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b) Des personnalités sur le théâtre : ambiguïtés d’un scandale

[…] dans sa comédie des philosophes, la première-en-son genre depuis les nuées du comiq [sic] athénien, et aussi odieuse que cette pièce enragée, il s'est-cru permis de designer, dans une satyre représentée, des hommes vivans, des hommes estimables, qui n'ont contr'eux que les mauvais citoyens, et quelques dévots sans lumières […].

Restif de la Bretonne, La Paysanne pervertie, 1784.

L’homme qui, en 1760, réclamait pour Palissot une nouvelle couronne d’olivier sacré, Fréron, chef de file des anti-philosophes et ennemi juré de Voltaire, prônait-il donc la résurrection de la comédie d’Aristophane ? L’analogie s’arrête là. De manière symptomatique, Fréron manie la référence au poète grec dans deux sens opposés.

188

Poinsinet de Sivry, Les Muses grecques, ou traduction en vers françois de Plutus, comédie d'Aristophane, suivie de la troisième édition d'Anacréon, Sapho, Moschus, Bion, Tyrthée [sic] ; de morceaux choisis de l'Anthologie, pareillement traduites en vers françois. Avec une lettre sur la Traduction des Poëtes Grecs, Paris, Lacombe, 1771, p. VI.

189

Ibid., p. VI.

190

Ibid., p. VII.

191

Louis Poinsinet de Sivry, Théâtre d'Aristophane, op. cit., t. I, p. 14.

192

[Charles Palissot de Montenoy], La Dunciade ou la guerre des sots, poème, Chelsea [Paris], 1764.

193

Autant il semble en faire un modèle positif dans le paradigme réactualisable de l’opposition aux idées de Socrate, autant il condamne le scandale de sa poétique, telle que Palissot l’a mise en application. Or le scandale, en l’occurrence, tient au fait que « le plus grand nombre des Spectateurs ont été blessés avec raison des personnalités que le Poëte s’est permises. » Et, de ce point de vue, le paradigme aristophanien cesse de faire autorité :

Je ne crois pas que M. Palissot entreprenne de se justifier par la hardiesse d’Aristophane. Il sçait trop que la Comédie Grecque étoit encore dans les mains de ce Poëte une Furie armée de flambeaux & de serpens ; qu’il exposoit au Théâtre des faits connus, des actions vraies, avec les noms, les habits, les gestes, & même les visages des citoyens par des masques parfaitement ressemblans ; qu’il n’épargnoit personne, pas même les premières têtes de l’État, les Généraux d’armée, les Juges de l’Aréopage194.

La référence à l’auteur des Nuées devient ainsi, dans l’article de Fréron sur les Philosophes, l’occasion d’une mise au point qui tente de préciser les rapports entre la représentation de personnages véritables et les blâmables « personnalités ». À première vue, l’association semble immédiate entre ces personnalités et la référence à des cibles réelles, non plus seulement verbale, comme dans la satire littéraire, mais physique. De fait, les références évidentes abondent dans les Philosophes ; outre Rousseau, à nouveau chargé dans le personnage d’un valet déguisé en philosophe de l’état de nature quadrupède et végétarien, Diderot est personnifié sous l’anagramme transparent de Dortidius, qualifié de pédant creux, mielleux et hypocrite doué d’un « froid enthousiasme imposant pour les sots195 ». Les contemporains se déchaînent d’ailleurs pour identifier les clés : Cydalise renvoie pour les uns à Mme Geoffrin, pour d’autres à Mme d’Épinay ; on cherche qui représentent Théophraste et Valère196.

Que la spécificité de l’attaque de Palissot provienne de cette mise en scène directe des Encyclopédistes, et en premier lieu de Diderot, n’échappera pas à Voltaire, qui organisera une réponse théâtrale très rapide, et de même nature. La riposte aurait pu fonctionner sur le plan symbolique ; il lui suffisait de laisser jouer son Socrate en guise de réplique aux Philosophes, comme le lui suggérait d’Argental197. Mais Voltaire refuse ; il publiera cependant, l’année suivante, une version remaniée du drame, dans laquelle s’insère une scène satirique à clés. Le grand-prêtre Anytus y donne des instructions à trois « gazetiers de contreverse[sic] », « gens bien méprisables », mais

194

Élie-Catherine Fréron., art. cit., p. 218.

