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Notée dès l’Antiquité, l’obscénité d’Aristophane fait assez rapidement l’objet d’une critique tout à la fois esthétique et sociale. Aristote oppose par exemple le rire provoqué par l’ancienne comédie, avec ses grossièretés, à celui la nouvelle comédie, qui se fait comprendre à demi-mots, et y note une grande différence du point de vue des convenances850. Le résumé d’une Comparaison d’Aristophane et Ménandre de Plutarque amplifie la critique aristotélicienne pour en faire une condamnation très affirmée du mauvais goût et de l’obscénité du style aristophanien, condamnation qui prend un caractère moral : les écrits d’Aristophane ne s’adressent à « aucun honnête homme », ce qui concerne l’amour y est « dépravé », et ses « obscénités honteuses » sont destinées « aux débauchés851 ». Mais les aspects liés à l’obscénité au sens moderne du mot ne constituent qu’un cas particulier d’une grossièreté plus générale, liée au comique verbal ou à l’agressivité satirique. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, dans la lignée de la vulgate plutarquienne, prépondérante dans la réception stylistique de l’auteur athénien, c’est encore bien souvent dans la catégorie générale du « bas comique » que ses œuvres restent rangées. Ainsi Marmontel, critiquant madame Dacier, voit-il avec Plutarque, dans les textes d’Aristophane « un comique grossier, rampant, et obscène, sans goût, sans mœurs, sans vrai-semblance852 ». Si certains hellénistes font une plus large place à l’obscénité aristophanienne, à l’instar de Vatry qui la relie après Aristote – on s’en souvient –, aux chants phalliques, celle-ci ne fait pas l’objet d’une réception spécifique, est semble finalement sous-évaluée. Anne Dacier n’en parle quasiment pas, Brumoy est peu disert sur la question, même s’il reproche en passant à l’auteur de Lysistrata, d’avoir « dégradé sa liberté comique, par une licence affreuse & par des peintures abominables, qui le rendront toujours l’horreur & l’exécration de tout Lecteur qui aura un peu de modestie & de noblesse dans les sentimens853 ».

L’attention portée à la question de l’obscénité en tant que telle augmente sensiblement au siècle suivant. Le rigorisme moral, la légalisation et la médicalisation d’une pudeur qui devient individuelle et atteint un stade absolu854 se trouvent heurtés de plein fouet par la licence aristophanienne, qui apparaît dès lors, surtout dans la seconde moitié du siècle, comme un phénomène global. On note que l’obscénité coule « à pleins

850 Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 1128a : « h( tou= e)leuqeri/ou paidia\ diafe/rei th=j tou=

a)ndrapodw/douj, kai\ pepaideume/nou kai\ a)paideu/tou. i)/doi d' a)/n tij kai\ e)k tw=n kwmw|diw=n tw=n palaiw=n kai\ tw=n kainw=n: toi=j me\n ga\r h)=n geloi=on h( ai)sxrologi/a, toi=j de\ ma=llon h( u(po/noia: diafe/rei d' ou) mikro\n tau=ta pro\j eu)sxhmosu/nhn » (« La plaisanterie de l’homme libre diffère de celle de l’homme servile, celle de l’homme bien élevé de celle de l’ignorant. On peut s’en rendre compte en comparant la comédie d’autrefois à celle d’aujourd’hui. L’une faisait rire avec des mots grossiers, l’autre se fait comprendre à demi-mots ; il y a une grande différence entre ces deux manières au point de vue des convenances. » Traduction Maurice Croiset, Histoire de la littérature grecque, op. cit., t. III, p. 620).

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Plutarque, Comparaison d’Aristophane et Ménandre, 854D, texte établi et traduit par Guy Lachenaud,

in Plutarque, Œuvres morales, t. XII-1, Paris, Les Belles Lettres , 1981, p. 104. 852

Jean-François Marmontel, Poétique françoise, op. cit., chap. XV, p. 385.

853

Pierre Brumoy, Le Théâtre des Grecs, op. cit., t. III, p. 214.

