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Fiction, parodie, charge : les difficultés d’une esthétique burlesque

b) Aristote, de l’iambe à la satire

4. Fiction, parodie, charge : les difficultés d’une esthétique burlesque

La défense d’Aristophane par Dacier, qui reposait sur la dissociation entre mimesis comique et fiction, se heurtait de toute façon à l’impossibilité de faire cadrer la dramaturgie aristophanienne dans le moule régulier de la composition classique. C’est une autre voie que choisit, en plein XVIIIe siècle, l’abbé Vatry pour tenter de rendre son lustre à l’auteur antique et d’établir la prééminence de la vieille comédie sur la nouvelle, dont l’avènement s’explique, selon lui, par l’effet de la contrainte légale et non par la nécessité d’un perfectionnement poétique409. C’est la prédominance du modèle comique moderne, fondé sur l’« intrigue plaisante » et « les peintures fidèles des mœurs et des caractères des hommes » qui rend illisible au lecteur non averti une comédie aux « sujets bizarres et extravagans », dans laquelle il n’aperçoit « ni suite, ni plan, ni liaisons » et où il peut trouver à son étonnement « des chœurs dans une farce410 ». La réévaluation de la comédie aristophanienne à laquelle procède Vatry s’attache donc à retrouver ses principes poétiques et esthétiques propres. Or ceux-ci renvoient en fait à la catégorie du burlesque. C’est en effet un principe parodique qui rend raison de la structure formelle de la comédie ancienne, mais aussi de sa dimension esthétique, permettant par là de réintroduire la notion de fiction. Au modèle du portrait se substitue ainsi celui de la charge.

Le point d’ancrage de la description de Vatry est le modèle tragique. C’est en effet par rapport à la tragédie que va se constituer, pour lui, la poétique de l’ancienne comédie.

Lorsque la Tragédie fut parvenue à ce point de perfection où la portèrent à l’envi un grand nombre d’excellents Poëtes, […] d’autres Poëtes, dont le génie étoit porté à la plaisanterie & à la satyre, entreprirent de donner un spectacle dans lequel tout ce que les tragiques avoient imaginé pour exciter l’admiration, la terreur & la pitié, fut employé à faire rire les spectateurs, & à avilir & à rendre méprisables & ridicules tous ceux qu’il leur plut d’attaquer411.

L’invention de la comédie grecque se résume donc à un décalque inversé de la tragédie. Prenant au pied de la lettre Aristote, selon lequel la tragédie « représente les hommes meilleurs » et la comédie « les représente plus méchans412 », Vatry assigne à cette dernière une fonction qui renverse exactement la catharsis tragique, à laquelle il adjoint pour les besoins de la cause le ressort cornélien de l’admiration, antithèse commode du « mépris » induit par les personnalités satiriques413. À la symétrie de la fonction

409

René Vatry, « Recherches sur la vieille Comédie », Mémoires de littérature de l'Académie des

Inscriptions, tome XXI, 1754, p. 146. 410

Ibid.

411

Ibid., p. 146-147.

412 Aristote, Poétique, II, 48a, traduction Dacier, op. cit., p. 17 (« h( me\n ga\r xei/rouj h( de\ belti/ouj

mimei=sqai bou/letai tw=n nu=n »).

413

Vatry suit probablement le début du Tractatus Coislinianus (Fr. Dübner, Scholia in Aristophanem,

esthétique, il ajoute celle des moyens poétiques. Ceci va permettre de décrire une structure de la comédie, qui emprunte à la tragédie toutes ses parties et en suit toutes les règles, partageant la pièce « en scènes & en intermèdes », employant « le vers ïambe » et faisant « usage de toutes les autres espèces de vers que les Tragiques avoient adoptés414 ». Mais surtout, se met en place une poétique de l’écart qui repose entièrement sur un principe parodique. Les anciennes comédies, selon l’abbé, n’étaient « à proprement parler, que des Parodies continuelles des Tragédies les plus estimées415 ». Le terme de parodie s’entend d’abord dans une acception stylistique, au sens restreint de citation détournée, ou plus large de pastiche, dans une posture héroï- comique. Les auteurs donnent ainsi souvent « à leurs vers la pompe & la magnificence des vers des Tragédies […], employant les expressions les plus sublimes & les plus majestueuses pour dire les choses les plus basses & les plus bouffonnes416 ». Mais au- delà du principe héroï-comique, c’est toute une poétique burlesque qui découle du renversement du modèle tragique :

La Tragédie cherchoit, par toutes sortes de moyens, à relever & ennoblir les sujets ; la Comédie au contraire employait les mêmes moyens pour avilir & rendre odieux & ridicules les personnes qu’elles attaquoit417.

