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b) De l’édulcoration à la littéralité

Ainsi soumise à un double régime linguistique, la traduction d’Aristophane apparaît, alors que la pratique de la traduction cherche de plus en plus à combiner littéralité et poéticité, comme un exercice impossible. Leconte de Lisle, dont les traductions des tragiques, dans le dernier quart du siècle, bénéficient d’une diffusion remarquable, passe alors pour le pionnier et le représentant le plus notable de cette conception nouvelle du traduire953. Or les problèmes spécifiques du texte aristophanien paraissent incompatibles avec sa vision de l’autonomie poétique du texte traduit. Sollicité pour traduire le comique grec, il finit par renoncer au projet, « autant à cause des obscénités monstrueuses qui s’y trouvent que des jeux de mots impossibles à rendre en français,

949

Nicolas-Louis-Marie Artaud, « Avis sur cette seconde édition », in Comédies d’Aristophane, op. cit., p. V. Le recours à l’italien, survivance de Brottier, est en fait très rare.

950

Nicolas Boileau, Art poétique, chant II, op. cit., v. 175-178, p. 238 : « Le latin, dans les mots, brave l’honnêteté : / Mais le lecteur français veut être respecté ;/ Du moindre sens impur la liberté l'outrage, / Si la pudeur des mots n'en adoucit l'image. »

951

Frédéric Lefèvre, Un heure avec… , cinquième série, Paris, Gallimard, NRF, 1929, p. 267. Le passage cité est le v. 991 de Lysistrata (a)ll' e)/stukaj, w] miarw/tate, « Mais tu es en érection, mauvais sujet » trad. Van Daele, op. cit., t. III, p. 163). Poyard (p. 335) traduit en fait « Ah ! Ah, drôle, j’en vois de belles » ; la note porte la traduction de Brunck (« Sed arrigis, impurissime »).

952

Cf. Françoise Waquet, op. cit., chapitre 9.

953

Pour une mise au point récente sur la réception des traductions de Leconte de Lisle et les limites de son apport, cf. Sylvie Humbert-Mougin, thèse citée, p. 51-69.

même par un à peu près954 ». Les questions de référence et d’allusions que notait Artaud cèdent donc le pas à des problèmes plus purement lexicaux, du mot propre au mot pour rire, en quelque sorte. Le refus de Leconte de Lisle s’apparente ainsi à au constat de l’impossibilité d’une traduction non expurgée qui retrouverait, non seulement le sens, mais l’effet du texte original. Or, peu de temps après avoir officialisé sa décision, le poète découvre la traduction d’Eugène Talbot, professeur de rhétorique déjà traducteur de Sophocle, l’adopte et propose à son auteur d’en mettre en vers les chœurs, afin de compléter la collection du théâtre grec éditée chez Lemerre955. Resté lettre morte à cause de l’état de santé de l’auteur des Poèmes antiques956, ce projet de collaboration signale une inflexion, en cette fin de siècle, dans la pratique de la traduction d’Aristophane. Le texte de Talbot, s’il reprend les marques les plus voyantes du système de Leconte de Lisle, marque aussi un reflux de la censure ; il s’inscrit dans une génération intermédiaire entre les traductions pudibondes du siècle écoulé et les versions plus littérales du XXe siècle.

Aux traductions de Leconte de Lisle, celle de Talbot emprunte plusieurs caractéristiques très visibles. L’une des principales est l’absence de notes, et la quasi- absence de paratexte, à l’exception des très courts textes introductifs qui précèdent chaque pièce. Les référents grecs ne sont pas pour autant transposés : comme Leconte de Lisle, Talbot pratique la traduction « archéologique », adoptant des graphies grécisantes pour les noms propres et les titres d’œuvres, et refusant de traduire certains termes propres à la civilisation grecque. Dikaeopolis va par exemple « fêter les Dionysia957 », Lamakhos agite « sa Gorgôn958 », les femmes s’emparent de l’« Akropolis959 ». Ces singularités à part, la version de Talbot se rapproche par bien des aspects de celle de Charles Zévort, dont elle est à peu près contemporaine960. Abandonnant la plupart du temps les notes en latin, qu’il remplace parfois par le texte grec lui-même, Zévort, comme Talbot, n’écarte plus les signifiés obscènes, et en particulier sexuels, du texte français, choisissant l’atténuation de préférence à la périphrase masquante qui régnait dans les traductions antérieures. L’annonce du projet de grève des femmes, dans Lysistrata, permet de mesurer cette évolution des pratiques de censure. L’héroïne y décrit l’étendue de la déréliction des femmes depuis que leurs maris sont à la guerre, et propose le remède de l’abstention sexuelle pour forcer les hommes à faire la paix ; les femmes résistent d’abord à ce projet en manifestant leur

954

« Aspirants à l’immortalité », Le Figaro, 10 février 1886.

