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La réception d'Aristophane en France de Palissot à Vitez (1760-1962)

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Vitez (1760-1962)

Romain Piana

To cite this version:

Romain Piana. La réception d’Aristophane en France de Palissot à Vitez (1760-1962). Musique, musicologie et arts de la scène. Université Paris 8, 2005. Français. �tel-02147082�

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THÈSE

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8

Discipline : Esthétique, sciences et technologie des arts Mention Arts du spectacle, théâtre et danse

présentée et soutenue publiquement par Romain PIANA

Le 16 décembre 2005

LA RÉCEPTION D’ARISTOPHANE EN FRANCE DE PALISSOT À

VITEZ

1760-1962

____

Directeur de thèse :

M. le Professeur Patrice PAVIS

____

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REMERCIEMENTS

Je remercie Patrice Pavis de la confiance qu’il m’a accordée pour cette étude au long cours, et pour la patience avec laquelle il l’a suivie.

Je remercie également Jean-Marie Thomasseau pour les encouragements précieux qu’il a bien voulu me donner.

Ce travail n’aurait pu voir le jour ni aboutir sans l’impulsion, l’aide et le soutien de nombreux proches, amis ou collègues, à qui j’exprime ma gratitude.

À Sophie Lucet je dois d’avoir eu l’idée de cette étude, et l’impulsion nécessaire à sa mise en œuvre. Je la remercie pour son soutien actif et chaleureux, et pour les échanges fructueux que nous avons eus.

Vérane Partensky a suivi mes recherches avec une attention, une intelligence, une érudition et une empathie qui ont été pour moi un encouragement permanent. Je la remercie de l’aide décisive qu’elle m’a apportée, depuis les débuts et tout particulièrement dans les derniers moments de ce travail.

Ma gratitude profonde va à Françoise Piana, pour le soutien qu’elle a accordé à ce travail, et pour l’acuité et la sûreté de ses lectures qui m’ont été d’un secours irremplaçable. Je remercie également Damien Piana pour sa lecture minutieuse et pour son aide si bienvenue dans les moments difficiles, et Julien Piana pour son apport opportun.

Ma pleine et infinie reconnaissance va à Jean-Philippe Maucuit, pour sa présence et pour le soutien inestimable qu’il a accordé depuis le début à l’aventure de cette thèse.

Je tiens à remercier l’ENSTA pour la bienveillance avec laquelle elle a su regarder ce travail. Élisabeth Crépon lui a donné un encouragement décisif dont je lui suis particulièrement reconnaissant. Je remercie également Joaquim Nassar et Rachel-Marie Pradeilles-Duval pour leur compréhension et leur soutien, Pascal Ayoun pour sa patience, Marie-Hélène Derive pour son attention. Ma gratitude spéciale s’adresse au personnel du service informatique-édition, en particulier à Mme Berrien et M. Lochegnies, pour leur gentillesse, leur prévenance et leur efficacité.

Je remercie aussi les amis qui m’ont permis, par leur aide, leurs conseils ou leurs remarques, de mener à bonne fin ce travail : Sylvie Humbert-Mougin, Arnaud Rykner, Pierre Bessette, Jacques Rémy, Guy Ducrey, Isabelle Moindrot et Anne Mathieu.

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INTRODUCTION

Préambule

Le 30 décembre 1880, dans le Gaulois, Guy de Maupassant commençait sa chronique, intitulée « la Lysistrata moderne », par une résurrection hypothétique :

Si quelqu'un possédait le génie mordant d'Aristophane, quelle prodigieuse comédie il pourrait faire aujourd'hui ! Du haut en bas de la société, le ridicule coule intarissable, et le rire est éteint en France, ce rire vengeur, aigu, mortel, qui tuait les gens aux siècles derniers mieux qu'une balle ou qu'un coup d'épée. Qui donc rirait ? Tout le monde est grotesque ! Nos surprenants députés ont l'air de jouer sur un théâtre de guignols. Et comme le chœur antique des vieillards, le bon Sénat hoche la tête, sans rien faire ni rien empêcher1.

L’auteur de Lysistrata, posé comme l’incarnation de la comédie satirique, se trouve donc appelé à présider à un jeu de massacre désormais rendu presque impossible faute de destinataire. Posture d’impuissance toute rhétorique, et qui n’est guère qu’une prétérition, puisque Maupassant poursuit en brossant une vigoureuse satire des féministes de son temps revendiquant, en dépit des limites naturelles de leurs capacités, d’autres droits que les hommages dus à leur séduction. Mais si elle peut d’abord apparaître comme un pur jeu de références littéraires, la figure d’Aristophane représente en réalité bien davantage qu’un simple modèle satirique : ce que Maupassant ressuscite avec elle, c’est la cohorte de ses cibles. Des législateurs au chœur des Guêpes, des femmes prenant le pouvoir à l’Assemblée à Lysistrata qui tient tête aux autorités, l’image de la démocratie athénienne fait apparaître en filigrane la République récemment instaurée qui se trouve indirectement visée. L’antonomase générique débouche finalement sur une réactualisation ; que cette dénonciation de la « Lysistrata moderne » intervienne dans un quotidien royaliste en révèle la véritable portée idéologique.

1

Guy de Maupassant : « La Lysistrata moderne », Le Gaulois, 30 décembre 1880.

Cette comédie qu’un nouvel Aristophane « pourrait faire aujourd’hui », Maupassant n’est pas, et de loin, le seul à en rêver. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l’auteur des Nuées, directement ou par l’intermédiaire d’un de ses héritiers reconnus ou autoproclamés, est périodiquement appelé à dire son fait au monde moderne, tout

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comme il est périodiquement honni pour s’en être pris à des icônes que révère la modernité. Réincarné en Charles Palissot, en 1760, il s’attaque aux nouveaux Socrate que sont les Philosophes ; en Victorien Sardou un siècle plus tard, il combat les Cléon parvenus qui accèdent aux ors des palais princiers. À l’extrême-droite, chez Charles Maurras, il n’a de cesse de dénoncer les nuées fumeuses des idéologies de décadence, chez l’anarchiste Laurent Tailhade, il s’en prend aux mufles antidreyfusards. Antidémocrate au XIXe siècle, ami du peuple au XXe, Aristophane défend la liberté de la presse avec Musset, décerne des lauriers artistiques avec Théodore de Banville, prononce un vibrant plaidoyer pour la paix avec Charles Dullin, interpelle les dirigeants sur la guerre d’Algérie avec Jean Vilar. Ses résurrections sont protéiformes : en vers, en prose ou en chansons, elles investissent, aussi bien que le théâtre, le pamphlet, le journal ou le livre. À la scène, outre l’adaptation de ses œuvres, le poète athénien sert, au XIXe siècle, de figure tutélaire à un ensemble de formes plus ou moins dérivées et de qualité variable : vaudevilles et pièces dites « aristophanesques », ou, à l’approche de la Saint-Sylvestre, revues de fin d’année qui font défiler les caricatures d’une actualité tout juste écoulée.

Pendant près de deux siècles, en France, sous des formes et avec des intensités variables, la réception de l’ancien poète comique grec semble ainsi indissociablement liée à la question de sa possible renaissance, que ce soit sur le mode du vœu ou sur celui du rejet. En 1852, Flaubert formulait de manière incisive les termes de cette postulation. Dans une lettre à Louise Colet, il s’exclamait : « Ah ! ce qui manque à la société moderne, ce n'est pas un Christ, ni un Washington, ni un Socrate, ni un Voltaire même ; c'est un Aristophane » ; et il ajoutait aussitôt : « mais il serait lapidé par le public1 ». Entre la tentation du retour et la perspective d’une censure inévitable, la figure du comique athénien apparaît comme l’emblème d’un discours que son mode de relation avec le réel rend à la fois exemplaire et impossible à renouveler. Souvent réactualisée de façon assimilatrice et militante, l’œuvre ou la manière d’Aristophane est tout aussi souvent renvoyée à sa radicale étrangeté.