Ainsi s’expliquent les « bouffonneries, souvent les plus indécentes & les plus obscènes », les « satyres amères & outrées contre les plus grands hommes de la République418 », « l’invention des personnages du chœur419 » : le triomphe du grotesque mime la réévaluation stylistique tragique. Du coup, c’est une poétique parodique de l’« exagération420 » qui se fait jour. Or celle-ci va permettre de retrouver la fiction que menaçait radicalement, pour les critiques classiques, la « vérité » des personnages :

Le fond des vieilles Comédies étoit de pures fictions, mais dont les personnages étoient des noms connus, & pour la pluspart véritables […]421.

Contrairement à ce qu’implique l’esthétique du portrait, pour laquelle la réalité est exclusive de la fiction, Vatry risque un oxymore qui oblige à prendre en compte un décalage entre la fable littérale, totalement fictive et extravagante, et le référent réel l’exception de la dimension satirique, ajout de l’abbé – calquée sur celle du VIe chapitre de la Poétique (49b24-28).

414

René Vatry, art.cit., p. 150.

415

Ibid., p. 147.

416

Ibid., p. 149.

417

Ibid., p. 155-156. Aubignac, rendant à la tragi-comédie le sens étymologique que lui donne Plaute (« une véritable comédie, dans laquelle les personnes illustres estoient introduites pour bouffonner, et rendre leur propre grandeur ridicule »), ajoute : « et dans ce sens l’on pourrait dire, que la plus grande part des comédies d’Aristophane sont des tragi-comédies, car presqu’en toutes, les dieux ou les personnes de condition y viennent en trivelins, et joüent du pair avec les esclaves et les bouffons » (La Pratique du

théâtre, Livre II, chapitre 10, éd. cit, p. 153). 418 Ibid., p. 147. 419 Ibid., p. 150. 420 Ibid., p. 152. 421 Ibid., p. 155.

auquel renvoient les personnages. Cet oxymore implique une redéfinition de l’activité poétique. La fiction renvoie désormais à la création de formes artificielles, sans référence à une visée imitative. Tel est d’ailleurs le sens fréquent et parfois péjoratif du terme au XVIIe siècle, celui-là même que donne le Dictionnaire de l’Académie de 1694422. C’est d’ailleurs bien dans ce sens, la dimension péjorative en moins, que l’emploie Vatry, établissant implicitement un couple antinomique fiction/imitation :

[La comédie ancienne] se permettoit toutes sortes de fictions ; les plus bizarres & les plus hardes étoient celles qui lui plaisoient le plus ; elle employoit les expressions les plus relevées & les plus poétiques, au lieu que la nouvelle Comédie se borna à l’imitation fidèle de la vie des hommes423.

Le lieu de la fiction se définit donc par opposition à la « fidélité » de la peinture. Il renvoie à un écart esthétique (bizarrerie, obscénité) et stylistique qui établit la ressemblance dans la distorsion. De sorte qu’au modèle du tableau comique, portrait idéal donc fictif par ressemblance générale et composée, à celui du portrait satirique lu classiquement comme ressemblance non fictive car réelle et contingente, se substitue le modèle de la charge, portrait fictif par distorsion et ressemblant par référence à un modèle :

On peut fort bien comparer les caractères peints dans les comédies d’Aristophane, à ces portraits que les Peintres appellent des charges, dont le but est d’attraper la ressemblance, mais en augmentant & en chargeant beaucoup les traits de l’original. Tout défiguré que soit Socrate dans les Nuées, on le reconnoît pour le même Socrate qui parle dans Platon, c’est son tour d’esprit, c’est sa manière de raisonner & de converser. […] Il en est de même de tous ceux que ce Poëte a mis sur la scène ; c’est ce qui a fait dire à Aristote que le propre de la Comédie étoit de peindre les hommes pires qu’ils ne sont424.

L’axiome aristotélicien ne renvoie donc pas à la qualité des personnages ou à leur ridicule intrinsèque. Il renvoie à la poétique burlesque de la distorsion et à l’esthétique de la charge. Il va de soi que les arguments de Vatry ne pouvaient guère être entendus, et que la critique classique se reconnaît bien davantage dans ceux qui conduisaient Plutarque à comparer la muse d’Aristophane à « une putain passee, qui veult contrefaire la femme de bien mariee425 ». Critiquant le mélange des genres, « la tissure de ses paroles » où se mêlent « du tragique & du comicque, du haut & puis du bas, de l’obscur & puis du familier, de l’enflé & eslevé, & puis du babil & de la causerie basse &

422

« Fiction. S.f. Invention fabuleuse. Fiction poétique. Ce poëme est rempli de belles fictions. Il y a des

fictions qui touchent plus que la vérité. La fiction est quelquefois plus agréable que la vérité même.