955

Sully Prudhomme, « Avant-Propos », in Eugène Talbot, Aristophane, traduction nouvelle, 2 vol., Paris, Lemerre, 1897, t. I, p. II.

956

Ibid. Sully Prudhomme cite la lettre de mars 1891 où Leconte de Lisle, malade, annonce à Talbot l’impossibilité où il est de mettre à exécution le projet.

957

Eugène Talbot, Aristophane, op. cit., t. I, p. 15 (Aristophane, Acharniens, v. 202).

958

Ibid., p. 53 (ibid, v. 964).

959

Ibid., t. II, p. 125 (Aristophane, Lysistrata, v. 263.

960

Les deux traductions sont publiées de manière posthume. Zévort commence la sienne à la fin des années 1860, Talbot l’a achevée en 1891.

attachement à la chose, avant de suivre Lysistrata. Le texte grec comporte des références très concrètes et très crues, aux substituts phalliques (o)/lisbon) qui font défaut depuis la défection des alliés milésiens, comme à l’organe (tou= pe/ouj) dont il s’agit de se priver961.

De Brottier à Poyard, le passage fait l’objet d’une édulcoration radicale, allant jusqu’à la réticence. Raoul-Rochette refuse, en note, d’expliciter, même en latin, la glose très euphémisante de Brottier évoquant, sans note, la « chose qui pût […] tenir lieu de quelque consolation962 » aux femmes. Artaud et Poyard reprennent la solution abstraite et fonctionnelle de Brottier : Lysistrata n’a pas vu « le moindre instrument propre à adoucir [leurs] regrets963 » ou n’a « rien vu qui consolât [leur] veuvage964 ». Mais une note, cette fois, donne la traduction de Brunck et une explication érudite de la plaisanterie sur les Milésiennes. Par comparaison, Zévort comme Talbot proposent une version beaucoup plus concrète, où l’atténuation ne concerne plus que la traduction du mot o)/lisboj. « Depuis que les Milésiens nous ont trahis », commence la Lysistrata de Zévort, « je n’ai pas même aperçu un de ces joujoux de cuir, longs de huit doigts qui nous consolent de l’absence965 » ; celle de Talbot, plus littérale encore, n’a pour sa part « plus vu d’engin de huit doigts, dont le cuir [leur] vînt en aide966 ». Quant à l’invitation à l’abstinence, elle fait elle aussi l’objet d’une réduction du niveau d’euphémisation, sans aller, là non plus, jusqu’à la traduction exacte du terme sexuel. Brottier et Artaud avaient recours à une périphrase vague, sans laisser entendre par une note la présence d’un terme autrement concret dans le texte grec :

Il faut donc nous priver de tout ce qu’ils voudraient nous donner967. Il faut donc nous abstenir des hommes968.

961

LUSISTRATH

a)ll' ou)de\ moixou= katale/leiptai feya/luc. e)c ou[ ga\r h(ma=j prou)/dosan Milh/sioi, ou)k ei]don ou)d' o)/lisbon o)ktwda/ktulon, o(\j h)=n a1n h(mi=n skuti/nh 'pikouri/a. e)qe/loit' a1n ou)=n, ei) mhxanh\n eu(/roim' e)gw/, met' e)mou= katalu=sai to\n po/lemon; […]

a)fekte/a toi/nun e)sti\n h(mi=n tou= pe/ouj. Lysistrata, v. 107-112 ; 124.

Traduction Van Daele, op. cit., t. III, p. 124 (les astérisques signalent une note) : « Et des galants, il n’en reste pas non plus, pas l’ombre* d’un. Car depuis que nous avons été trahis par les Milésiens, je n’ai pas vu un olisbos* long de huit doigts qui eût pu nous soulager avec son cuir. Consentiriez-vous donc, si je trouvais un expédient, à vous unir à moi pour mettre fin à la guerre ? […] »

– Il faut vous [sic pour « nous »] abstenir de leur membre. »

962

[André-Charles Brottier], Le Théâtre des Grecs, op. cit., t. XIV, 1823, p. 384.