195

Charles Palissot de Montenoy, Les Philosophes, op. cit., acte II, sc. 5, p. 51.

196

Sur les clés, voir Daniel Delafarge, op. cit., chapitre III.

197

Voltaire, lettre du 25 mai 1760 à Charles Augustin Fériol, comte d’Argental, in Voltaire,

Correspondence and related documents, XXI, 1759-1760, The Complete works of Voltaire, edited by

Theodore Bestermann, vol. 105, Thorpe Mandeville House, The Voltaire Foundation, 1971, p. 326 (D8933).

« qui peuvent nuire dans l’occasion quand ils sont bien dirigés198 » ; deux d’entre eux, Bertillos et Chomos, désignent évidemment deux antiphilosophes, Berthier, rédacteur du Journal de Trévoux, et Abraham Chaumeix, auteur des Préjugés légitimes199. Le troisième, au nom plus générique de Grafios, semble viser Fréron. Celui-ci était attaqué personnellement, sous le nom de Frélon, dans Le Café ou L’Écossaise200, publié par Voltaire en mai 1760, et présenté comme la traduction d’une comédie anglaise. Or c’est ce texte que le philosophe décide de porter à la scène, et qui est représenté pour la première fois à la Comédie-Française le 26 juillet 1760, avec pour seule modification le nom de Frélon, qui devient Wasp. Personnage épisodique de cette comédie larmoyante, proche du drame de Diderot et du réalisme de Goldoni, celui-ci tient le rôle d’un folliculaire envieux et vénal, et la fonction du traître. Un nouveau scandale succède ainsi au premier, et l’abbé Coyer, à la fin de son long discours sur les Philosophes, s’insurge : « Deux comédies personnelles sur le même Théâtre en trois mois201 ! »

L’erreur de Palissot – comme de Voltaire – aurait-elle donc consisté à représenter directement des personnes, avec leurs noms, leurs actions et leurs visages, au lieu de se contenter d’allusions ? On serait tenté de le croire, si Fréron, dans son article sur les Philosophes, n’incriminait pas aussi la scène du colporteur (III, 5), où sont cités plusieurs titres d’œuvres. La pièce de Palissot mêle en fait des formes de référenciation directes et indirectes, représentation par un personnage ou allusion par citation. On y trouve des citations des Considérations sur les mœurs de Duclos, ainsi que des œuvres de Diderot comme l’Interprétation de la nature, le Fils naturel et les Entretiens202. Plus explicitement, Palissot cite plusieurs titres : le premier, l’Encyclopédie est suivi par ceux de nombreux autres écrits de Diderot, les Bijoux indiscrets, le Père de Famille, la Lettre sur les sourds, mais aussi le Discours sur l’inégalité de Rousseau et des textes de Duclos ou Grimm203. Ainsi, écrit Fréron, Palissot « nomme les ouvrages, & nommer les ouvrages c’est nommer les personnes204 ». Nommer ou représenter, c’est tout un. Le scandale tiendrait-il alors à la seule référence à des personnages vivants ?

Telle n’est pourtant pas la définition théorique des personnalités. Le mot, qu’on ne trouve que de manière rarissime au XVIIe siècle205, s’emploie rarement au singulier. Le

198

Voltaire, Socrate, ouvrage dramatique, édition de 1761 (in Seconde suite des Mélanges de littérature,

d’histoire et de philosophie, Genève, 1761), II, 6. Cité d’après Théâtre Complet de M. de Voltaire, cinq

volumes, tome V, Genève, 1768, p. 487.

199

Abraham Joseph de Chaumeix, Préjugés légitimes contre l'Encyclopédie et essai de réfutation de ce

dictionnaire, 8 vol., Bruxelles et Paris, Hérissant, 1758-1759. 200

Voltaire, Le Café ou l'Écossaise, comédie par M. Hume, Londres [Genève], 1760.