Il se prend aussi pour Mensonge, dissimulation, déguisement de la vérité. » (Dictionnaire de l’Académie

françoise, Paris, Coignard, 1694, s. v.). Batteux s’efforce (Les Beaux-arts […], op. cit., première partie,

chapitre 2) de rétablir le sens antique du mot, qui désigne selon lui l’artificialité de l’imitation.

423

René Vatry, art. cit., p. 156.

424

Ibidem.

425

Plutarque, Comparaison d’Aristophane et de Ménandre, 854a, traduction Jacques Amyot (Les Œuvres

morales et meslées de Plutarque, 3e édition, Paris, Valcofan, 1575, p. 504 : « w3sper e(tai/raj th=j poih/sewj parhkmakui/aj, ei]ta mimoume/nhj gameth/n » (texte grec cité d’après Œuvres morales, t. XII-

1

fade426 », le texte de Plutarque s’en prend parallèlement à l’absence de bienséance – pour employer les termes de l’esthétique classique – dans la caractérisation verbale des personnages :

[…] il ne sçait pas attribuer à chasque personne ce qui luy appartient & qui luy est propre & bien-seant : j’entens, comme à un Roy la parole enflee, à un Orateur le langage rusé, à une femme, simple, à un homme sans lettres bas, à un marchand fascheux & importun427.

Or la mobilisation d’une esthétique parodique de la charge pour justifier l’écriture aristophanienne, ne fait guère que mettre l’accent sur l’inobservance aristophanienne des bienséances. Brumoy, qui s’attache, après Frischlin, à réfuter les critiques de Plutarque, reconnaît que « la mascarade éternelle qui regne dans les Comédies d’Aristophane428 » est le principal reproche qu’on puisse adresser au poète : « vainement dirois-je, ajoute-t-il, qu’Aristophane écrivoit pour un siecle qui vouloit du spectacle, du saillant & du grotesque dans les peintures satyriques429. » Outre les bienséances externes mises à mal par les obscénités, le decorum classique tout comme les théories dramatiques du XVIIIe siècle, tolèrent tout aussi peu, comme on le sait, la disconvenance burlesque, confondue avec la parodie. La théorie du comique français, telle que la développe longuement Marmontel430, exclut par exemple le travestissement grotesque tout autant que la grossièreté. Marmontel distingue trois genres de comique, le haut comique ou comique noble, le comique bourgeois et le comique bas. Ces distinctions stylistiques sont inséparables d’une typologie des personnages. Le premier genre « peint les mœurs des grands431 », le second « les mœurs bourgeoises432 », le comique bas « imite les mœurs du bas peuple433 ». Cette imitation suppose l’adaptation du style aux personnages : « le choix des objets et la vérité de la peinture, caractérisent la bonne comédie434 ». Du coup se trouve exclue la farce, qui « est l’insipide exagération, ou l’imitation grossière d’une nature indigne d’être présentée aux yeux des honnêtes gens435 ». On ne saurait donc comprendre dans une typologie normative du comique « ni ce comique obscène, qui n'est plus souffert sur notre théâtre que par une sorte de prescription, et auquel les honnêtes gens ne peuvent rire sans rougir ; ni cette

426 Ibid., 853c-d, (op. cit., p. 504) : « 1Enesti me\n ou]n e)n th=| kataskeuh|= tw=n o)noma/twn au)tw|= to\

tragiko\n to\ kwmiko\n, to\ sobaro\n to\ pezo\n, a)sa/feia koino/thj, o1gkoj kai\ di/arma, spermologi/a kai\ fluari/a nautiw/dhj. »

427 Ibid., 853d (op. cit., p. 505) : « h( le/cij ou)de\ to\ pre/pon e(ka/stw| kai\ oi)kei=on a)podi/dwsin : oi[on

le/gw basilei= to\n o1gkon, r(h/tori th\n deino/thta, gunaiki\ to\ a(plou=n, i)diw/th| to\ pezo\n, a)gorai/w| to\ fortiko/n ».

428

Pierre Brumoy, « Discours sur la comédie grecque », in Théâtre des Grecs, op. cit., 1730, t. III, p. XXXIII.

429

Ibid.

430

Dans le chapitre 15 de sa Poétique françoise, op. cit., p. 294 sq.

431

Jean-François Marmontel, op. cit., p. 395.

432 Ibid., p. 398. 433 Ibid., p. 399. 434 Ibid., p. 398. 435 Ibid.

espèce de travestissement, où le parodiste se traîne après l'original pour avilir par une imitation burlesque, l'action la plus noble et la plus touchante : genre méprisable, dont Aristophane est l'auteur436 ».

