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Aristophane et les origines de la caricature

À travers la médiation du masque, le portrait-charge permet donc, contrairement au modèle classique de la satire, de définir positivement l’esthétique du personnage aristophanien comme portrait déformé, ressemblance grotesque. Ainsi l’extension descriptive du modèle caricatural recouvre et dépasse celle de l’ancien paradigme satirique, dont il récupère les fonctions. Dans la distinction qu’établit un Philarète Chasles entre caricature des opinions, caricature des mœurs et caricature des personnes558, on peut en effet aisément retrouver un écho de la typologie satirique classique telle que l’exposait Marmontel, à cette différence près que la caricature personnelle ne fait plus l’objet d’une répudiation esthétique.

555

Voir Édouard Papet, « Les bustes-charges des Célébrités du juste milieu », in Daumier, 1808-1879,

op. cit., p. 84-89. Les bustes ont fait l’objet d’une exposition au Musée d’Orsay en 2005, assortie d’un

catalogue (Édouard Papet (dir.), Daumier. Les Célébrités du Juste milieu, Paris, RMN, Fondation Paribas, 2005).

556

Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, op. cit., t. 6, 1870, s. v. « Dantan (Jean-

Pierre) ». Exposés au passage des Panoramas, les bustes-charges de Dantan furent reproduits en volume en 1839 (Musée Dantan. Galerie des charges et croquis des célébrités de l'époque, avec texte explicatif et

biographique, Paris, H. Delloye). 557

Eugène Nageotte, Histoire de la littérature grecque depuis ses origines jusqu'au VIe siècle de notre ère

[1883], Paris, Garnier frères, 2e édition revue et augmentée, s. d. [1884], p. 283.

558

Définie comme caricaturale, la comédie aristophanienne peut même accéder au statut de prototype, comme cela s’était produit à propos de la satire. Une certaine lecture réaliste du grotesque utilise en effet la comédie ancienne à des fins idéologiques ; contre l’idée winckelmanienne de la beauté grecque, perpétuée par le néo-classicisme comme par l’hellénisme idéalisé des Parnassiens, le théâtre d’Aristophane est appelé en renfort. Pour preuve que « les anciens ne connaissaient pas [le] prétendu genre noble », Flaubert remarque par exemple qu’on y « chie sur la scène559 » ; les Goncourt se gaussent de cet « atticisme » athénien supposé dont le « seul monument », Aristophane, est aussi « le plus gros monument scatologique de la littérature » ; le sel attique n’y est rien d’autre que « la merde », qui « y semble le dieu du rire560 ». Dans cette perspective de redécouverte du grotesque en plein classicisme grec561, l’évidence de l’association entre la comédie ancienne et la caricature permet de fonder en antiquité l’art caricatural en faisant fonctionner Aristophane comme une autorité originelle. L’érudite Histoire de la caricature antique de Champfleury, exploitant les sources iconographiques grotesques grecques et latines, vise ainsi explicitement, comme l’annonce sa préface, à établir l’existence d’un art antique de la caricature :

Les arts marchent côte à côte et font pendant pour ainsi dire. En regard de Sophocle, Phidias. La niche en face de la statue d’Aristophane restera-t-elle vide ? Qui fera vis-à-vis à Lucien ? Il s’est trouvé de grands satiriques qui ne respectaient ni les dieux ni les hommes, et leurs hardiesses n’auront pas fait tailler de hardis crayons562 !

La comédie ancienne constitue donc une sorte de garant analogique de l’existence d’une caricature antique. De là à en faire l’origine du genre, il n’y a qu’un pas que Thomas Wright, à la même époque, n’hésitait pas à franchir. Refusant de se lancer comme Champfleury dans une quête de la caricature perdue, absente des monuments publics, Wright établit une relation de dérivation entre la comédie grecque et la « caricature en images563 » encore visible sur les poteries antiques :

559

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet du 25-26 mars 1853, in Correspondance, nouvelle édition augmentée, deuxième série (1852-1854), Paris, L. Conard, 1927, p. 137.

560

Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 2 mai 1858, cité d’après l’édition Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1989, t. I, p. 351. Même remarque d’Edmond le 29 mars 1871 (ibid., t. II, p. 402) : « Chez Aristophane, le rire d’Athènes se gaudit de la merde, du pet, des équivoques sur le con, le gland, les couilles. »

561

Redécouverte qui va aussi sans doute contre l’idée à la fois hugolienne et baudelairienne d’un grotesque judéo-chrétien.

562

[Jules-François-Félix Husson, dit] Champfleury, Histoire de la caricature antique, Paris, J. Dentu, s.d., [1865 ], Préface, p. XII. Les thèses de Champfleury sur l’existence d’une caricature grecque suscitèrent la vive opposition de l’helléniste Chassang. Arsène Alexandre (L’Art du rire et de la

caricature, Paris, Quantin, 1893, p. 10) rappelle la polémique et prend parti pour l’écrivain contre le

tenant de Phidias et d’Apelle : « Les Grecs, pas caricaturistes ! […] Pas caricaturistes, ceux qui ont inventé l’épigramme, ceux qui applaudissaient Aristophane […] ! »

563

Thomas Wright, Histoire de la caricature et du grotesque dans la littérature et dans l'art, op. cit., p. 14.