963

Nicolas-Louis-Marie Artaud, op. cit., p. 525.

964

Constant Poyard, op. cit., p. 309.

965

Charles Zévort, op. cit., p. 305.

966

Eugène Talbot, op. cit., p. 115.

967

[André-Charles Brottier], op. cit., p. 385.

968

Poyard, plus audacieux, propose l’abstention « des plaisirs conjugaux », et laisse à Brunck le soin d’expliciter : « Abstinendum est a pene969. » Zévort et Talbot recourent, pour leur part, à des expressions à double entente. Zévort opte pour un euphémisme à double sens sexuel : « Il faut nous abstenir… de la chose970 ». Quant à Talbot, il choisit un jeu de mots : « Donc, il faut nous abstenir de la cohabitation971… ». Dans les deux traductions, les référents corporels intimes cessent donc d’être relégués dans les notes infrapaginales, et accèdent à une nomination, certes implicite et encore euphémisée, mais effective.

Cette évolution annonce les traductions du XXe siècle, qui feront accéder les obscénités du texte aristophanien à une existence explicite dans le texte même, et mettront fin à l’emploi des notes comme moyen de révélation des significations censurées. Les deux traductions intégrales d’entre-deux guerres – en exceptant celle de l’helléniste belge Alphonse Willems – recourent, au niveau lexical, à une littéralité purement dénotative, proche du vocabulaire médical. Hilaire Van Daele, à qui est due la version française du texte établi par Victor Coulon et publié dans la collection bilingue des Universités de France de 1923 à 1930, traduit ainsi pe/oj par « membre972

». Marc- Jean Alfonsi, dont la traduction paraît au début des années 1930, opte pour « verge973 ». Distinctes par leur disposition typographique – la version de Van Daele, conformément aux principes de mise en évidence des modes d’énonciation adoptés par Paul Mazon pour ses traductions d’Eschyle puis des tragiques974, marque une différence entre le texte parlé et les chœurs, et signale le mode « mélodramatique » –, les deux versions françaises ont une approche assez semblable de la traduction, attachée à l’explicitation du signifié bien plus qu’à l’effet textuel. À côté de ces traductions de type universitaire, sous l’influence des versions scéniques qui commencent à se développer, apparaissent aussi des traductions partielles plus ludiques, comme celles de Guitard975 ou de Louis Martin-Chauffier976, qui recourent au registre familier et à l’argot. Les deux versions intégrales d’après 1945, celles de Maurice Rat et surtout de Victor-Henri Debidour, généraliseront cet emploi de l’argot et des expressions populaires, en particulier dans la traduction des obscénités977. Le projet de Lysistrata, en 1948, est de « priver » les

969

Constant Poyard, op. cit., p. 309 et note.

970 Charles Zévort, op. cit., p. 306. Une note ajoute : « Le texte dit crûment : tou= pe/ouj ». 971

Eugène Talbot, op. cit., p. 116.

972

Hilaire Van Daele, loc. cit.

973

Marc-Jean Alfonsi, Théâtre d’Aristophane, traduction nouvelle avec notice et notes, Paris, Garnier frères, 2 vol., 1932-1933, t. II, 1933, p. 95.

974

Cf. Sylvie Humbert-Mougin, thèse citée, p. 30-37.

975

Aristophane, L'Assemblée des femmes, comédie lyrique. Avant-propos et traduction française par Eugène-Humbert Guitard, aquarelles et dessins à la plume de Paul Gervais, Paris, Occitania, 1929.

976

Louis Martin-Chauffier, Aristophane, La Paix, traduction nouvelle, gravures au burin par J. E. Laboureur, Paris, Les Bibliophiles du Palais, 1930.

977

Maurice Rat publie en 1948 une traduction intégrale illustrée par Charles Clément (Aristophane,

Théâtre complet, Paris, Union Latine d’Éditions, 4 vol). Victor-Henri Debidour publie d’abord, en 1961, Les Cavaliers et La Paix (Paris, Club du meilleur livre), puis, en 1965, le Théâtre complet (Paris, Le

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