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bords855 » dans l’œuvre, dont elle est « l’élément principal et comme la substance856 », que la scène comique est « comme un musée du priapisme857 ». Saint-Victor, à grand renfort de métaphores, évoque la « licence […] extrême » qui règne « dans tout le théâtre d’Aristophane » : « les feuilles de vigne y sont inconnues, l’incongruité s’y étale, l’impudeur y retrousse à deux mains sa robe, la sensualité s’y roule, parmi des mots crus comme des grappes sauvages, dans une posture de bacchante858 ». Auguste Couat, dans son étude thématique de l’œuvre, détaille ses différents registres, des « bruits, […] parfums et […] secrétions scatologiques » à la « nudité grotesque » montrée « non seulement par derrière, mais de face », et à la réduction de l’amour « à sa dernière et universelle expression, l’accouplement859 ». Il précise les types de références à « l’acte de la génération », depuis les « allusions bouffonnes » et la désignation de ses « instruments par les noms variés que leur a donnés l’imagination licencieuse du peuple », jusqu’aux « longues scènes [qui] en mettent le spectacle sous nos yeux » : « peu s’en faut même », ajoute-t-il, « que l’acte s’accomplisse sur le théâtre860 ». Cette quasi-copulation, référence à la scène de Lysistrata où Myrrhine porte son mari Cinésias au dernier degré de l’excitation861, constitue pour la plupart des commentateurs un comble absolu. Pour Saint-Victor, par exemple, « qu’un tel groupe ait été porté au théâtre avec le souffle de la vie, la saillie du geste, la palpitation de la pantomime, cela paraît aujourd’hui un monstrueux scandale862 ». Il rejoint ici Deschanel, pour qui la représentation d’une telle scène « peut à peine se comprendre863 ». La « constante et entière obscénité » de Lysistrata « dans les mots et dans les gestes864 » relève d’autant plus de l’ordre du scandale qu’elle se comprend à travers le prisme de la pornographie contemporaine, qui est à la fois celui de l’intime, du caché et du secret. Jules Lemaitre fait ainsi observer combien « il est étrange de penser que des milliers d’hommes assistaient publiquement à ce spectacle que les plus dépravés d’entre nous auraient peut- être quelque peine à supporter aujourd’hui en comité très intime et dans quelque coin d’atelier865 ».

Ainsi devenue objet de scandale, l’obscénité aristophanienne appelle des explications. L’étiologie traditionnelle, qui recourt aux origines dionysiaques et phalliques du genre, se double d’une réflexion sur les variations historiques de la

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Francis Charmes, compte rendu des Études sur Aristophane d’Émile Deschanel dans Le Journal des

Débats, cité dans Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel, op. cit., t. 1, s. v. « Aristophane (Études

sur) ».

856

Auguste Couat, Aristophane et l'ancienne comédie attique, Paris, Lecène et Oudin, 1889, p. 375.

857

Ibid., p. 381.

858

Paul de Saint-Victor, Les Deux Masques, op. cit., t. II, p. 292.

859

Auguste Couat, op. cit., p. 375-377.

860

Ibid., 376-377.

861

Aristophane, Lysistrata, v. 865-953.

862

Paul de Saint-Victor, op. cit., p. 393

863

Émile Deschanel, Études sur Aristophane, op. cit., p. 89.

864

Jules Lemaitre, « Aristophane », Impressions de théâtre, 7e série, op. cit., p. 7.

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pudeur, pour intégrer le phénomène à une opposition plus générale entre nature et culture, qui permet de rendre raison de son étrangeté. L’explication par les origines, qu’on avait déjà vue à l’œuvre au XVIIIe siècle, est générale. La généalogie par les chants phalliques, que confirme la présence, dans les Acharniens, d’une phallophorie intégrée aux Dionysies champêtres fêtée par Dicéopolis866, se retrouve chez Raoul- Rochette, Deschanel ou même Champfleury ; Couat lui consacre plusieurs pages, citant intégralement le texte des Acharniens867. Liée directement au culte de Dionysos, l’obscénité se voit dotée d’un caractère religieux ; Poyard rappelle par exemple « que la comédie doit sa naissance à ces fêtes où Priape était adoré à côté de Bacchus, et que les phallophories subsistaient encore, comme cérémonie religieuse, au temps où écrivait Aristophane868 ». L’existence même de telles pratiques religieuses amène à une comparaison plus générale entre l’impudicité antique et les pudiques mœurs modernes, qu’il s’agisse de révérer, comme le fait Hugo, l’« antique impudeur sacrée869 », ou de célébrer, à l’instar d’Henri Bauer, l’invention chrétienne de la pudeur, qui, avec le respect du « charme féminin », a permis à l’amour de devenir « comme le primordial objet du cerveau de l’homme civilisé870 ». L’obscénité de la comédie ancienne, reliée aux représentations religieuses et aux mœurs grecques, participe ainsi de la catégorie assez large du primitif, par opposition à la civilisation. Retour à l’enfance de l’humanité, à l’animalité primordiale, à l’ivresse orgiaque et satyrique, ce primitivisme prend plusieurs formes, qui renvoient toutes plus ou moins à un « naturalisme871 » de la religion païenne, mélange indissociable, selon Deschanel, « d’esprit et de matière, de pensée et d’animalité872 ». Pour Couat, qui en déploie une description particulièrement fantasmatique, le spectacle dionysiaque de la comédie s’apparente à un retour aux origines, où ivresse et érotisme renvoient les spectateurs, par procuration et le temps d’un festival, à leur statut de « simples animaux, innocents et immondes » :

