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b) De l’auctoritas satirique : éthique, souveraineté, politique

La critique appliquée aux mœurs s’appelle censure ; la satyre diffamation. L’une avertit, l’autre accuse. L’une reprend, l’autre injurie. L’une fait des livres, l’autre des libelles. L’une venge les mœurs, l’autre les outrage. L’une dénonçait Verrès, l’autre Cicéron. L’une dictait Tartuffe, l’autre les Nuées. L’une représente la manne, l’autre la ciguë.

Le silence du censeur est un éloge ; l’éloge du diffamateur est une injure.

« Critique et Satyre, censure et diffamation », L’Artiste, 1er déc. 1865 [papiers du Marquis de Villette (1736-1793)].

238

Ibid., p. 73-75.

239

Ibid., p. 75 (Art poétique, chant III, v. 357-358).

240

François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, op. cit., p. 47. Nous reviendrons sur cette question.

L’argumentation de Coyer applique en fait au théâtre la problématique classique de la satire personnelle au XVIIIe siècle. En montrant que les personnalités au théâtre, du fait de l’immédiateté de la présence, représentent le paroxysme de la diffamation, l’abbé ne fait que transposer une réflexion répandue sur l’expression satirique, et ce très explicitement, en alléguant, dans sa conclusion, les « lois contre les Libelles diffamatoires241 ». Or cette réflexion, dont, à la toute fin du XVIIe siècle, la Dissertation sur les libelles diffamatoires de Pierre Bayle jette les fondements, relève d’abord d’une approche éthique et juridique, mais renvoie aussi à une pensée religieuse de l’autorité. C’est cette pensée qui sous-tend finalement la lecture satirique fonctionnelle, positive ou négative, de la comédie ancienne au XVIIIe siècle, y compris dans sa dimension politique.

Le texte de Bayle revient souvent sur un lieu commun de la condamnation de la satire personnelle, dont le récit de Coyer reprend globalement la matrice. Le principe de l’activité satirique s’y définit comme une sorte de fuite en avant : de la diffamation, entendue comme atteinte fondée à la réputation, la satire glisserait inévitablement à la pure calomnie. Les critères de contrôle de la véracité des accusations en constituent donc la première difficulté :

L’honneur, la gloire, & la réputation des familles, ces biens mille fois plus précieux que l’or & l’argent, ne tiendraient qu’à un filet, si l’on ne réprimoit l’audace & la noire malignité des Écrivains satiriques. Ils commenceroient à la vérité par des personnes de mauvaise vie : mais après ce début ils se répandroient comme la peste, sans aucun discernement, sur les lieux saints & sur les profanes, sur les maisons chastes & sur celles de prostitution242.

Mais au-delà de la question de la véracité, le blâme satirique est associé, dans une vision juridique, au châtiment des infamies. Et c’est précisément dans un cadre juridique que Bayle s’attaque à la justification classique de la satire personnelle par sa visée régulatrice. Sa dissertation, érudite étude roulant sur les lois interdisant, à Rome, les textes satiriques dirigés contre les personnes, et au premier chef sur la loi De Majestate d’Auguste qui englobe les libelles diffamatoires dans les crimes de lèse- majesté, vise à donner un fondement théorique à l’interdiction de la satire personnelle. La première série d’arguments est d’ordre légal. Assimilant les actes et les comportements infâmes aux délits réprimés par la loi, Bayle exclut la possibilité de leur répression par le moyen de la satire, en invoquant la subordination de la justice à l’autorité :

Sera-t-il donc permis aux uns de commettre des infamies, sans qu’il soit permis aux autres de les en punir par tous les cornets de la Renommée ? Je répons que comme

241

[Gabriel-François Coyer], op. cit., p. 78.

242

Pierre Bayle, « Dissertation sur les libelles diffamatoires », op. cit., t. IV, p. 580. Bayle cite d’ailleurs à ce propos Cicéron (De Republica, livre IV, 10), comprenant à la rigueur que l’ancienne comédie fustigeât des hommes politiques malhonnêtes comme Cléon mais s’insurgeant contre le fait qu’elle se soit attaqué à un grand homme comme Périclès.

ce n’est pas aux particuliers à châtier ceux qui volent & ceux qui tuent, & qu’il faut en laisser le soin à ceux que l’Autorité souveraine a préposez à la punition des malfaiteurs, il en faut user de même à l’égard de la peine d’infamie243.

Le châtiment de l’infamie ne pourrait donc se comprendre sans une délégation d’autorité, inséparable d’une vision religieuse de la souveraineté :

C’est empiéter sur les Droits du Souverain, c’est mettre une main profane à l’encensoir, que de se mêler de ces sortes de punitions, quand on n’a point de caractere pour cela, communiqué par ceux qui gouvernent. Un coupable peut alors se servir legitimement de la question qu’on fit autrefois à Moïse, qui t’a établi Prince & Juge sur nous244 ?