Situation a priori de la réception d’Aristophane

Dès l’abord, la présence de l’auteur des Nuées dans le champ littéraire, critique ou théâtral paraît frappée d’un paradoxe, qui assigne à sa réception des traits caractéristiques. La figure, historique ou mythifiée, de l’auteur semble aussi présente que l’œuvre ; le mode du discours paraît aussi important que sa substance ; son application transhistorique semble valoir tout autant que son historicité. Cette spécificité reste valable du point de vue du texte-source. En tant qu’œuvre dramatique étrangère du passé, le corpus des onze pièces conservées du dramaturge athénien, des Acharniens à

1

Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, 17 décembre 1852, in Correspondance, troisième série (1852-1854), nouvelle édition augmentée, Paris, L. Conard, 1927, p. 68.

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Ploutos, relève au premier abord, dans une perspective de théorie de la réception, de plusieurs paradigmes croisés. En tant qu’auteur étranger, Aristophane est en effet justiciable de la problématique de la traduction et des transferts culturels. En tant qu’auteur ancien, il propose à l’investigation l’évolution historique d’une fortune qui commence à se constituer dès l’Antiquité même, et qui présente en France, de la forclusion classique à l’admiration romantique, de nombreuses vicissitudes. En tant qu’auteur dramatique enfin, il se rattache à la large question de la « mise en scène des œuvres du passé2 ». Or dans tous ces aspects, la position de la figure et du corpus aristophaniens s’avère singulière et complexe. Tout d’abord, la question du statut historique et géographique de l’œuvre renvoie immédiatement à celui de la Grèce antique dans l’imaginaire européen depuis la Renaissance. Loin de relever de la catégorie de l’« étranger », la Grèce classique et l’Athènes du Ve et du début du IVe siècles en particulier participent – c’est une évidence – de celle de l’héritage et de la fondation pour toute la culture européenne humaniste. Qu’elle se décline sur le mode du « modèle » à l’époque classique, ou sur celui de l’origine au XIXe siècle, la fascination pour le paradigme athénien, qu’il s’agisse d’art, de littérature, de théâtre ou – à partir de la Révolution – d’organisation politique, s’inscrit dans un jeu complexe de références, de comparaisons et d’analogies. Or l’œuvre d’Aristophane se distingue par l’importance de son ancrage dans la réalité extra-dramatique athénienne qui fonde sa nature politique : le théâtre aristophanien non seulement fait référence aux problèmes sociaux et politiques de son temps, mais prend aussi position sur eux, dans une posture qu’on pourrait fréquemment qualifier de posture d’opposition. Son interprétation est donc indéfectiblement liée à celle de l’histoire athénienne, qui recouvre elle-même des enjeux idéologiques contemporains, ainsi que l’a établi l’historiographie récente3. Le statut emblématique de l’histoire et de la démocratie athéniennes, et l’inscription profonde de l’œuvre d’Aristophane dans son contexte déterminent ainsi largement la dimension de déplacement contextuel, voire de récupération qui préside souvent à sa réception.

À cet aspect, que l’œuvre d’Aristophane partage, à de nombreux égards, avec la tragédie grecque, s’en ajoute un autre, qui tient cette fois à l’étrangeté thématique et formelle du genre dans lequel elle s’inscrit majoritairement. La comédie ancienne, forme dont les pièces d’Aristophane sont les seuls exemplaires intégralement conservés, constitue un genre historiquement situé, à la durée d’existence relativement courte, qui naît un peu après la tragédie et s’éteint au début du IVe siècle, du vivant même de

2

Pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif inaugural en la matière, La Mise en scène des œuvres du

passé, études réunies et présentées par Jean Jacquot et André Veinstein, Paris, Éditions du Centre national

de la recherche scientifique, 1957.

3

Cf. les travaux de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou Nicole Loraux, par exemple leur étude sur « La formation de l’Athènes bourgeoise, essai d’historiographie 1750-1850 », in R. R. Bolgar,

Classical Influences on Western Thought, A. D. 1650-1870, Cambridge, Cambridge University Press,

1979, repris dans Pierre Vidal-Naquet, La démocratie grecque vue d’ailleurs, Paris, Flammarion, 1990 ; coll. « champs », 1996, p. 161-209.

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l’auteur4. Or, outre son statut d’hapax, la comédie ancienne comporte, par rapport aux dramaturgies occidentales postérieures, une forte hétérogénéité. Le premier aspect en est thématique, et se rattache aux origines rituelles du genre, liées aux rites de fertilités dionysiaques, les « chants phalliques5 » évoqués par Aristote. La comédie aristophanienne se caractérise par une obscénité très marquée, allant, dans Lysistrata par exemple, jusqu’à l’exhibition phallophorique, et se marquant, presque partout ailleurs, par une présence importante du « bas corporel » dans toutes ses manifestations. Aussi, après la Renaissance, les bienséances et l’évolution de la pudeur rendent-elles délicates la traduction et la diffusion intégrales de l’œuvre, qui vont désormais exiger la mise en place d’un dispositif de censure. Plus largement, l’obscénité aristophanienne pose la question de la compatibilité d’un rire sexuel et scatologique avec le comique moderne, question à laquelle un Vitez ou un Adorno répondent, dans les années 1960, par la négative6.

Outre cette distance culturelle, la comédie ancienne présente également une spécificité en termes génériques. Depuis Ménandre, la comédie se définit par la présence de conflits privés, fictifs, familiaux et matrimoniaux. Par opposition, la comédie aristophanienne, fondamentalement satirique, se signale par l’importance des référents et des personnages empruntés à l’actualité et à la réalité politique et intellectuelle, dont Socrate constitue l’exemple le plus fameux. Sur le plan strictement formel, outre l’alternance du parlé et du chanté et la présence des masques et du chœur, qu’elle partage avec la tragédie, la comédie ancienne se distingue par la dimension minimale de l’intrigue. Celle-ci se réduit le plus souvent à la réalisation rapide d’un projet utopique répondant à une crise politique ou sociale, au moyen d’une confrontation qui laisse vite place à une succession épisodique de séquences comiques, lyriques ou satiriques. À cette réduction de l’action s’ajoute la présence d’un intermède choral central, la parabase, dans lequel le chœur, généralement dépouillé de ses attributs fictifs, s’adresse directement au public. Quant à la caractérisation des personnages, elle reste globalement très sommaire. Toutes ces déterminations font de la comédie aristophanienne et de la comédie ancienne avec laquelle elle se confond, une forme dramatique et spectaculaire perçue comme foncièrement hétérogène aux formes modernes, au point de relever, au XVIIe et au XVIIIe siècle, d’une sorte d’extraterritorialité générique. La question de l’identification poétique de cet hapax

4

Cf. Suzanne Saïd, « Comédie ancienne / Comédie nouvelle », in Michel Corvin (dir.), Dictionnaire

encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1991, s. v. Les deux derniers textes conservés du comique, L’Assemblée des femmes (392 ou 391 av. J.-C.) et le Ploutos (388 av. J.-C.), ne relèvent plus de la

comédie ancienne, mais de la comédie moyenne, selon la distinction mise en place par les critiques alexandrins.

5

Aristote, Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, chap. IV, 1449a 11-12, p. 45 (« ta\ fallika/ »).

6

Cf. Antoine Vitez, « La Paix. Imitation et trahison », in Écrits sur le théâtre, II, La Scène, édition présentée et établie par Nathalie Léger, Paris, P.O.L, 1995, p. 55 ; Theodor Adorno, « L’art est-il gai ? » [1967], in Notes sur la littérature, traduit de l’allemand par Sylvie Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 433.