201

[Gabriel-François Coyer], Discours sur la satyre contre les Philosophes, op. cit., p. 90-91. Sur le scandale de L’Écossaise, on pourra consulter J. Balcou, « L’affaire de l’Écossaise », L’Information

littéraire, mai-juin 1969, p. 111-115. 202

Charles Palissot de Montenoy, op. cit., acte II, sc. 3, p. 45, 47 ; acte III, sc. 4, p. 74, 76.

203

Ibid., acte I, sc. 4, p. 19 ; acte III, sc. 5, p. 80-82.

204

Élie-Catherine Fréron, art. cit., p. 211.

205

La base FRANTEXT, qui a servi de corpus de référence pour cette recherche lexicale, ne donne qu’une occurrence, dans un texte philosophique, en 1623.

Dictionnaire de l’Académie, où il apparaît pour la première fois – est-ce une pure coïncidence ? – en 1762, lui attribue comme premier sens « caractère, qualité de ce qui est personnel », avant de donner la définition la plus répandue :

Il se prend communément en mauvaise part, & signifie alors Un trait piquant, injurieux & personnel contre quelqu'un. Il y a dans cette histoire, dans cette critique beaucoup de personnalités206.

La lexicométrie confirme cette définition. Le mot revient, à partir de 1752, le plus souvent au pluriel, et couramment associé à des termes appartenant au registre de l’insulte ou de la haine. Les deux éditions suivantes (1798, 1835) du Dictionnaire gardent, pour cette acception, la même définition, celle de 1835 ajoutant quelques exemples, dont le dernier est le seul à faire référence au théâtre : « C'est une personnalité blâmable, que de faire sur la scène une allusion maligne au nom, aux habitudes, aux ouvrages d'un homme connu207. » Contrairement à ce que l’étymologie aurait pu laisser attendre, le mot ne renvoie donc que tardivement et par extension à un contexte théâtral, et, à s’en tenir aux dictionnaires, sans référence à une représentation physique. Personnalité n’est pas persona. Littré le confirmera plus tard, pour qui le terme signifie des « paroles qui attaquent personnellement quelqu’un208 ». Mais l’allusion personnelle ne suffit pas non plus à constituer la personnalité ; encore faut-il qu’elle soit maligne, donc parte d’une intention de nuire, et injurieuse, c’est-à-dire sinon calomnieuse du moins dégradante. C’est bien en ce sens que Fréron entend la « hardiesse » d’Aristophane :

Il y a dans les Nuées des accusations très-graves contre Socrate ; on y dit formellement que c’est un impie, un voleur ; on va jusqu’à lui faire voler un manteau à Strepsiade et enseigner à ce bon bourgeois, par de mauvaises subtilités, l’art de frustrer des créanciers de ce qui leur est dû209.

Le critique de l’Année littéraire peut ainsi distinguer entre personnalités et représentation des personnes et reprocher à Palissot non pas « d’avoir mis nos Philosophes sur la scène », mais « de les avoir présentés sous un jour plus révoltant que comique210 ». Inversement, il croit pouvoir dénier « le nom de personnalités211 » à des séquences mettant en jeu l’application aberrante de principes philosophiques et non des jugements individuels, comme la scène du vol de Carondas, qui est le « résultat naturel des maximes que son maître lui débite212 », de même que les coups de bâton administrés

206

Dictionnaire de l’Académie française, 4e édition, Paris, Vve Brunet,1762, s. v. « personnalité ».

207

Dictionnaire de l’Académie française, 6e édition, Paris, Firmin Didot frères, 1835, s. v. « personnalité ».

208

Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette et Cie, t. 2, 1e partie, 1863, s. v. « personnalité ». C’est moi qui souligne.

209

Élie-Catherine Fréron, art. cit., p. 218.

210 Ibid. 211 Ibid., p. 221. 212 Ibid., p. 222-223.

par Phidippide à son père sont, dans Les Nuées, la conséquence des leçons mal comprises de Socrate.

