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La fortune de la référence à la caricature dans la définition de la comédie aristophanienne peut aisément s’expliquer par la forte productivité du modèle caricatural. La variété des genres caricaturaux permet en effet de rendre compte des diverses modalités du grotesque aristophanien. On peut, sans entrer dans les débats théoriques, distinguer en gros trois types d’expression caricaturale : le portrait-charge, la scène de mœurs et le croquis politique536. Judith Wechsler repère ainsi, pour le XIXe siècle, trois courants principaux. Le premier, le portrait-charge, « peint un individu, souvent un personnage politique, avec une exagération plus ou moins importante des traits caractéristiques de son visage ou de son corps537 ». Le second, reposant davantage sur le déchiffrement d’un code énigmatique, est « l’interprétation allégorique des événements publics » : « Des nations, des faits, ou des abstractions comme la Paix ou la Diplomatie sont représentés par des figures uniques aux attributs reconnaissables, et l’action de la caricature est la transposition commentée de la situation politique538. » Le troisième, la caricature sociale, « représentation satirique de personnages typiques dans des situations quotidiennes539 », se relie à la peinture de genre540.

Or les trois modes se retrouvent mobilisés dans la description des œuvres aristophaniennes. La théorie – et la pratique – de Lemercier, encore tout imprégnée de la condamnation classique des personnalités et de la charge, mettait clairement en avant, comme le faisait plus tard Poyard, une définition allégorique et abstraite de la caricature, qui correspond au deuxième courant. C’est davantage à la caricature sociale que fait référence, chez Champfleury, la comparaison entre Daumier et Aristophane, témoins privilégiés des lois et des mœurs de leurs temps. Alors que, sous la Seconde République, fleurissent les revendications féministes et les « clubs » de femmes, les

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[Jules-François-Félix Husson, dit] Champfleury, Histoire de la caricature moderne, Paris, Dentu, s.d. [1865], p. 10. L’anecdote répandue sur Platon et Denys de Syracuse trouve son origine dans les deux Vies anonymes d’Aristophane.

536

Cf. Ségolène Le Men, « Daumier et l’estampe », art. cit., p. 39-40. La difficulté de la typologie tient au fait qu’elle croise des critères historiques (la carica renvoie étymologiquement au portrait-charge), formels (présence ou non d’attributs allégoriques) et thématiques (représentation des personnes, caricature politique ou de mœurs). Reformulée en termes formels, la typologie distingue le portrait- charge, la condensation du « signe abréviatif », et la création de types récurrents (Ibid., p. 40).

537

Judith Wechsler, A Human Comedy, Physiognomony and Caricature in 19th Century Paris, London, Thames and Hudson, 1982, p. 14. Traduit par nous.

538

Ibid.

539

Ibid.

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Notons que J. Wechsler inclut dans le deuxième courant les séries politiques ou sociales représentant des figures emblématiques comme Robert Macaire ou Joseph Prudhomme ; d’autres lectures les rattachent à la caricature sociale.

séries des Divorceuses et des Femmes socialistes données par Daumier au Charivari appellent aisément une analogie avec les pièces féminines d’Aristophane541. Quelques années plus tôt, à l’époque où le caricaturiste créait les séries des Bas-bleus puis des Gens de justice, Baudelaire songeait d’ailleurs à lui pour illustrer le dramaturge antique542. C’est encore à la caricature de mœurs que renvoie Deschanel, évoquant, à propos des personnages épisodiques de la deuxième partie des Oiseaux, les « critiques et caricatures de détail » qui « parodiaient la conduite des Athéniens dans les villes alliées et dans les colonies543 ».

Mais le modèle qui finira par prédominer est le portrait-charge. On sait que celui-ci, florissant au début de la monarchie de Juillet, sera soumis, malgré sa popularité grandissante, à un contrôle strict de 1835 à la fin du Second Empire544, exception faite de la Seconde République. Ce qui n’empêcha pas de grandes séries de portraits-charges non politiques, inaugurées par le Panthéon charivarique de Benjamin Roubaud (1838- 1841) et continuées entre autres par le Panthéon Nadar (1852), dont les charges illustrent les brochures biographiques satiriques livrées par Commerson sous le titre des Binettes contemporaines (1854-1855) ou, un peu plus tard, la série du Trombinoscope de Touchatout illustrée par Lafosse (1871-1876). La liberté totale de la presse entraîne à nouveau un déferlement de charges politiques sous la Troisième République, en particulier sous le crayon d’André Gill545. Ferté, dans son édition scolaire, témoigne indirectement de cette évolution historique de la caricature : c’est au portrait-charge, et non plus, comme chez Lemercier ou Poyard, à l’allégorie burlesque, que fait référence pour lui le modèle caricatural :

[Les] principaux personnages [de la comédie ancienne] sont bien pris brutalement dans la réalité, puisque ce sont des caricatures, mais pour les rôles secondaires comme pour l’intrigue, elle se jette en pleine fantaisie : la scène se peuple de grotesques allégories, de nuées, de guêpes aux dards monstrueux, de grenouilles au ventre énorme, […] de coqs personnifiant le Juste et l’Injuste […]546.

541

Champfleury se souvient ainsi des « Femmes socialistes, qui, en 1848, avaient juré guerre aux hommes comme les héroïnes de Lysistrata » (op. cit., p. 152).

542

S’agissait-il d’une édition partielle, de l’Assemblée des femmes ou des Guêpes ? La seule référence à ce projet est une lettre à Poulet-Malassis du 11 mars 1860, où Baudelaire lui rappelle cette idée en précisant qu’elle date « d’il y a quinze ans » (Charles Baudelaire, Lettres 1841-1866, Paris, Mercure de France, 1906, p. 152).