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qu’est la comédie d’Aristophane occupe une place de premier plan dans la réception littéraire de l’auteur. Considérée comme informe aux siècles classiques, elle connaît une progressive intégration canonique, qui ne suffit pas cependant à oblitérer sa singularité, que celle-ci soit perçue comme une limite ou à l’inverse comme une alternative aux modèles dramatiques dominants. Vers 1850, Jules Janin le note encore : « la comédie grecque n’appartient à aucun genre, elle n’est pas définie dans les livres7 ». Si à la fin du XIXe siècle, avec les travaux de Zielinski relayés par ceux de Paul Mazon, la comédie aristophanienne donne enfin lieu, dans le discours savant, à une description structurale globale, elle n’en reste pas moins un objet problématique. Ce statut incertain a des incidences sur le plan de la traduction : si elle se débarrasse, dès le XIXe siècle, d’un découpage des œuvres en actes, elle ne met pas en évidence, avant le XXe siècle, l’alternance des modes d’énonciation, chanté et récité. Les conséquences en sont surtout perceptibles du point de vue du passage d’Aristophane à la scène, qui survient de manière tardive, à la fin du XIXe siècle, après quelques expériences très limitées. La réduction de l’écart entre les caractéristiques de la comédie aristophanienne et les déterminations de la dramaturgie contemporaine suppose la plupart du temps un recours à l’adaptation ; la question du traitement des références extra-théâtrales et historiques, celle des formes théâtrales vivantes et de l’esthétique spectaculaire, présentes en filigrane dans tout processus de traduction pour la scène8, s’avèrent cruciales et déterminantes.

Concrétisations et médiations : objectifs et objets de la recherche

Qu’il s’agisse de la lecture critique ou de la lecture savante, des productions hypertextuelles de tous ordres, de la traduction ou de l’adaptation scénique, l’interprétation d’Aristophane paraît donc prise entre les deux pôles antithétiques de l’étrangeté extrême et de l’assimilation radicale. Son étude permet ainsi de se situer au cœur même du processus de réception d’une œuvre étrangère ancienne, grâce à l’importance qu’y revêtent les mécanismes analogiques de médiation, qui jouent un rôle central dans toutes les théories de la réception. Notamment, le fonctionnement de l’esthétique de la réception tel que l’a exposé Jauss, repose sur l’idée que chaque concrétisation d’une œuvre – chaque interprétation, chaque lecture, chaque récriture, chaque adaptation – met en jeu une pré-construction de l’objet, appelée aussi précompréhension, et qui reçoit la dénomination spécifique d’horizon d’attente9.

7

Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, 6 vol., Paris, Michel Lévy frères, 1853-1858, t. II, 1853, p. 326.

8

Cf. Jean-Michel Déprats, article « Traduction », in Michel Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopédique du

théâtre, op. cit., s. v. et Patrice Pavis, « Traduction théâtrale », in Dictionnaire du théâtre, 3e édition, Paris, Dunod, 1996, s. v.

9

Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, réed. Paris, Gallimard, « Tel », 1990, en particulier p. 23-88 (« L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire » – « Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft », 1967) et p. 267-287 (« L’esthétique de la réception : une méthode partielle », Postface à « De l’Iphigénie de Racine à celle de Goethe » – « Racines und Goethes

(10)

L’histoire de la réception d’une œuvre est ainsi celle de ses concrétisations successives, qui se déterminent selon Jauss dans le jeu entre l’horizon d’attente initial de l’œuvre, et les horizons d’attente successifs. Notre étude part précisément de l’hypothèse d’une extension de la théorie de l’horizon d’attente à des objets culturels plus larges que les œuvres littéraires, en l’occurrence les performances spectaculaires10. Nous nous proposons ainsi de mettre en évidence les grands traits et l’évolution de la réception d’Aristophane en France à l’époque moderne, en partant de la série des concrétisations, identifiée aux domaines relevant traditionnellement de la fortune et de l’influence de l’œuvre. L’objectif visé est de reconstruire les dispositifs de médiation qui modélisent l’intégration et la valorisation de la comédie aristophanienne dans le champ de l’histoire littéraire, puis dans le champ théâtral.

Notre recherche s’est donc proposé comme premier objet le recensement et l’étude des concrétisations de l’œuvre d’Aristophane, entendues dans le sens le plus large possible, et sans hiérarchie préétablie. La phase d’établissement du corpus a rapidement fait apparaître, au-delà des concrétisations « classiques » et attendues, un certain nombre de phénomènes spectaculaires au statut ambigu, que nous avons admis comme partie intégrante du processus de réception, et comme indices dans la détermination des horizons d’attente successifs. Les premières concrétisations repérées sont constituées par l’ensemble des traductions, littéraires ou scéniques, et des adaptations. Facilité par le travail bibliographique effectué par Madeleine Horn-Monval11, quasi exhaustif jusqu’en 1951, ce relevé a rapidement mis en évidence les grandes phases historiques de la traduction et de l’adaptation d’Aristophane12. Quasiment absent de la scène éditoriale – en dehors des traductions latines – jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’auteur grec ne s’impose au théâtre comme auteur de répertoire qu’à la fin du XIXe siècle, après être devenu un véritable classique (pas moins de cinq traductions intégrales de 1830 à 1897). Le corpus s’élargit donc, à partir des années 1890, aux adaptations, publiées ou manuscrites, aux traces matérielles et aux témoignages, la plupart du temps critiques, sur les mises en scène d’Aristophane. Les fonds du Département des Arts du spectacle de la BNF, en particulier la collection Rondel, en constituent la source principale, avec la presse et quelques fonds spécifiques auxquels il a fallu avoir recours. La troisième Iphigenie. Mit einem Nachwort über die Partialität der rezeptionsästhetischen Methode », 1973). Jauss précise que son emploi du terme de concrétisation rejoint le sens que lui donne le structuralisme de l’École de Prague ; il désigne « le sens à chaque fois nouveau que toute la structure de l’œuvre en tant qu’objet esthétique peut prendre quand les conditions historiques et sociales de sa réception se modifient » (Ibid., p. 232).

10

Patrice Pavis propose une application des schémas de la réception – plutôt inspirés d’Ingarden et de l’École de Prague – à la production des concrétisations spectaculaires. Cf. Patrice Pavis, Marivaux à

l'épreuve de la scène, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 427 ; Le Théâtre au croisement des cultures, Paris, José Corti, 1990, p. 31 et 33.

11

Madeleine Horn-Monval, Répertoire bibliographique des traductions et adaptations françaises du

théâtre étranger du XVe siècle à nos jours conservées dans les bibliothèques et archives de Paris, 8 vol.,

Paris, Éditions du CNRS, 1958-1967, t. I, p. 9-28.

12

(11)

catégorie de « matériaux » est constituée par les discours critiques, dans lesquels on peut distinguer plusieurs types de sources. Le premier type renvoie au discours des hellénistes : il se localise dans les éditions critiques du texte grec, le péritexte éditorial des traductions (préfaces, notices, notes), les articles de revues savantes, du Journal des Savants aux revues spécialisées qui apparaissent dans la deuxième moitié du XIXe siècle, comme la Revue critique d’histoire et de littérature (1866) et surtout la Revue des études grecques (1888) et la Revue des études anciennes (1899). Vulgarisé dans les éditions scolaires et les histoires de la littérature grecque, ce discours apparaît aussi dans des monographies universitaires ou adressées à une audience plus large, comme les Études sur Aristophane d’Émile Deschanel de 186713. Avant la fin du XIXe siècle et le règne de la philologie universitaire, la frontière est en réalité souvent floue entre les textes spécialisés et ceux qui s’adressent simplement à un public cultivé14. Des études critiques savantes peuvent ainsi figurer dans des publications comme la Revue des Deux Mondes, tandis que de vastes panoramas sur le théâtre grec, comme celui de Paul de Saint-Victor, Les Deux Masques, relèvent en réalité du journalisme littéraire15. Enfin, une dernière catégorie, la plus difficile à circonscrire, est précisément celle de la critique littéraire, qu’elle émane d’encyclopédistes, de journalistes ou d’écrivains, la distinction entre les différents types de productions et de scripteurs étant là encore historiquement fort variable.