À peine établie, la distinction entre personnalités et comédie personnelle semble cependant voler en éclats. Fréron prive Palissot de l’autorité de Molière – disculpant par là-même ce dernier du reproche de personnalité – représentant l’Abbé Cottin sous le nom de Trissotin, au double motif que le personnage des Femmes savantes est ridicule et non odieux, et que son métier diffère de celui du modèle, ce qui autorisait l’auteur à « se défendre de l’application213 » ; il justifie aussi la citation de Boursault dans l’Impromptu de Versailles par le fait que Boursault était l’agresseur. Outre la caractérisation morale, que la définition lexicale semblait mettre seule en avant, l’évidence de la référence nominale et l’absence de droit à riposter paraissent constitutifs de la qualification de personnalité. En dernière analyse, comme dans la satire, le crime originel semble être la nomination : « M. Palissot ne peut donc s’excuser d’avoir donné à un de ses Philosophes le nom de Dortidius ; l’anagramme est si aisée, qu’il n’y a personne qui ne retourne les lettres214. » L’Abbé Coyer, pour sa part, assimile littéralement comédie personnelle et personnalités, en opposant lui aussi Molière, qui n’a « pas joué les personnes », aux « personnalités de ce phantôme de Comédie qui a grimacé, en montrant les dents, sur notre Scène215 ». Au bout du compte, tout se passe comme si les distinctions théoriques s’abolissaient au profit d’une sorte de décret d’exclusion interdisant à la comédie toute référence à des personnes réelles, représentation des personnes et diffamation injurieuse semblant aller de pair. Ainsi, dans le compte rendu que Barbier, dans son journal, fait des Philosophes, voit-on se mêler, sous le chef d’une accusation de personnalité, évidence des références individuelles, calomnie et rejet de l’ensemble hors de la catégorie dramatique :

Cette pièce n'est pas regardée comme pièce de théâtre. Il n'y a ni intrigue ni intérêt, mais elle est écrite très-légèrement. Elle est en récompense d'une méchanceté au- dessus de tout, jusqu'à la personnalité. On y reconnoît chacun de ceux qu'on a voulu jouer, et on y traite ces philosophes et ces savants comme des coquins qui n'ont cherché qu'à pervertir les mœurs, et à détruire tous les préjugés nécessaires pour maintenir le bon ordre dans la société216.

Finalement, partisans et adversaires de Palissot se retrouvent dans l’affirmation du postulat fondateur qui assigne au théâtre, et à la comédie en particulier, le domaine du général et lui interdit les références individuelles. À côté d’un Coyer qui énonce pour le théâtre cette règle « de morale comme d’amusement » qu’il « ne doit emprunter que des traits généraux » à l’exclusion des « personnels217 », Palissot lui-même, quoiqu’il se 213 Ibid., p. 220. 214 Ibid. 215

[Gabriel-François Coyer], Discours sur la satyre contre les Philosophes, op. cit., p. 13.

216

Edmond-Jean-François Barbier, Chronique de la régence et du règne de Louis XV (1718-1763), ou

Journal de Barbier, première édition complète, conforme au manuscrit autographe de l'auteur, 8 vol.,

Paris, Charpentier, 1866, t. 7, p. 249.

217

justifie parfois en alléguant les nombreux précédents de satire personnelle chez ses prédécesseurs, affirme viser les types et non les individus. Ses dialogues historiques, dont la dimension apologétique est prédominante, se terminent par un entretien entre Lesage et un « traitant » qui se plaint d’avoir été « jou[é] si scandaleusement en plein Théâtre sous le nom de Turcaret218 ». L’auteur se disculpe de l’avoir attaqué personnellement, ni lui ni ses confrères, et attribue à la vanité la propension des spectateurs « à se croire jouer ». Et le dialogue finit par une significative référence à la comédie latine :

L’AUTEUR

[…] Allez, je vous quitte pour joindre l’Ombre de Térence219.

3.

De la satire personnelle à la comédie personnelle

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