• Aucun résultat trouvé

a) « Un grand caricaturiste en poésie » : pertinence du modèle caricatural

Tout en voulant rester suffisamment vrais, les poëtes comiques surtout n’entendaient nullement reproduire comme des daguerréotypes des portraits de grandeur naturelle, mais créer des caricatures bien exagérées et bien amusantes ; pour eux le fabuleusement laid était le beau idéal, et la meilleure ressemblance, une charge très-ridicule.

Édélestand du Méril, Histoire de la comédie, t. 1, 1864.

Dans l’introduction de sa traduction nouvelle, en 1860, Constant Poyard retrouvait le raisonnement de Lemercier en rattachant le primat de l’allégorie et de la personnification chez Aristophane à une esthétique caricaturale :

Une des formes dont il revêt le plus volontiers ses conceptions, c’est l’allégorie ; on peut dire que le théâtre d’Aristophane est une série de caricatures où toute idée a pris corps, et se produit sous des traits humains. Personnifier l’idée abstraite, la travestir en un être animé, afin qu’elle soit mieux comprise du peuple, c’est en effet un procédé en harmonie parfaite avec les habitudes de la comédie ancienne […]525. De fait, à partir des années 1840, cette comparaison plastique revient presque automatiquement sous la plume des critiques. Charles Magnin, dans un article sur « la mise en scène chez les anciens », affirmait déjà que « dans le genre bouffon, les formes si spirituellement grotesques sous lesquelles la puissante imagination d’Aristophane se plut à présenter les Athéniens, travestis en guêpes, en oiseaux, en grenouilles, ont placé ce poëte au nombre des plus hardis et des plus ingénieux caricaturistes526 ». L’équivalence se banalise sous le second Empire, qu’il s’agisse par exemple d’évoquer la « jolie caricature de la démocratie » que le dramaturge « crayonna à l’usage du peuple souverain d’Athènes527 » dans les Chevaliers ou la flagellation des vices politiques à

525

Constant Poyard, Aristophane, traduction nouvelle, avec une introduction et des notes, Paris, L. Hachette, 1860, Introduction. Cité d’après la cinquième édition, Paris, Hachette et Cie, 1875, p. IX.

526

Charles Magnin, « De la mise en scène chez les anciens », Revue des Deux Mondes, 15 avril 1840, p. 255. L’article constitue la deuxième livraison d’une étude qui en compte trois (les deux autres étant publiées respectivement dans les numéros du 1er septembre 1839 et du 1er novembre 1840).

527

laquelle il se livre en ombrant « avec colère de grosses caricatures au crayon rouge528 ». À la toute fin du siècle, l’analogie est à tel point devenue un lieu commun qu’on la retrouve dans la littérature scolaire ; l’introduction d’extraits d’Aristophane en français publiés en 1895 à l’usage des lycées affirme ainsi péremptoirement que l’auteur et ses contemporains « se servent de la scène pour y exhiber les caricatures du jour529 ».

Signe de son évidence, l’association est réversible. Quand les Goncourt évoquent, dans leur Histoire de la société française pendant la Révolution, la pauvreté de la caricature révolutionnaire française, plus proche à leurs yeux de l’épigramme que de la charge, ils réactivent la classique opposition entre Aristophane et Térence :

Le génie de la France n'est point caricatural. La France aime mieux sourire que rire, et elle est plus près de sentir le sel menu et délicat de Térence que les images fortement grotesques d'Aristophane. Le monstrueux, l'hyperbolique du comique lui répugne ; et elle s'arrête au plaisant, timide devant la farce grandiose530.

De fait, la référence au comique grec est fréquente dans les écrits sur la caricature. Dans une « Histoire de la caricature en Europe531 » recueillie en volume en 1869, Philarète Chasles recourt aux Nuées pour établir la foncière malignité du genre :

Il n’y a pas de caricature innocente. Aristophane, montrant Socrate dans un panier, au milieu des nuages, parce que ce philosophe s’élevait jusqu’au monde des idées, est un grand caricaturiste en poésie532.

Et quelques pages plus loin, Gillray se retrouve qualifié d’« Aristophane peintre533 » ; comparaison que l’on retrouve, inversée, outre-Manche, dans l’Histoire de la caricature et du grotesque dans la littérature et dans l’art de Thomas Wright, pour qui les pièces conservées de l’auteur grec « nous peignent l’hostilité des partis politiques et sociaux de son temps aussi vigoureusement et l’on peut même ajouter plus minutieusement que ne le font les caricatures de Gillray pour le règne du roi d’Angleterre George III534 ». À la même époque, une analogie similaire fait de Daumier, chez le chantre du réalisme et grand spécialiste français de la caricature, Champfleury, l’Aristophane du genre :

528

Édélestand du Méril, Histoire de la comédie, 2 vol, t. 1, Période primitive. Comédie des peuples

sauvages, théâtre asiatique, origines de la comédie grecque, Paris, Didier et Cie, 1864, p. 356. 529

Georges Ferté, Aristophane, pièces choisies (extraits), avec une introduction, un index et des notes, Paris, G. Masson, collection Lantoine, s. d. [1894], Introduction, p. 11.

530

Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant la Révolution, Paris, Dentu, 1854, chapitre X. Cité d’après l’édition Didier et Cie, 1864, p. 253.

531

Philarète Chasles, « Histoire de la caricature en Europe », in Encore sur les contemporains, leurs

œuvres et leur mœurs, Paris, Amyot, 1869, p. 51-84. 532

Ibid., p. 60.

533

Ibid., p. 68.

534

Thomas Wright, Histoire de la caricature et du grotesque dans la littérature et dans l'art [A History of

Caricature and Grotesque in literature and art, London, Virtue Brother, 1865], traduction française,

traduite avec l'approbation de l'auteur par Octave Sachot, Paris, au bureau de la Revue britannique, 1867. Cité d’après la 2e édition, Paris, A. Delahays, 1875, p. 12.

Denis, tyran de Syracuse, désireux de connaître les lois et les mœurs des Athéniens, Platon lui envoya les comédies d'Aristophane.

Qui veut se rendre compte aujourd'hui de l'époque de Louis-Philippe doit consulter l'œuvre de Daumier535.

Outline

Documents relatifs