À côté du triptyque constitué par les traductions, les adaptations scéniques et le discours critique, l’étude des concrétisations inclut également l’ensemble des productions hypertextuelles dérivées de l’œuvre-source. En dehors des adaptations scéniques, la présence de récritures avérées reste, à quelques exceptions près, marginale, bien loin de celles que la tragédie grecque, d’Antigone à Électre ou Œdipe, ou la poésie homérique ont suscitées16. La seule œuvre durable dans ce domaine, étonnamment à contre-courant de son époque généralement très critique à l’égard d’Aristophane, est en réalité Les Plaideurs17 de Jean Racine, véritable recréation qui emprunte aux Guêpes quelques situations et expressions, et procède pour le reste à une transposition

13

Émile Deschanel, Études sur Aristophane, Paris, L. Hachette et Cie, 1867.

14

Sur ce point, cf. Sylvie Humbert-Mougin, Dionysos revisité. La réception de la tragédie grecque en

France au tournant du siècle dernier (1872-1922), thèse de doctorat, université Paris IV, 1997, 2 vol., t.

II, p. 290-302. Cette étude, remaniée, est parue en 2003 (Sylvie Humbert-Mougin, Dionysos revisité : les

tragiques grecs en France de Leconte de Lisle à Claudel, Paris, Belin, « L’Antiquité au présent »). 15

Paul de Saint-Victor, Les Deux Masques, Tragédie - Comédie, 3 vol., Paris, Calmann Lévy, 1882-1884. Le tome II (1882) de la première série, Les Antiques, comporte une assez longue étude sur Aristophane. Les articles recueillis dans cet ouvrage posthume furent publiés de 1871 à 1881 dans le Moniteur (cf. Charles Beuchat, Paul de Saint-Victor, sa vie, son œuvre, Paris, Librairie académique Perrin, 1937, p. 91).

16

La postérité française ou occidentale de ces œuvres antiques a fait l’objet de nombreux travaux. Pour n’en citer que quelques uns : Raymond Trousson, Le Thème de Prométhée dans la littérature européenne, 2 vol., Genève, Droz, 1964 ; George Steiner, Les Antigones, [1984], traduit de l'anglais par Philippe Blanchard, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992 ; Christian Biet, Œdipe en monarchie. Tragédie et

théorie juridique à l'âge classique, Paris ; Pierre Brunel, Le Mythe d’Électre, Paris, Armand Colin, 1971 ;

Jean-Louis Backès, Le Mythe d’Hélène, Clermont-Ferrand, Adosa, 1984.

17

Jean Racine, Les Plaideurs, Paris, Barbin, 1669 [Hôtel de Bourgogne, octobre ou début novembre 1668].

(12)

diégétique totale18. En revanche, et comme en contrepartie de cette absence, la recherche concernant le discours critique fait rapidement apparaître l’existence, dès la fin du XVIIIe siècle, et massivement à partir de 1840, d’œuvres et de formes identifiées comme relevant de l’influence ou du registre aristophaniens. Certains types de comédies politiques, comme Le Fils de Giboyer d’Émile Augier19 ou Rabagas de Sardou20, toute une série de vaudevilles antisocialistes ou antirépublicains de la Seconde République sont ainsi régulièrement qualifiés, dans la presse, voire par leurs auteurs eux-mêmes, d’« aristophanesques ». La plupart du temps dépourvues de tout rapport intertextuel avec l’œuvre d’Aristophane, ces productions semblent en conserver la thématique politique et la posture satirique. Mais une autre forme théâtrale, éclose avec la Monarchie de Juillet et morte après la Seconde Guerre mondiale, la revue de fin d’année, fait elle aussi l’objet d’une comparaison avec la comédie d’Aristophane, donnant lieu à cliché, alors même que ce genre de spectacle ne présente aucun rapport apparent avec son prétendu hypotexte. L’ensemble de ces productions constitue pourtant, du point de vue de la généricité de l’époque, une catégorie « aristophanesque », qui relève certes d’une dérivation purement analogique, mais n’en est pas moins massivement présente dans le discours critique. Or l’adjectif « aristophanesque » qui fonde cette catégorie, ne lui est nullement réservé, mais s’applique en premier lieu, à partir des années 1840, au corpus et à la figure d’Aristophane21. Notre postulat initial a donc consisté à admettre de plein droit ces formes, quelle que soit leur absence de rapport intertextuel avec l’œuvre du comique grec, dans le corpus de la réception, en partant de l’hypothèse qu’elles participaient en réalité, en tant que formes mimétiques, de la réception générique de l’auteur antique, et qu’elles s’intégraient, selon des modes à étudier, à l’horizon ou aux horizons d’attente de la comédie aristophanienne, dont elles pouvaient aider à identifier les traits, et qu’elles participaient même probablement à définir.

Ainsi, des phénomènes comme la réception des Philosophes de Palissot22, où la référence à Aristophane est omniprésente, comme celle de Rabagas, qui remet l’auteur des Cavaliers sur le devant de la scène, des spectacles comme les vaudevilles dits aristophanesques ou les revues participent pleinement, dans notre acception du terme, du processus de concrétisation à l’œuvre dans la réception d’Aristophane, en tant qu’elles jouent un rôle dans l’élaboration de son interprétation politique et idéologique,

18

La pièce de Racine se situant chronologiquement en dehors de notre corpus, nous n’y référerons que pour mémoire.

19

Émile Augier, Le Fils de Giboyer, comédie en 5 actes, en prose, Paris, Michel Lévy frères, 1863 [Comédie-Française, 1er décembre 1862].

20

Victorien Sardou, Rabagas, comédie en 5 actes en prose, Paris, Michel Lévy frères, 1872 [Vaudeville, 1er février 1872].

21

Le terme « aristophanien » est réservé au XIXe siècle à un certain type de mètres grecs. Son usage dans le discours critique à propos de l’auteur grec est récent.

22

Charles Palissot de Montenoy, Les Philosophes, comédie en trois actes, en vers, Paris, Duchesne, 1760 [Théâtre Français, 2 mai 1760].

(13)

ou qu’elles représentent des formes spectaculaires pouvant servir d’approximations génériques pour l’identification esthétique de la comédie ancienne. La catégorie aristophanesque permet ainsi de saisir au plus près la dimension analogique des médiations constitutives de l’horizon d’attente.

Types de médiations et horizon d’attente

Au-delà de la réception explicite d’Aristophane telle que la construisent savants, traducteurs, critiques, adaptateurs, metteurs en scène ou simples lecteurs, l’objectif ultime de notre étude consiste donc à interroger, en particulier à l’aide des médiations que représentent les formes aristophanesques, la manière dont les diverses concrétisations de l’œuvre interviennent dans le cadre d’une modélisation de l’horizon d’attente qui peut prendre des formes diverses. Cette modélisation, la théorie de Jauss la qualifie, par référence à la phénoménologie, de précompréhension. Le terme vaut, dans les dernières mises au point de Jauss, aussi bien pour désigner les cadres et codes esthétiques qui président à la lecture, que les schèmes idéologiques et existentiels qui déterminent un rapport à la référence et à la signification23. Dans cette perspective, les concrétisations de l’œuvre d’Aristophane s’établissent à travers une double médiation entre le texte grec et ses récepteurs modernes.

