par la parabase. Au milieu de la pièce, le Chœur, jusque-là rassemblé entre l’autel bachique et la scène, défilait le long du théâtre et se rangeait, comme en bataille, devant les gradins. Le dialogue se taisait, l’action faisait une pause, il y avait entracte. Alors le Coryphée se détachait du chœur et adressait la parabase au public762.

Le défilé que constitue, selon une étymologie possible, la parabase763, et dont l’érudition a redécouvert, depuis Artaud, le déroulement scénique et resitué l’origine dans les cortèges phalliques des fêtes de Dionysos764, se transforme en parade militaire, préludant à la harangue d’un stratège prêt à manier les armes de la rhétorique. Cet imaginaire visuel est ainsi lié à une mise en scène du pamphlet, inventant une sorte de corps théâtral, athlétique ou martial, du discours politique. Le déploiement du chœur parabasique réalise ainsi la métaphore qui fait pour Villemain de l’orateur antique « l’homme armé du don naturel et soudain de la parole, le guerrier de la tribune765 ». L’image du corps à corps de l’athlète se substitue à celle du satiriste manieur de fouet,

761

Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, op. cit., t. 2, 1853, p. 323. La phrase attribuée à Aristophane est la traduction approximative du v. 627 des Acharniens. Les anapestes sont le mètre canonique de la première partie de la parabase.

762

Paul de Saint-Victor, Les Deux Masques, op. cit., t. II, p. 514-515.

763 Para/basij, « passage, défilé » (Émile Burnouf, Histoire de la littérature grecque, Paris, C.

Delagrave, 1869, t. 1, p. 322). Cette interprétation part du sens latéral du préfixe para/.

764

Cf. par exemple Émile Deschanel, op. cit., p. 356-358, ou Émile Burnouf, loc. cit.

765

lanceur de flèches et distillateur de poison. À moins que les deux visions ne se superposent, mêlant dans un imaginaire corporel de la lutte pamphlétaire les ressorts de la satire à l’engagement épique du combat politique :

Dès qu’elle paraît dans Athènes, la vocation de la Comédie grecque se déclare ; elle s’empare de la satire politique : c’est l’instinct d’Achille enfant se jetant sur l’épée qu’il voit pour la première fois. Elle devient un pamphlet vivant, armé du dard de l’abeille attique. […] L’humanité pour elle se concentre dans la Cité, le temps dans le présent, l’idée dans un adversaire, le mal et l’infamie dans le parti qu’elle combat. Sa poétique est une polémique, son but est une cible qu’elle crible de traits766.

Dans la fusion de la satire et de l’éloquence que représente le pamphlet aristophanien, la parabase offre un cadre idéal au pur déploiement de la rhétorique ; et c’est bien évidemment dans ce sens qu’elle est comprise. Discours de tribun, la parabase se définit donc, comme l’écrit Poyard, comme « une sorte de harangue presque toujours politique767 ».

Mais cette lecture met au second plan le caractère composite d’un intermède qui comporte généralement, outre les anapestes du coryphée, des parties chorales et satiriques. Cette réduction de la parabase à la rhétorique politique est bien mise en lumière par Jacques Denis, qui tient celle des Grenouilles pour le modèle du genre. Donnant un sens expressément institutionnel au terme de « conseiller » (su/mbouloj) par lequel Aristophane se qualifie lui-même dans la parabase des Acharniens768, il

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