De sorte que le Gilles d’Athènes, comme l’appelle Voltaire437, n’aurait même pas sa place sur le Théâtre de la foire : « cette horrible mascarade, celle des grenouilles formant un chœur, celle de l’escarbot volant, et cent autres, sont des monstres sur la scène, et ne seraient pas tolérés sur nos derniers tréteaux438 ». Quant aux théoriciens du drame bourgeois, s’ils font évoluer le système dramatique, ils n’en étendent pas davantage les bornes. Le principe naturel de l’imitation, en s’infléchissant vers le réalisme, écarte d’autant plus « le monde imaginaire » et les « chimères » : « Le burlesque et le merveilleux sont également hors de la nature ; on n’en peut rien emprunter qui ne gâte439 », affirme Dorval dans les Entretiens sur le Fils Naturel. Quant l’adaequatio rei et imaginis, elle demeure pour Diderot un principe mimétique infrangible :

Les beautés ont, dans les arts, le même fondement que les vérités dans la philosophie. Qu’est-ce que la vérité ? La conformité de nos jugements avec les êtres. Qu’est-ce que la beauté d’imitation ? La conformité de l’image avec la chose440.

Du coup, à l’instar du merveilleux, le grotesque se trouve exclu de la poésie, au nom du principe selon lequel « le genre burlesque et le genre merveilleux n’ont point de poétique, et n’en peuvent avoir441 ». De sorte que, comme chez Marmontel, « chassé du système de la nature et du genre dramatique442 », le burlesque se retrouve exclu du champ du comique, dont « toutes les nuances […] sont comprises entre ce genre-même et le genre sérieux443 ». La qualité de genre ne saurait donc lui être attribuée qu’abusivement, et la typologie proposée par Diderot le marque clairement :

Je vous entends : Le burlesque… Le genre comique… Le genre sérieux… Le genre tragique… Le merveilleux444.

436

Ibid., p. 405.

437

« Je ne crois pas que la comédie des nuées approche des opéras comiques de la foire. Je crois Favart et Vadé fort supérieurs au Gilles d’Athènes, quoi qu’en dise madame Dacier […] », écrit-il à d’Alembert peu avant la première des Philosophes (Lettre du 25 avril 1760 (D 8872), in Correspondence and related

documents, XXI, 1759-1760, The Complete works of Voltaire, op. cit., vol. 105, p. 258). 438

Jean-François de La Harpe, op. cit., t. 2, p. 29. Les deux exemples sont tirés des Grenouilles et de la

Paix. 439

Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, in Le Fils naturel ou Les Épreuves de la vertu, suivi de l’histoire véritable de la pièce, [Amsterdam (Paris)], 1757, troisième entretien, op. cit., p. 1166.

440 Ibidem, p. 177-178. 441 Ibid., p. 173. 442 Ibid. 443 Ibid., p. 156. 444 Ibid.

La charge ne saurait donc être, pour le XVIIIe siècle, un modèle assimilable pour la réception d’Aristophane, pour des raisons finalement paradoxales. En tant que portrait, elle renvoie à une esthétique des personnalités dont le réalisme littéral échappe à la mimesis ; comédie pas assez fictive, en quelque sorte, pour atteindre à la généralité. Mais en tant qu’exagération bouffonne, elle relève aussi du burlesque, c’est-à-dire au bout du compte qu’elle est trop fictive. La définition de Vatry (une pure fiction dont les personnages étaient des noms connus et pour la plupart véritables) pointe très exactement l’irrecevabilité d’une telle poétique à une époque où « presque toutes les régles du poëme dramatique concourent à rapprocher par la vraisemblance la fiction de la réalité445 ». Et ce n’est pas du côté de l’Histoire, dans l’orbite de laquelle la particularité de son objet relègue la comédie aristophanienne, que peut venir le secours. Car si l’on en croit Bayle, la muse historique, entre les mains de la satire, se prostitue à une esclave446 ; à l’instar de Bussy-Rabutin, transformant dans ses Mémoires ce qui aurait dû être une « Histoire » en « Roman satirique », par le recours à l’« Invention », les satiristes « assaisonnent de mille fables leurs récits, ils imaginent des Avantures singulieres, ils feignent des Conversations447 ». L’Histoire exclut l’invention fictive et la satire, quoiqu’elle vise le réel, se nourrit de fictions.

445

Jean-François Marmontel, Poétique françoise, op. cit., p. 376.

446

Pierre Bayle, « Dissertation sur les libelles diffamatoires », op. cit., t. IV, p. 584.

447

CHAPITRE II

LE PAMPHLET CARICATURAL OU LA RÉHABILITATION

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