Concernant la précompréhension esthétique, la médiation prédominante semble être celle du genre : la lisibilité de l’œuvre paraît conditionnée par l’existence, au moment de la lecture, d’un ou plusieurs cadres génériques, qu’ils soient littéraires – et en particulier dramatiques –, spectaculaires ou plastiques, ou plus largement discursifs. Ce sont ces cadres qui permettent de rendre compte de sa forme et déterminent sa définition. L’attention portée, dans l’ensemble des sources de la réception, aux marqueurs et aux index génériques24, permet d’observer la présence de schèmes communs, à une période donnée, dans les différents types de discours, y compris dans le discours érudit ou philologique. Ce dernier, comme l’a déjà remarqué George Steiner25 , fait en effet partie intégrante du cycle de l’interprétation ; malgré la garantie que constitue l’édifice critique construit par la tradition, le discours savant, s’il procède par accumulation et par différenciation, opère aussi des sélections dont les présupposés rejoignent souvent l’horizon d’attente général, en particulier sur le plan de l’identification générique. Ainsi un helléniste et théoricien comme l’Abbé Batteux développe-t-il, en requérant l’appui d’Aristote, une lecture satirique d’Aristophane en tout point conforme à celle de son

23

Hans Robert Jauss, « L’esthétique de la réception : une méthode partielle », Postface à « De l’Iphigénie de Racine à celle de Goethe », in Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 284. La prise en compte explicite du contexte historique, social et idéologique de la réception constitue, ainsi que le remarque Jauss, une réponse aux observations venues de la critique est-allemande sur le caractère trop idéaliste de la première définition de l’horizon d’attente.

24

Nous empruntons ce terme à Jean-Marie Schaeffer, Qu'est-ce qu'un genre littéraire ?, Paris, Seuil, « Poétique », 1989, p. 174.

25

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époque, qui rejette généralement, au titre de cette lecture, l’auteur des Nuées. L’explication la plus déterminante de la forclusion classique et post-classique du comique athénien provient en effet de l’inscription de son œuvre dans le paradigme générique dévalorisé de la satire personnelle.

C’est une évolution de ce cadre de précompréhension esthétique qui détermine sa réhabilitation au XIXe siècle. Le modèle satirique s’infléchit et devient pamphlétaire, il se réalise dans une analogie avec le récent media de masse qu’est la presse ; parallèlement, la caricature apparaît comme une forme plastique analogique susceptible de rendre compte du grotesque aristophanien. C’est précisément ce paradigme complexe et intermédial que nous avons tenté de retrouver dans les formes aristophanesques qui émergent au milieu du XIXe siècle, en partant de l’hypothèse qu’elles en transposaient à la scène les déterminations principales. L’attention portée à la dimension plastique de ce modèle s’est d’ailleurs appuyée sur une enquête iconographique dont les pièces principales accompagnent notre travail26.

La troisième grande mutation de l’horizon d’attente générique, propre au XXe siècle, est, selon notre hypothèse, spécifiquement théâtrale et se rattache à la redécouverte et à la revalorisation de la farce et des genres connexes de comique populaire. Elle accompagne l’entrée d’Aristophane dans le répertoire dramatique et l’inflexion à gauche de sa lecture politique.

La deuxième dimension de la précompréhension intervenant dans la constitution de l’horizon d’attente est constituée par les aspects idéologiques et existentiels27. La lecture et les autres formes de concrétisations s’inscrivent dans un horizon idéologique, économique, historique et symbolique spécifique et distinct de celui du texte-source, et la lisibilité se situe à l’intersection de la précompréhension idéologique et de l’univers du texte. L’importance de l’inscription du contexte social et politique athénien dans le texte aristophanien, que nous évoquions plus haut, rend cet aspect de la réception particulièrement déterminant. Si les représentations historiques véhiculées par le discours savant et l’historiographie permettent d’apporter des réponses à la lisibilité du texte aristophanien, le sens même des configurations idéologiques et politiques de l’œuvre ne se concrétise réellement que dans un dialogue avec l’Histoire contemporaine. Les remarquables variations de l’interprétation politique d’Aristophane, dont nous avons tenté de reconstituer les méandres, ne peuvent être saisies que par référence aux situations et aux idéologies en vigueur à l’époque de chaque

26

Cf. l’annexe iconographique qui constitue le troisième tome de cette étude.

27

Cet aspect de la précompréhension n’est pas sans rapport avec la notion de « contexte social », développée par Mukařovsky et l’École de Prague, qui désigne, en abrégé, « le contexte total des phénomènes sociaux [science, philosophie, religion, politique, économie, etc.] du milieu donné » (Jean Mukařovsky, « L’art comme fait sémiologique », Actes du huitième congrès de philosophie à Prague, repris dans Poétique, 3, 1989, cité par Patrice Pavis, Le Théâtre au croisement des cultures, op. cit., p. 31).

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concrétisation. La tendance à la recontextualisation analogique apparaît ainsi bien souvent au fondement même de la lecture idéologique de l’auteur athénien. La distinction entre précompréhension esthétique et précompréhension historique ou existentielle est du reste purement abstraite, et les deux aspects interviennent de manière indissociable dans la constitution de l’horizon d’attente.

Notre travail ne vise pas pour autant à valider tel ou tel postulat théorique, mais à mettre en évidence les instances médiatrices de tous ordres qui président aux concrétisations effectives que l’étude documentaire a permis de repérer. Il se situe dans une perspective résolument pluridisciplinaire et emprunte à chacun des champs traversés un certain nombre de ses procédures et de ses concepts, utilisés pour leur aspect opératoire, au risque de relever, sur le plan méthodologique, du « bricolage ». La question de la réception d’un auteur comme Aristophane se situe en effet à la croisée de plusieurs théories, plusieurs écoles et plusieurs disciplines : esthétique de la réception littéraire, sociologie de la littérature, intertextualité et hypertextualité, histoire de la philologie, traductologie, historiographie, histoire et esthétique théâtrales, analyse dramaturgique et spectaculaire28. La mise en avant liminaire de la théorie jaussienne ne vise qu’à affirmer l’importance de la posture herméneutique29 dans cette démarche, dont le fonds commun, s’il en est un, est à chercher précisément du côté de la notion de médiation, que celle-ci reçoive la dénomination de représentation historique, de dramaturgie ou d’horizon d’attente. L’ambition – sans doute utopique, en tout cas dans le détail – de l’étude est de réussir à mettre au jour des relations effectives entre les différentes modes de concrétisation exposés au fil de l’étude.

