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a) La limitation référentielle de la comédie personnelle

Les distinctions esthétiques de Marmontel recouvrent en fait une série d’arguments théoriques qui, depuis le XVIIe siècle, assignent à la comédie le domaine du général et lui interdisent le particulier, réservé au genre rejeté de la satire dramatique personnelle. La critique esthétique qui vise alors la comédie ancienne concerne le caractère déterminé de son référent, qui la rend illisible hors de son contexte et, supposant une détermination symétrique du destinataire, contrevient au dogme de l’universalité poétique. Une page savoureuse et bientôt fort controversée301 de La Harpe, à l’extrême

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Non pas que les intrusions d’auteur en soient absentes, à commencer par la parabase, qui construit une

persona satirique et pourrait donner un appui de poids à l’argument de Marmontel. Mais, comme on le

verra, la parabase est ignorée à l’époque et ne sera redécouverte qu’au XIXe siècle.

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Jean-François Marmontel, op. cit., p. 141.

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Ibid.

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L’incompréhension assez obtuse de son auteur en ce qui concerne Aristophane et ses nombreuses erreurs d’érudition feront l’objet de vives critiques au XIXe siècle. Lemercier, en réponse au dialogue sur les Chevaliers, fera dialoguer un Athénien, puis Aristophane lui-même avec La Harpe (Cours analytique

fin du XVIIIe siècle, le démontre par l’exemple, en opposant Térence, lequel, en véritable comique comme Ménandre, « a peint l’homme », à Aristophane, qui « n’était qu’un satirique » et « n’a peint que des individus302 ». La Harpe se « suppose » d’abord dans l’ancienne Rome, assistant à une pièce de Térence dont la première réplique lui permet immédiatement de reconnaître « un jeune homme bien amoureux303 » qui monologue ses tourments. Il s’identifie ensuite à un Grec non athénien assistant à la représentation des Chevaliers :

Je vois paraître deux esclaves, et j’entends dire : Ah ! voilà Démosthène, voilà Nicias. – Que dites-vous donc ? Ce sont deux esclaves ; ils en ont l’habit, et Démosthène et Nicias sont deux de vos généraux, de braves gens dont j’ai beaucoup entendu parler. – Oui, mais voyez ces masques : c’est la figure de Nicias et de Démosthène. – Mais pourquoi ces figures de généraux d’armée avec ces habits d’esclaves ? – C’est une allégorie. Vous allez voir. – Ah ! fort bien ; mais j’étais venu pour voir une comédie, et je ne croyais pas avoir à deviner des énigmes304.

L’étonnement et l’incompréhension du malheureux spectateur – double transparent du lecteur moderne, c’est-à-dire de La Harpe lui-même – ne cesse de croître devant cette « suite de farces grotesques, où tout le monde paraît entendre finesse, et qui sont pour [lui] un mystère impénétrable305 », tant que son interlocuteur ne les a pas décodées pour lui :

J’écoute pourtant jusqu’à la fin, et toujours sans rien comprendre. Tout est aussi obscur, aussi indéchiffrable pour moi que le commencement306.

« Singulier spectacle307 » ! La fable narrée par le spectateur étranger est en effet littéralement incompréhensible sans la compétence propre au spectateur athénien, elle se présente comme un « emblème308 », nécessitant une explicitation, à laquelle le voisin se prêtera volontiers. Or l’exégèse renvoie à des personnages et à un contexte singuliers :

Mais vous n’avez donc rien compris à la pièce ? – Pas grand’chose, et, sur tout ce que vous me dites, je vous avoue que je n’y ai pas trop de regret. – Vous avez perdu beaucoup. Elle est pleine de traits piquans : chaque mot fait allusion à quelque endroit de la vie de Cléon. […] – Oui, je conçois que cela puisse vous amuser. Vous savez votre Cléon par cœur […]309.

aussi par un autre dialogue (L'Hellénisme en France, Leçons sur l'influence des études grecques dans le

développement de la langue et de la littérature françaises, 2 vol., Paris, Didier, 1869, t. 2, 30e leçon).

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Jean-François de La Harpe, Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne, 16 vol., Paris, H. Agasse, 1798-1804, livre premier, chapitre 6, « De la comédie ancienne ». Cité d’après l’édition Paris, Mame et Delaunay-Vallée, 1825, 16 vol., t. 2, p. 6. La Harpe professa au Lycée de 1786 à 1788.

303 Ibidem., p. 7. 304 Ibid., p. 7-8. 305 Ibid., p. 10-11. 306 Ibid., p. 10. 307 Ibid., p. 11. 308 Ibid., p. 12. 309 Ibid., p. 14.

L’allégorie aristophanienne n’est pas généralisable, puisqu’elle renvoie à un référent contingent, que l’implicitation de l’allusion empêche de saisir dans le texte lui-même. La limitation référentielle ainsi dénoncée est redoublée par la déformation satirique de la cible. Or cette limitation ne peut renvoyer qu’à une autre singularité, celle du satiriste. La comédie personnelle s’envisage à partir de motifs individuels, et l’on retrouve le lieu commun des haines d’Aristophane, qui étonnent le spectateur étranger :

Mais que lui a fait Euripide ? – C’est un disciple d’Anaxagore, un ami de Socrate ; et Aristophane les hait également tous les trois, parce qu’ils méprisent ses comédies, qu’ils n’y viennent jamais, et disent tout haut que ce sont des farces scandaleuses310.