De même donc que la punition des crimes tombant sous le coup des lois relève des magistrats, de même il faut envisager pour ceux qui y échappent un « Tribunal de la Renommée » qui tienne sa compétence de l’autorité. C’est à l’Histoire que Bayle réserve cette magistrature :

Il faudroit laisser ce soin à l’Histoire, & celui de composer l’Histoire à des personnes choisies, & autorisées par ceux qui gouvernent : par ce moien les flétrissures, que l’Histoire infligeroit au nom & à la mémoire des gens qui méritent l’infamie publique, procéderoient de leur véritable source, & seroient comme une émanation de ce droit du glaive, dont le bras des Souverains est armé pour le châtiment des méchans245.

La conception de la souveraineté qui est en jeu ici est clairement associée à une vision divine de la monarchie. Car la délégation d’autorité, la « source » de la validité du châtiment de l’infamie qui préside à l’institution historique imaginée par Bayle, est pensée explicitement sur le modèle de la parole révélée :

Il faudroit que comme l’Histoire Sainte n’a pas été l’Ouvrage d’un particulier, mais de gens qui avoient reçu de Dieu une commission spéciale d’écrire, de même l’Histoire Civile ne fût composée que par des gens commis à cela par le Souverain de chaque État. Et alors la présomption seroit, que l’Histoire ne difameroit pas les gens sur de méchantes preuves246.

La question de la vérité fait donc sa réapparition dans toute sa dimension religieuse. Seule la délégation, à une pluralité de scripteurs non identifiable à l’individualité d’un auteur, d’une autorité analogue à l’auctoritas divine permet d’éviter la diabolique calomnie, la propagation du « péché originel247 » de la fausse rumeur. En dehors d’un tel contrôle, l’Histoire s’expose au risque de la déformation des faits, et risque de tourner au libelle satirique. Les libelles diffamatoires ne sont rien d’autre qu’une 243 Ibid., p. 580-581. 244 Ibid., p. 581. 245 Ibid. 246 Ibid. 247 Ibid., p. 582.

histoire falsifiée, sans preuves et sans garant, et leurs auteurs des « Harpyes », « des bourreaux qui tordent le cou, les bras, & les jambes aux Faits Historiques, & même qui les coupent quelquefois en leur appliquant des postiches […]248 ». Si elle n’est pas sans conséquence, ainsi que nous le verrons, sur le statut esthétique de la satire, surtout dans sa version dramatique, cette conception para-historique du discours satirique explique à quel point la comédie d’Aristophane se lit avant tout dans son rapport, déformé ou non, à la réalité, et en particulier à la figure mémorable et réactivée de Socrate.

Plus largement, si sa condamnation éthique, de plus en plus répandue après Les Philosophes, repose sur des fondements semblables à ceux de la critique baylienne des libelles diffamatoires, c’est encore sur les arguments énoncés dans la Dissertation que se fonde sa réhabilitation. Contrairement au XIXe siècle, qui – on y reviendra – lui assigne en général un rôle politique d’opposition, que déterminent à la fois une pensée politique durablement modifiée par la Révolution et une réception esthétique modélisée par la rhétorique pamphlétaire journalistique, le siècle des Lumières, quand il défend le dramaturge, en fait l’allié mandaté du pouvoir, c’est-à-dire, pour redire les termes de Bayle, lui attribuent une autorité émanée de « ce droit du glaive, dont le bras des Souverains est armé pour le châtiment des méchans249 ». C’est dans la figure du censeur, empruntée à l’histoire romaine, que le satiriste, missionné et non plus revanchard250, va alors s’incarner. Ainsi se résout, pour Brumoy, le paradoxe politique de la comédie ancienne : Aristophane lui apparaît « moins comme un Comédien propre à amuser le peuple, que comme le censeur du gouvernement, l’homme gagé par l’État pour le réformer, & presque l’arbitre de la patrie251 ». Même Marmontel, qui reste dans l’absolu un farouche adversaire de la satire personnelle252, justifie la « sagesse » du peuple athénien autorisant le recours à la censure publique à travers la satire politique :

La satyre politique attaque les vices du gouvernement : rien de plus juste & de plus salutaire dans un état démocratique ; & lorsqu’un peuple qui peut, ou se tromper, ou se laisser tromper ; qui peut s’amollir ou se corrompre, donner dans des travers ou tomber dans des vices qui lui seroient pernicieux ; il fait très bien d’autoriser des censeurs libres et séveres à lui dire ses vérités […]253.

Cette vision de la censure satirique à Athènes participe d’une lecture historique qui fusionne deux modèles politiques. La fin dernière du régime démocratique athénien, comme le rappelait Anne Dacier après Platonios, était la liberté. À la sauvegarde de cette essence supposée du régime se superpose une vision monarchique de la souveraineté dont toute autorité juridique, qu’elle soit strictement judiciaire ou ne

248

Ibid., p. 584.