La période

C’est donc le caractère éminemment perceptible des médiations dans la période que nous avons indiquée qui a présidé à la délimitation de notre période d’étude et de notre corpus. Sa détermination n’avait pas à obéir à une quelconque préfiguration du champ, la question de la réception française d’Aristophane étant, pour la période moderne, quasiment inexplorée. À l’exception d’un court article d’Urbain-Victor Châtelain, d’un chapitre de l’étude d’ensemble Louis E. Lord sur la fortune d’Aristophane et de quelques pages d’Alexis Solomos, aucune étude d’ensemble sur cette question n’a à

28

Sur la traduction comme réception, cf. le très stimulant article de Valeria Tasca, « La traduction comme cas particulier de la réception littéraire : Non si paga ! Non si paga !, de Dario Fo », in La Réception de

l’œuvre littéraire, recueil d’études du colloque organisé par l’Université de Wroclaw dans la rédaction de

Józef Heistein, Romanica Wratislaviensia XX, Wroclaw, Wydawynictwo Univerytetu Wroclawskiego, 1983, p. 203-212. Dans le champ des études théâtrales, le terme de réception recouvre généralement une analyse de l’expérience esthétique du spectateur, mais envisage aussi la mise en scène comme partie prenante de la chaîne des concrétisations d’un texte (cf. Patrice Pavis, « Réception », in Dictionnaire du

théâtre, édition citée, s. v.). 29

Jauss rappelle en effet « le vieil adage herméneutique : quicquid recepitur recepitur ad modum

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notre connaissance été menée30. Marie Delcourt aborde brièvement la question pour la période pré-classique31. Certaines mises en scène françaises d’Aristophane ont en revanche fait l’objet d’études. La thèse de Marina Kotzamani sur les mises en scène de Lysistrata de la Belle-Époque aux années trente consacre son premier chapitre à l’adaptation homonyme de Maurice Donnay32 ; Monique Surel-Tupin, outre ses travaux d’ensemble sur Dullin, a publié un article sur la mise en scène de Oiseaux à l’Atelier33. Un relevé partiel des mises en scène d’Aristophane, consacré majoritairement à la France, a été effectuée par Paul Lerat34 ; il complète les panoramas de J. Michael Walton et d’Hellmut Flashar, très sommaires en ce qui concerne les réalisations françaises35. L’intérêt pour la réception d’Aristophane en Grèce et en Allemagne s’est en revanche manifesté récemment à travers deux monographies, l’une due à Gonda A. H. Van Steen, l’autre à Martin Holtermann36. Ce dernier renoue avec une certaine tradition de l’érudition allemande, qui s’était intéressée, au début du XXe siècle, à la fortune du comique grec37.

Le choix d’un corpus restreint ou chronologiquement peu étendu ne se justifiait pas non plus d’un point de vue interne. L’absence d’œuvre de premier plan en dehors des Plaideurs, par ailleurs fort isolés dans la réception de l’époque, le caractère assez sporadique des créations scéniques qui ne présentent pas, comme c’est le cas pour la tragédie grecque, de moment de concentration remarquable38, n’imposent guère un

30

Urbain-Victor Châtelain, « Aristophane en France », L'Esprit français, 10 avril 1933, p. 411-418 ; Louis E. Lord, Aristophanes, his plays and his influence, London, Calcutta, Sydney, George G. Harrap & Co, 1925, chap. VII, p. 134-154 ; Alexis Solomos, Aristophane vivant, texte français de Joëlle Dalègre,

Paris, Hachette, 1972, passim.

31

Marie Delcourt, La tradition des comiques anciens en France avant Molière, Paris, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et des Lettres de Liège, t. LIX, 1934.

32

Marina Kotzamani, Lysistrata, Playgirl of the Western World : Aristophanes on the Early Modern

Stage, PHD, The City University of New York, 1997. 33

Monique Surel-Tupin, « Les Oiseaux d’Aristophane chez Monsieur Dullin », in Aristophane-Dullin,

Cahiers Renaud Barrault, n°109, février 1985, p. 91-111. Les mises en scènes d’Aristophane par Dullin

sont évoquées en particulier dans une monographie consacrée au metteur en scène (Charles Dullin, Louvain, Cahiers théâtre Louvain, « Arts du spectacle », 1985, passim) et dans l’article sur « Dullin, le cirque et le music-hall », in Claudine Amiard-Chevrel (dir.), Du cirque au théâtre, Lausanne, L'Âge d'homme, « Théâtre années vingt », 1983, p. 189-203.

34

In Victor-Henri Debidour, Aristophane par lui-même, Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1962, p. 184-185.

35

J. Michael Walton, Living Greek Theatre : A Handbook of Classical Performance and Modern

Production, Westport, Conn., Greenwood Press, 1987 ; Hellmut Flashar, Inszenisierung der Antike : das griechische Drama auf der Bühne der Neuzeit, 1585-1990, München, Beck, 1991.

36

Gonda A. H. Van Steen, Venom in verse. Aristophanes in modern Greece, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; Martin Holtermann, Der deutsche Aristophanes. Die Rezeption eines politischen

Dichters im 19. Jahrhundert. Hypomnemata, 155, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004. 37

Kurt Hille, Aristophanes und die politische Komödie des 19. Jahrhunderts, Inaugural Dissertation, Leipzig, Quelle und Meye, 1907 ; Fritz Hilsenbeck, Aristophanes und die deutsche Literatur des 18.

Jahrhunderts, Inaugural-Dissertation, Berlin, Druck von E. Ebering, 1908 ; Wilhelm Süss, Aristophanes und die Nachwelt, Leipzig, Dieterich, 1911; Leonhard Rechner, Aristophanes in England. Eine literar-historische Untersuchung, Frankfurt a. M., Martens, 1914.

38

C’est le cas au tournant du siècle, période retenue par Sylvie Humbert-Mougin (thèse citée) pour son étude sur la réception de la tragédie.

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siècle ou une période plus restreinte par rapport à une autre. Si la première moitié du XXe siècle et le début des années 1960 paraissent inévitables pour toute étude des mises en scène d’Aristophane, avec la fortune de la Lysistrata de Maurice Donnay (1892), les créations de Dullin (1928-1938) et les trois Paix successives de Vilar, Gignoux et Vitez (1961-1962), le XIXe siècle est celui où la réception non scénique est la plus riche, où émergent les formes aristophanesques, et où le jeu des analogies politiques se manifeste de la manière la plus passionnée au gré des évolutions politiques. C’est également celui où Aristophane connaît enfin une véritable canonisation littéraire, en parallèle avec la mise en place d’un horizon d’attente complexe et intermédial. Mais les fondements de cet horizon d’attente remontent en réalité à l’horizon antécédent, celui de la lecture satirique et personnelle des XVIIe et XVIIIe siècles. La conclusion s’impose donc finalement que la longue durée est le meilleur tempo possible pour la mise en évidence des médiations, car elle permet seule d’observer les changements d’horizon et leurs conséquences, et de lier les phénomènes de réception entre eux, notamment en rapprochant les variations des concrétisations idéologiques avec celles de l’historiographie et celles de l’horizon esthétique. Le choix de remonter jusqu’au paradigme esthétique classique s’est donc finalement imposé, et avec lui celui de donner comme terminus a quo symbolique à l’étude la date des Philosophes de Palissot, première recontextualisation moderne de la posture aristophanienne – bien plus que de l’œuvre elle-même –, premier exemple de concrétisation générique analogique, et point de départ, pour les historiens du théâtre du siècle suivant, du « théâtre aristophanesque39 ». Le terminus ad quem s’est aussi imposé de lui-même avec le feu d’artifice des trois mises en scène de La Paix de 1962, qui enterrent le modèle utopique proposé par Dullin et montrent, chacune à leur manière, les limites de l’adaptation analogique. Elles scellent le passage définitif, en matière de théâtre politique, du modèle aristophanesque au modèle brechtien. Ainsi la période que nous avons retenue est-elle celle où se met en place, se manifeste et décline une réception analogique et réactualisée d’Aristophane.

Parcours

Le choix d’un corpus étendu et d’une durée longue, et l’attention apportée aux évolutions de la réception, imposent d’évidence un ordre d’exposition chronologique. Mais les caractéristiques historiques de ces évolutions permettent de mettre l’accent, selon les périodes, sur des phénomènes et des concrétisations de type varié. La question de la fortune et du statut canonique d’Aristophane est cruciale aux XVIIe et au XVIIIe siècle, de même que celle de l’horizon d’attente générique. Le changement d’horizon, l’intégration canonique intervenant dans une large première moitié du XIXe siècle apparaissent comme des phénomènes de première importance. À partir de la Seconde

39

Gustave Desnoiresterres, La Comédie satirique au XVIIIe siècle. Histoire de la société française par l'allusion, la personnalité et la satire au théâtre, Paris, Émile Perrin, 1885, p. 123.