La Harpe ne fait ici que reprendre une paraphrase courante d’Élien. Loin d’être anecdotiques, les griefs personnels de l’auteur constituent la première explication globale que donne le spectateur athénien :

Alors je prie mon voisin […] de m’expliquer charitablement ce que signifie ce singulier spectacle, où je n’ai pas trouvé le mot pour rire. – Rien n’est plus simple […]. L’auteur de la pièce est ennemi mortel de Cléon, qui lui a contesté les droits de bourgeoisie, et qui n’avait pas grand tort ; car on ne sait au juste de quel pays est Aristophane. Il a eu beaucoup de peine à s’en tirer, et s’est bien promis de prendre sa revanche, en se servant de ses armes ordinaires, c’est-à-dire en mettant Cléon sur la scène, comme il y a déjà mis Socrate311.

Si formellement la pièce se lit comme un emblème à déchiffrer, à un niveau plus général le spectacle n’est qu’une revanche individuelle, une affaire personnelle entre le satiriste et sa cible. Tel est le sens véritable de l’affaire du masque de Cléon :

Oh ! c’est un brave citoyen, que cet Aristophane. Savez-vous que c’est lui qui a joué sous le masque de Cléon ? […] comme aucun comédien n’a osé se charger du rôle de Cléon, ni s’attirer un ennemi si puissant, il a pris le parti de jouer lui-même. Ne conviendrez-vous pas que c’est là ce qui s’appelle aimer sa patrie ? – C’est au moins haïr beaucoup Cléon312.

La lecture patriotique du courage d’Aristophane, pour le spectateur étranger, n’est pas de mise ; l’enjeu du spectacle ne saurait résider dans des valeurs universelles dont le poète serait le porte-parole. Le spectacle part de motivations individuelles et s’attaque à un individu. La « méchanceté » du poète est donc l’équivalent éthique, au plan du projet du scripteur, de la singularité du référent du spectacle, et c’est ce que traduit symboliquement la fusion des figures du satiriste et du satirisé que constitue la présence

310

Ibid., p. 13.

311

Ibid., p. 11. L’Athénien de La Harpe a quelques difficultés avec la chronologie. Les Cavaliers (425 av. J- C.) précédèrent Les Nuées d’un an.

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de l’auteur sous le masque de sa victime313. Quant au caractère cryptique de la fable, il renvoie à la singularité des destinataires :

Mais que m’importe, à moi, tout le mal qu’on dit de Cléon ? Et pourquoi voulez- vous que je me mette l’esprit à la torture pour comprendre les sarcasmes énigmatiques de votre Aristophane ! – Mais aussi ce n’est pas pour vous qu’il a écrit. À qui voulez-vous donc qu’un poëte dramatique cherche à plaire, si ce n’est à ses juges naturels, à ses concitoyens ? – Mais quand il ferait en sorte de plaire à d’autres […] peut-être n’en vaudrait-il que mieux.314

La lecture de La Harpe, qui fait fonctionner de manière restrictive la triade actantielle du mode satirique, dont les trois termes, cible, destinataire et satiriste, sont envisagés sous l’angle du particulier, constitue finalement la définition la plus englobante de la « comédie personnelle » d’Aristophane. L’écueil principal qu’elle rencontre tient ainsi à la contingence de son référent, « dont l’à-propos et l’intérêt [tiennent] au moment315 », et qui mobilise pour le destinataire une compétence encyclopédique forcément limitée dans le temps. Ainsi, « pour saisir l’esprit d’Aristophane, il faudrait avoir dans sa mémoire tous les faits, tous les détails de l’histoire de son temps ; et connaître les principaux personnages d’Athènes, comme nous connaissons ceux de nos jours316. » C’est ici que l’on retrouve la comparaison du portrait qui caractérisait, pour Marmontel, la satire :

Regarderai-je longtemps le portrait d’un homme que je n’ai jamais connu, d’un homme mort il y a cent ans […] ? Non, assurément ; mais une peinture où je verrai des caractères, des situations, de l’âme, aura toujours de quoi m’attacher, quand même je n’aurais jamais connu un seul des personnages. Voilà le principe des beaux-arts317.

C’est donc bien à un dogme esthétique que renvoie l’analogie picturale, qui oppose ici le portrait non plus au tableau, mais à la peinture. Cette analogie s’inscrit dans la tradition critique bien connue qui, depuis d’Aubignac, pratique une théorie globale de l’imitation fondée sur des homologies entre la hiérarchie des genres littéraires et celle des beaux-arts, selon le principe horatien de l’ut pictura poesis318. La relative dévalorisation du portrait dans la hiérarchie picturale explique ainsi son utilisation analogique pour désigner la satire, mais aussi la volonté de renvoyer la comédie au modèle plus valorisé du tableau ou de la peinture. Le recours à l’analogie picturale

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Significativement, La Harpe semble oublier que, selon la légende, pourtant bien connue au XVIIIe siècle (cf. par ex. le Discours de Coyer, op. cit., p. 63), Aristophane aurait joué Cléon sans masque. Le texte des Cavaliers (v. 230-232) affirme que, sous l’effet de la peur, aucun fabriquant de masques n’osa rendre le Paphlagonien ressemblant (à Cléon). L’auteur du premier argument, le scholiaste, les biographes antiques ajoutent tous qu’Aristophane se chargea lui-même du rôle, après s’être barbouillé le visage de lie.

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Jean-François de La Harpe, op. cit., p. 14.

315 Ibid., p. 6. 316 Ibid., p. 5. 317 Ibid., p. 6-7. 318

Sur l’application de cette homologie à l’art dramatique, cf. la thèse d’Emmanuelle Hénin, Ut pictura

permet ainsi de saisir au mieux les enjeux proprement mimétiques impliqués par la comédie aristophanienne.

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