Ils aiment, le jour de la représentation, à se croire ramenés par la puissance de la poésie, à l’état de nature : à sentir brûler en eux la vie grossière et ardente des faunes et des satyres qui hantent les gorges du Parnès et du Cithéron. Ils n’y mettent aucune pudeur ni aucune mauvaise pensée ; ils rient en enfants de ces choses naturelles dont ils n’ont pas appris à rougir. Animés par la route faite pour arriver à temps au théâtre, échauffés par le spectacle qui les tient attentifs pendant des heures, sous le soleil ardent, perdus dans la foule qui les environne et sur laquelle passe un souffle de désir et de folie, au milieu des cris, des rires, des sueurs, des odeurs chaudes qui se dégagent de l’immense amphithéâtre, ils

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Aristophane, Acharniens, v. 247-279.

867

[Désiré-Raoul Rochette, dit] Raoul-Rochette, « Observations nouvelles sur l'origine de la tragédie et de la comédie grecques », Le Théâtre des Grecs, op. cit., p. 300-301 ; Émile Deschanel, op. cit., p. 12-13 ; Champfleury, Histoire de la caricature antique, op. cit., p. 213-214 ; Auguste Couat, op. cit., p. 14-19.

868

Constant Poyard, Introduction, p. X.

869

Victor Hugo, William Shakespeare, loc. cit.

870

Henri Bauer, « Les grands guignols. La pudeur », L’Écho de Paris, 22 décembre 1892.

871

Victor Duruy, Histoire des Grecs depuis les temps les plus reculés jusqu'à la réduction de la Grèce en

province romaine, 3e édition, 3 vol., 1887-1889, t. II, p. 310. Saint-Victor (op. cit., p. 394) parle du « naturalisme des cultes anciens [qui] divinisait les instincts lubriques ».

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redeviennent l’homme primitif qu’il y a en chacun de nous et dont la nature fait servir à ses fins les instincts brutaux873.

Ainsi excusée, quand elle l’est, par son innocence primordiale, l’obscénité aristophanienne, peut s’inscrire, tout comme celle de Rabelais à laquelle elle est régulièrement comparée, dans le registre de la santé. Sa licence n’est pas perversion, son dévergondage n’est pas lascivité, son indécence n’est pas immoralisme874. Lysistrata, en particulier, déploie certes « les détails les plus crus et les images les plus obscènes », mais on s’accorde à noter que « le but général de l’œuvre est honnête, que l’idée fondamentale en est morale et vraie875 ». Le caractère direct de l’obscénité ancienne paraît même, à certains égards, moins impur que l’érotisme allusif et suggestif d’une certaine littérature contemporaine. Tel est le point de vue de Jules Lemaitre, qui oppose au « mot éhonté, rapide et dur » d’Aristophane et Catulle « la périphrase complaisante, patiente et enveloppée de langueur » des modernes, auprès de laquelle le premier paraît « presque innocent876 ».

À travers cette naïveté du « mot propre877 », l’obscénité aristophanienne rejoint finalement sa liberté satirique dans la même licence, qui est aussi une affaire de noms. L’absence de périphrase rejoint la transgression de la limite fictionnelle, dans cette comédie qui « parle de tout » et où tout « est nommé par son nom878 », et qui ne connaît pas de voile. De Lysistrata, Charles Zévort note : « rien n’y est voilé ; chaque chose s’appelle par son nom propre879 ». Musset, quant à lui, élargit cette image aux deux aspects de la licence aristophanienne :

Il nommait par leur nom les choses et les hommes. Ni le mal, ni le bien, par lui n’était voilé880 […].

Le scandale de l’obscénité rejoint ainsi, sur le plan linguistique, le tabou des personnalités, comme une glose moderne au vieil onomasti qui définissait, chez les grammairiens grecs puis les humanistes, la spécificité de l’ancienne comédie881.

873

Auguste Couat, op. cit., p. 379-380.

874

Paul de Saint-Victor, op. cit., p. 398-399.

875

Constant Poyard, op. cit., p. 303 (notice de Lysistrata).

876

Jules Lemaitre, op. cit., p. 9.

877

Ibid., p. 8

878

Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique […], op. cit., t. III, p. 283.

879

Charles Zévort, op. cit., p. 300 (notice de Lysistrata).

880

Alfred de Musset, « La loi sur la presse », op. cit., p. 215.

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