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République, l’accent se déplace vers l’émergence des concrétisations génériques analogiques – les formes « aristophanesques » –, et vers l’amplification des recontextualisations et des récupérations idéologiques, qui se poursuivent au XXe siècle. Enfin, la fin de siècle marque l’entrée véritable d’Aristophane dans le répertoire théâtral, annonçant une nouvelle ère dans la réception de l’auteur antique, désormais pourvue d’une forme de concrétisation qui en représente l’aboutissement et le couronnement, et influe en retour sur toutes les autres.

Nous avons donc opté pour un découpage à la fois périodique et thématique en tentant de replacer les différentes phases et les différents objets de la réception dans une construction historique. Dans un premier temps, l’étude se centre sur la progressive intégration canonique d’Aristophane, entre l’époque classique et le XIXe siècle, dans une perspective d’esthétique de la réception. On tente de montrer comment le passage de la méfiance envers l’auteur grec à sa canonisation s’opère en relation étroite avec l’évolution du paradigme esthétique de l’horizon d’attente dans lequel s’intègre la lecture de son œuvre. Le modèle négatif de la satire personnelle, qui s’impose au XVIIIe siècle et s’accentue avec Les Philosophes, apparaît inacceptable sur le plan éthique et irrecevable du point de vue de l’esthétique dramatique (chapitre I). Son élargissement et sa diversification considérable au XIXe siècle accompagnent l’entrée d’Aristophane dans le panthéon littéraire et dans le champ des classiques scolaires, malgré les limites que la censure impose à cette canonisation. Le chapitre II, outre la description approfondie du nouvel horizon d’attente pamphlétaire, journalistique et caricatural, aborde les modalités de la diffusion et de la traduction d’Aristophane au XIXe siècle, du point de vue de la question sensible de l’expurgation. La première partie pose ainsi les bases à la fois esthétiques et sociologiques de la réception du dramaturge grec au XIXe siècle.

La partie suivante, la plus étendue, se donne pour objet l’étude des diverses formes de concrétisations analogiques du comique athénien entre le XIXe et le XXe siècle, avec une prédominance des années 1840-1914. Elle poursuit donc un double objectif. Il s’agit dans un premier temps (chapitres III et IV) de procéder à la définition et à la délimitation des formes dites aristophanesques, et de tenter, par une étude structurelle et formelle, d’établir leur mode de dérivation par rapport à leur modèle. Comme nous l’avons déjà dit, cette dérivation tient à un mimétisme générique, dont on tente de montrer qu’il s’exerce précisément sur le paradigme « aristophanesque » qui constitue l’horizon d’attente esthétique dans lequel est reçu l’auteur grec. Les formes et les procédés aristophanesques sont donc étudiés en tant qu’actualisations théâtrales des divers traits du modèle. La dimension pamphlétaire semble pertinente pour la grande « pièce aristophanesque » qui apparaît comme une sorte de modèle-type impossible de la comédie politique. Les aspects satiriques et caricaturaux et l’intermédialité se retrouvent dans toutes les autres formes, à propos desquelles nous avons cherché à

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établir des rapports effectifs et concrets entre le champ théâtral et l’expression caricaturale. La revue de fin d’année, forme aristophanesque entre toutes, fait l’objet d’un chapitre spécifique (chapitre IV). Très peu exploré, ce sous-genre vaudevillesque nous a semblé mériter une étude structurale, simplement esquissée et menée dans une optique particulière, mais qui permet à notre sens à la fois de justifier sa durable comparaison avec la comédie d’Aristophane, et de déterminer ensuite, dans l’analyse spectaculaire et dramaturgique des mises en scène de l’auteur grec, la part que prend l’esthétique « revuistique ». Le chapitre suivant (chapitre V) se focalise de son côté sur les concrétisations idéologiques, principalement politiques, que connaît l’œuvre depuis la Révolution jusqu’aux années 1950. Au-delà de l’identification des différentes « positions » attribuées à l’auteur – dont la variation connaît, de l’extrême droite au communisme, une amplitude considérable –, son objectif est de faire apparaître ce qui, dans les fluctuations de la réception politique d’Aristophane, relève de la recontextualisation analogique, que celle-ci soit « innocente » et inconsciente, ou relève à l’inverse d’une récupération concertée. On tente donc de saisir, derrière l’évolution des lectures politiques, la présence éventuelle de stratégies de légitimation ou de dénigrement, qui prennent place dans le champ plus vaste de l’usage symbolique de la représentation de la démocratie athénienne. L’inscription de ces concrétisations dans l’horizon d’attente générique n’est cependant pas oubliée, et la bascule idéologique qui déporte à gauche l’interprétation politique d’Aristophane est mise en rapport avec le changement d’horizon d’attente qui intervient au XXe siècle.

La troisième et dernière partie est consacrée à l’étude des adaptations scéniques et des mises en scène d’Aristophane depuis le XIXe siècle jusqu’au début des années 1960. Dans une perspective d’analyse dramaturgique et spectaculaire, il s’agit de suivre l’histoire des adaptations des œuvres du comique grec sur les scènes françaises, jusqu’aux créations des grands metteurs en scène du XXe siècle, de Lugné-Poe à Vitez. L’étude se centre sur la question des modèles dramaturgiques et esthétiques utilisés pour intégrer une écriture hétérogène à la tradition comique française, puis aux recherches théâtrales consécutives à la Première Guerre mondiale. Le chapitre VI suit les premiers essais du XIXe siècle, entre la comédie de mœurs et le vaudeville, avant de s’arrêter sur la Belle-Époque et sur l’adaptation boulevardière d’Aristophane qui s’y déploie dans le sillage de la Lysistrata de Donnay. Largement dépolitisées, la plupart du temps infléchies dans le sens de jeux grivois ressortissant aux codes du boulevard, ces réalisations parviennent à intégrer quelques textes aristophaniens à l’esthétique bourgeoise dominante en recourant à un régime référentiel parodique. Elles ne survivent guère à la Grande guerre, qui voit l’apparition de mises en scène beaucoup plus soucieuses de se rapprocher de la structure des œuvres d’Aristophane. Le dernier chapitre étudie les créations marquantes des années 1920 à 1960, depuis le cycle des mises en scène de Dullin jusqu’aux tentatives de Vilar, Gignoux et Vitez pour retrouver à travers La Paix l’engagement qu’impliquait la comédie d’Aristophane. L’analyse des

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adaptations et des mises en scène est articulée aux modèles idéologiques, dramaturgiques et spectaculaires présents dans les horizons d’attente contemporains. Elle tente de montrer comment la synthèse opérée par Dullin, qui réussit à donner corps à l’utopie d’un théâtre aristophanesque perpétuellement réactualisable, dans une esthétique de la participation, ne résiste plus à ses contradictions au moment de l’émergence d’un théâtre critique d’inspiration brechtienne.