249

Pierre Bayle, « Dissertation sur les libelles diffamatoires », loc. cit.

250

Pour reprendre une distinction de Sophie Duval et Marc Martinez, (op. cit., p. 63-78).

251

Pierre Brumoy, « Discours sur la comédie grecque », in Théâtre des Grecs, op. cit., 1730, tome III, p. XV.

252

Cf . article « Allusion » des Éléments de littérature, op. cit.

253

concerne que le châtiment des infamies, doit nécessairement émaner. Le poète comique se retrouve ainsi dépositaire d’une autorité déléguée par le peuple souverain et qui fonctionne au bout du compte en complément des institutions censées assurer sa liberté. Tel est exactement le propos de Poinsinet de Sivry, dans l’avant-propos de sa traduction des Nuées de 1784 :

La satyre théâtrale étoit alors l’une des principales sauve-gardes de la liberté d’Athènes. Les Poëtes comiques y foisoient réellement l’office de Censeurs & d’Enquêteurs ; ils dénonçoient au Gouvernement les abus en tout genre ; ils lui reveloient les malversations des particuliers, même celles de l’administration publique, intérieure & extérieure ; ils frappoient principalement sur les Chefs de brigues & de partis & dissipoient souvent une ligue dangereuse par quelque raillerie bien maligne […]. La satyre théâtrale étoit donc un moyen plus doux que l’Ostracisme, pour faire avorter tous les projets d’usurpation254.

La comédie athénienne ou l’ostracisme… Ce que cette fonction de répression supplétive doit à une conception moderne de l’autorité comme à une vision thaumaturgique du ridicule apparaît bien dans les quelques lignes que, deux ans avant les Philosophes, Diderot consacrait à Aristophane dans le Discours sur la poésie dramatique, évoquant l’intérêt d’« un auteur de cette espèce » pour un gouvernement qui saurait l’employer :

C’est à lui qu’il faut abandonner tous les enthousiastes qui troublent de temps en temps la Société. Si on les expose à la foire, on n’en remplira pas les prisons255.

Dans cette optique politique, la lecture satirique de la comédie ancienne reste strictement personnelle. Il s’agit toujours de réprimer des individus, de leur faire subir l’ostracisme du ridicule. L’œuvre d’Aristophane devient ainsi le prototype d’une espèce dramatique de la satire personnelle, au point de fonder quelque chose comme un « genre » controversé, dont l’évaluation demeure longtemps subordonnée à un positionnement idéologique lié aux Nuées et à leur réactualisation antiphilosophique. Ce « genre dans lequel s’est immortalisé Aristophane », Poinsinet de Sivry, dans l’avant- propos sa première traduction de 1771, lointain prélude à l’intégrale de 1784, le nomme « Comédie personnelle256 ». Or il ne s’agit rien de moins, du point de vue esthétique, que d’un oxymore.

254

Poinsinet de Sivry, Théâtre d'Aristophane, op. cit., t. I, p. 13-14.

255

Denis Diderot, Discours sur la poésie dramatique, in Le Père de famille, comédie en cinq actes et en prose […], Amsterdam [Paris], 1758, VI. « Du drame burlesque », cité d’après Diderot, Œuvres, t. 4,

Esthétique-Théâtre, édition établie par Laurent Versini, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2000,

p. 1287.

256

B.

L’IMPOSSIBLE STATUT POÉTIQUE ET ESTHÉTIQUE DE LA

COMÉDIE ANCIENNE

On ne doit point donner Aristophane comme le modele de la comédie, mais seulement comme une preuve historique de l'état encore informe où elle étoit chez les grecs.

Antoine Houdar de la Motte, Réflexions sur la critique, 1715.

Le statut générique et même esthétique d’une telle forme pose des difficultés insurmontables à la poétique classique. L’assimilation de l’œuvre aristophanienne à la satire réactive en effet les difficultés étymologiques et catégorielles liées historiquement à la forme satirique, coincée entre ses prototypes grecs et latins et, parallèlement, entre une définition strictement générique et une définition fonctionnelle et modale. Or, si l’entrée d’Aristophane au panthéon satirique signe, à la fin du XVIIIe siècle, la reconnaissance d’un mode dramatique de la satire, la forme personnelle que celui-ci prend chez le poète antique n’en est pas moins un défi à la poétique classique et néo- classique des genres. La satire théâtrale personnelle se définira ainsi négativement par opposition à la comédie. Mais cette exclusion poétique se double d’une forclusion esthétique : assimilée à la sous-esthétique du portrait, la comédie ancienne échappe non seulement au modèle dramatique, mais aussi au domaine de la mimesis. Les rares tentatives pour la rattacher à une esthétique burlesque et parodique de la charge se heurtent à des préceptes infrangibles.

1.

Aristophane et l’ambiguïté générique de la satire

a)Satire, satyre et satire dramatique : la comédie ancienne ou le chaînon

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