543

Émile Deschanel, Études sur Aristophane, op. cit., p. 337.

544

Bridé par l’interdiction de la caricature politique après les lois de 1835 (dites « de septembre »), le portrait-charge fut l’objet sous le Second Empire d’un contrôle qui soumettait toute publication d’une charge personnelle à l’autorisation du modèle.

545

Cf. Bertrand Tillier, La Républicature, La caricature politique en France, 1870-1914, Paris, CNRS Éditions, 1997, p. 72 sq. Outre les charges qu’il donne dans ses périodiques comme La Lune ou

L’Éclipse¸ Gill dessine, de 1878 à 1885 les portraits-charges de la série de brochures biographiques

intitulée Les Hommes d’aujourd’hui.

546

À peu près à la même époque, Feuillet de Conches s’insurge contre la décadence de la caricature contemporaine, de plus en plus assimilée à la charge politique, en évoquant la scandaleuse licence de l’auteur des Nuées :

La caricature sera encore, mais triste, mais âpre, honteusement descendue au rôle du libelle dans la plupart des croquis politiques modernes. […] ce n'est plus maintenant, moins le talent, qu'Aristophane, traînant par les cheveux sur la scène comique ses contemporains547.

Le modèle de la charge permet donc, et c’est la raison de son succès, de repenser les personnalités de la comédie aristophanienne. Les caricatures exhibées, selon Ferté, par Aristophane et ses contemporains, renvoient à « l’énorme importance que prend la satire personnelle dans la comédie ancienne548 » ; elles désignent les « injures lancées à plein visage à des adversaires franchement désignés par leur nom, transportés sur la scène avec leurs traits que reproduit le masque de l’acteur, avec leur voix qu’il contrefait, leur allure et jusqu’à leurs tics qu’il parodie549 ». L’imaginaire de la charge dote ainsi les personnalités d’une dimension visuelle et spectaculaire, et investit les masques de la comédie antique. Du Méril voit dans « leur laideur outrée et leurs difformités grotesques » une « caricature en action550 » ; Deschanel inclut dans les modes d’identification du personnage-cible « un masque qui lui ressemble, ou même qui ne lui ressemble pas et qui n’est que la caricature de son visage551 ». « La formule devenue presque académique de la grosse tête sur un petit corps552 » semble souffler à Paul de Saint-Victor une description de « têtes colossales » derrière lesquelles on reconnaît les « boules553 » démesurées de la charge :

Ces masques emboîtaient comme des casques les têtes des acteurs : leur rictus béant, leur laideur tranchée, leurs grimaces et leurs difformités taillées en ronde- bosse, supprimaient toute gradation et toute nuance. Le caractère moyen, l’observation ressemblante, la physionomie vraisemblable, disparaissent sous cette caricature sculpturale. Elle ne peut faire ressortir que les traits saillants, et, pour ainsi dire, l’ossature d’un ridicule ou d’un vice. Chaque type, porté à son hyperbole, reste immobile, de la première à la dernière scène ; le masque est son enseigne grotesque et criarde554.

547

Félix-Sébastien Feuillet de Conches, « William Hogarth », L'Artiste, décembre 1882, p. 466-467.

548

Georges Ferté, op. cit., Introduction, p. 10.

549

Ibid., p. 10-11.

550

Édélestand du Méril, op. cit., t. I, p. 348.

551

Émile Deschanel, op. cit., p. 16-17.

552

Bertrand Tillier, op. cit., p. 74.

553

Le grossissement de la tête dans le portrait-charge « permet, au pied de la lettre, de valoriser le "masque" ou la "boule", dans l'argot expressif des contemporains repris par les légendes » (Ségolène Le Men, « Aux grands hommes la charge reconnaissable », in Benjamin Roubaud et le Panthéon

charivarique, catalogue de l’exposition de la Maison de Balzac, 3 mai-31 août 1988, [Paris], Maison de

Balzac, 1988, p. 10).

554

Paul de Saint-Victor, Les Deux Masques, op. cit., première série, Les Antiques, t. II, Sophocle,

Cette dimension sculpturale du masque se rattache en fait à l’imaginaire du portrait- charge, qui peut se concevoir comme la version dessinée du buste caricatural. Les fameux bustes-charges des Célébrités du juste milieu, créés à partir de 1832, furent ainsi commandées par Philippon à Daumier pour servir de modèle aux dessinateurs de La Caricature et du Charivari555. Ils sont concurrencés dans la mémoire du siècle par les plâtres-caricatures de Dantan jeune, que l’artiste exposait au coin du passage des Panoramas dans le « musée Dantan », véritable galerie de charges où l’on voyait Paganini, « forme de squelette, visage anguleux et doigts crochus », Rossini, « au formidable embonpoint, lourd comme un pachyderme », Victor Hugo, au « front démesuré », Alexandre Dumas, « orné de cheveux crépus, avançant la tête comme un chien de chasse en quête du gibier556 »… De façon symptomatique, ce musée Dantan devient, dans une Histoire grecque scolaire de la fin du siècle, le magasin à accessoires de la comédie aristophanienne, à laquelle il fournit, en même temps qu’une esthétique du personnage, une partie de son personnel dramatique :

Il ne faut pas, dans ces comédies, chercher des caractères ; mais les noms propres, les allusions personnelles y abondent. Les masques même sont des portraits, mais des portraits modelés par le pouce d’un caricaturiste, d’un Dantan jeune, par exemple. Aristophane ne prend qu’un trait ou deux qu’il exagère et pousse à la charge, au burlesque. Cela ressemble, mais d’une ressemblance qui fait pouffer de rire, à peu près comme l’image grotesque que nous renvoient les boules de verre de nos jardins557.

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