Principes et conventions

Le principe méthodologique primordial de notre étude consiste dans la volonté de situer aussi précisément que possible l’ensemble des observations et des analyses effectuées dans leur horizon historique, et en particulier dans l’horizon d’attente qui leur est propre. Une approche trop étroitement inféodée à la théorie de Jauss, qui consiste à définir la détermination de la réception historique d’une œuvre par l’identification des processus de fusion de l’horizon de son surgissement initial avec ceux des réceptions successivement étudiées, pourrait mener à un biais constituant à poser un horizon stable d’origine envisagé comme un point de comparaison transhistorique et universel. Or il y aurait là un double risque. Le premier tient à l’impossibilité, étant donné les sources disponibles, de reconstituer la réception effective de la comédie ancienne dans l’Athènes du Ve siècle avec la même vraisemblance que celle d’époques plus récentes et mieux documentées40. Le second, bien mis en évidence par Jean Starobinski dans sa préface à l’édition française de Pour une esthétique de la réception, tient à l’inscription même de l’opération de reconstruction d’un horizon d’attente, quel qu’il soit, dans l’horizon propre du lecteur ou du chercheur. Conformément à l’avertissement de Starobinski, il semble nécessaire de dissiper « l’illusion de l’historisme, qui se croit à même de reconstituer et de décrire l’horizon révolu tel qu’il était effectivement41 ». Conscient de l’existence de ce biais dans l’établissement même de nos propres critères de construction des horizons, nous avons préféré intégrer la reconstitution historique de la réception initiale du public athénien dans la représentation globale du théâtre aristophanien constitutive de l’horizon de chaque période étudiée. Le paradigme de la réception athénienne est donc présenté comme un horizon mobile relevant de l’historiographie du théâtre grec, et le recours à une vision plus récente de cette histoire est limité, dans la mesure du possible, au strict nécessaire, le plus souvent dans un objectif de mise en évidence de distorsions symptomatiques.

C’est le même principe méthodologique qui préside à notre usage des traductions. Considérant la traduction comme la première médiation culturelle et historique et le fondement même de la plupart des lectures, nous avons tenté d’éviter toute approche évolutionniste de ce point de vue. Nous avons ainsi systématiquement référé, que ce soit

40

Cf. Jean-Charles Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, Le Livre de poche, 2001, p. 295.

41

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dans les citations ou dans l’étude des récritures et des adaptations, à la traduction utilisée comme base par leurs auteurs, ou à défaut à l’édition la plus courante dans la période considérée, afin d’éviter l’anachronisme consistant à étudier les écarts d’une version à partir d’un étalon postérieur. Ainsi, l’hypotexte réel de la Lysistrata de Donnay est la traduction de Constant Poyard (1860), bien davantage que le texte grec d’Aristophane dans toutes les virtualités sémantiques que laissent apparaître une traduction plus récente, comme celle de Victor-Henri Debidour (1965), très axée sur un comique lexical que les traductions du XIXe siècle ignorent largement. Quand la nécessité d’une traduction-témoin s’imposait malgré tout, nous avons pris pour référence l’édition des Belles-Lettres, avec la traduction de Hilaire Van Daele42 – traduction qui sert aussi d’hypotexte à l’une des adaptations montées par Dullin, et à celles de Vilar et de Vitez. Nous avons par ailleurs adopté cette édition, en y effectuant éventuellement les rétro-corrections nécessaires, pour les citations du texte grec qui accompagnent chaque passage traduit43.

Pour les mêmes raisons, nous avons renoncé à une étude massive et globale de traductologie, qui a semblé impossible à mener dans une perspective réellement historique de réception qui aurait imposé le long détour d’une reconstitution fine des horizons d’attente stylistiques. Nous avons cependant indiqué quelques grandes évolutions, sur la question précise mais centrale de l’obscénité, à la fin du chapitre II, et privilégié pour le reste des analyses spécifiques et en contexte, qui saisissent autant que faire se peut la traduction comme acte de réception. Outre les micro-analyses stylistiques et dramaturgiques qui mettent en regard, dans la troisième partie, des passages d’adaptations et leur hypotexte traduit, nous avons mis l’accent sur quelques infléchissements44, voire quelques erreurs notoires qui nous semblaient porter témoignage de la présence des horizons d’attente jusque dans l’activité de traduction. La référence à l’histoire de la philologie aristophanienne a suivi la même ligne de conduite ; notre étude n’y renvoie que très partiellement, sans aucune prétention à l’exhaustivité, et en se restreignant la plupart du temps au domaine français, sauf cas évident de transfert scientifique fondamental, comme c’est le cas avec A. W. von Schlegel ou Tadeusz Zielinski. Nous avons seulement tenté de marquer quelques étapes essentielles, comme l’importance accordée à la parabase ou les débats sur la structure de la comédie ancienne, et intégré des remarques de type philologique quand elles nous semblaient avoir une incidence dans le processus de réception.

42

Aristophane, texte établi par Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 1923-1930 ; t. I, Les Acharniens, Les Cavaliers, Les Nuées, 1923 ; t. II, Les Guêpes, La Paix, 1924 ; t. III,

Les Oiseaux, Lysistrata, 1928 ; t. IV, Les Thesmophories, Les Grenouilles, 1928 ; t. V, L’Assemblée des femmes, Ploutos, 1930.

43

La plupart d’entre elles sont situées en note ; quelques passages plus longs ont été placés en annexe. Nous avons reculé, étant donné l’ampleur de la tâche et son peu de rendement, devant la recherche systématique des éditions grecques utilisées par les différents traducteurs.

44

Terme employé par Christian Biet, op. cit., p. 84-100, pour désigner les écarts stylistiques ou sémantiques révélateurs d’une transformation caractéristique de l’hypotexte.

(22)

Il nous reste à évoquer quelques conventions lexicales que le souci de distinction des horizons nous a amené à établir. La première concerne l’emploi de l’adjectif « aristophanesque », dont l’apparition dans les années 1840 nous semble indissociable de la constitution d’un horizon d’attente, et qui fonctionne rapidement comme un marqueur générique. Nous avons choisi de réserver son emploi soit à son usage historique dans les sources citées, soit – et la plupart du temps – pour désigner les formes ou la catégorie aristophanesque. Le terme renvoie donc dans ce travail à l’usage analogique et dérivé qu’en font le XIXe puis une partie du XXe siècle. Par souci de clarté et en nous résignant, pour le coup, à un certain anachronisme, nous avons adopté dans tous les autres cas, l’adjectif « aristophanien » actuellement en usage dans la communauté des hellénistes francophones45. La seconde convention concerne les titres de certaines œuvres ou les noms de personnages d’Aristophane, dont la traduction a largement évolué pendant la période que nous envisageons. Nous avons généralement conservé les traductions ou les translittérations en usage à chaque époque et dans chaque traduction. La transcription des noms propres, tantôt latinisés, tantôt francisés, tantôt translittérés sous leur forme grecque, est conservée telle quelle, variations de leçons comprises ; ainsi, selon les cas, le protagoniste des Oiseaux sera nommé Pisthetairos, Pisétaire ou même Pisthétérus. La même solution a été adoptée en ce qui concerne les titres, pour lesquels nous assumons la coexistence de versions différentes et successives. Le Plutus latinisé doit attendre la fin du XIXe siècle pour reprendre, parfois, sa forme grecque de Ploutos, L’Assemblée des femmes s’intitule longtemps Les Harangueuses, et Les Chevaliers ne deviennent Cavaliers qu’au XXe siècle. Pour harmoniser en revanche le renvoi au texte grec d’Aristophane, nous avons opté pour la nomenclature de l’édition des Belles-Lettres46.

45

Notre dichotomie correspond grosso modo à celle qu’implique le doublet « marxien »/« marxiste » en usage chez les spécialistes de Karl Marx.

46

On en trouvera les titres dans la première section de la Bibliographie. Pour faciliter la distinction entre les textes d’Aristophane et les versions ou les adaptations étudiées, nous avons pris le parti d’omettre, dans les notes, l’article initial des titres aristophaniens.

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PREMIÈRE PARTIE

DU MODÈLE SATIRIQUE AU MODÈLE

PAMPHLÉTAIRE :

MUTATIONS DES STRUCTURES ESTHÉTIQUES DE

RÉCEPTION D’ARISTOPHANE DU XVII

e

AU XIX

e

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