Sur les vases sont reproduites des scènes comiques, surtout des parodies, évidemment empruntées au théâtre, et conservant les masques et les autres attributs […] qui attestent la source à laquelle elles ont été prises564.

C’est donc au théâtre comique grec que l’Histoire de la caricature et du grotesque fait remonter la première manifestation historique conservée du burlesque, version spectaculaire et verbale de la caricature. Aristophane, à qui le premier chapitre fait une large place, occupe dans l’économie de cette réflexion sur les origines de l’art caricatural une position centrale, qui renouvelle celle qu’il tenait près d’un siècle plus tôt dans l’histoire de la satire.

Wright emploie en effet le terme de caricature en deux sens : un sens spécifiquement plastique, celui du « dessin burlesque565 », un sens plus large qui recouvre partiellement le champ sémantique traditionnel du satirique mais en lui ajoutant la dimension comique et déformatrice du burlesque. La caricature au sens large est donc synonyme de grotesque, mais celui-ci ne se comprend que comme une version non spécifiquement plastique, intermédiale si l’on préfère, de la caricature au sens restreint. La présupposition de cette sorte d’essence caricaturale du rire, autrement appelée « esprit de la caricature566 », permet d’établir une généalogie de la caricature plastique par glissement d’une préfiguration verbale à une forme dessinée. Voici comment s’écrit cette « origine de la caricature et du grotesque dans les arts567 » :

Avant que les peuples songeassent à cultiver la littérature ou les arts, lorsque le chef trônait dans son palais grossier, entouré de ses guerriers, ceux-ci s’amusaient à tourner leurs ennemis et leurs adversaires en dérision, à rire de leur faiblesse, à railler leurs défauts physiques ou intellectuels, à leur donner des sobriquets tirés de ces mêmes défauts ; en un mot, à les caricaturer en paroles, ou à raconter des anecdotes propres à exciter le rire. […] Enfin, lorsque ces mêmes peuples se mirent à construire des habitations fixes et à les orner, les sujets qu’ils choisirent pour cette ornementation furent ceux qui représentaient des idées risibles. Le guerrier, qui caricaturait son ennemi dans les discours qu’il prononçait à la table du festin, chercha bientôt à donner à ses railleries une forme plus durable, en traçant de grossières ébauches sur la roche nue ou sur toute autre surface qu’il trouvait à sa convenance568.

Antérieure à toute forme artistique dans sa préfiguration verbale, et premier mode d’ornementation figurée, la caricature est donnée comme la forme primitive de l’art569. Cette forme advient par la transposition de l’invective burlesque dans le langage visuel du dessin, ou, si l’on préfère, par le passage de la raillerie satirique à la charge. Or la 564 Ibid. 565 Ibid., p. 9. 566 Ibid 567 Ibid., p. 2. 568 Ibid. 569

généalogie proposée par Wright semble en fait établie à partir d’une relecture de l’origine de la comédie grecque, elle-même source selon lui des caricatures plastiques antiques. Elle reprend en effet en abrégé l’évolution qui mène des invectives satiriques du kômos aux figures comiques des vases grecs. Selon Wright, « l’esprit de la caricature et du dessin burlesque570 » avait pris en Grèce « une forme plus régulière que dans les autres pays571 » à travers le culte de Dionysos ou de Bacchus ; il se manifestait dans « les fêtes dionysiaques et les rites phalliques, ainsi que les processions qui les accompagnaient572 ». Les « plaisanteries obscènes », les « discours insolents qui n’épargnaient personne », les « quolibets satiriques573 » lancés du haut des chariots sur les passants lors des bacchanales constituent ainsi la forme initiale de la caricature verbale. La comédie grecque primitive, dont Aristophane hérite à bien des égards, représente l’aboutissement de « la raillerie du temps de Thespis lancée du haut d’un chariot574 », et fait en même temps, grâce à la représentation, la transition entre la caricature parlée et la caricature dessinée :

Elle était, dans sa forme, burlesque et licencieuse jusqu’à l’extravagance ; l’insulte personnelle en composait l’essence, ainsi que la satire généralisée. On ne se contentait pas d’attaquer les individus en leur appliquant des épithètes injurieuses ; on représentait leur personnage sur la scène comme accomplissant toute espèce d’actions méprisables, et comme subissant toute sorte de traitements ridicules et humiliants575.

La comédie ancienne fonctionne ainsi comme une forme-pivot, à mi-chemin entre le régime verbal et le régime plastique de la caricature. Cette double articulation permet à Wright, dans un raisonnement superbement circulaire, de reprendre et de fonder la définition caricaturale du théâtre aristophanien :

C’est donc avec raison qu’on a défini l’ancienne comédie des Grecs : la comédie de caricature. L’esprit et même les scènes de cette comédie, transportés dans la peinture, se sont identifiés avec cette branche de l’art à laquelle nous donnons le nom de caricature dans les temps modernes576.

570 Ibid., p. 9. 571 Ibid. 572 Ibid., p. 9-10. 573 Ibid., p. 10. 574 Ibid., p. 11. 575 Ibid. 576 Ibid.

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