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a) De l’expurgation à la dissimulation

Avant la traduction intégrale d’André-Charles Brottier, la question de l’obscénité ne pose guère de problème aux quelques traducteurs d’Aristophane. Le Théâtre des Grecs du père Brumoy, qui ne présente, pour chaque pièce, qu’un résumé-commentaire assorti de quelques extraits, n’a aucune difficulté à pratiquer l’omission et l’expurgation, selon un principe explicité dans la « conclusion générale » de la traduction des comédies :

J’ai rendu compte de tout, autant que la matière & les bonnes mœurs ont pû s’accorder. Nulle plume, fût-elle païenne & cynique, n’oseroit produire au grand jour les horreurs que j’ai dérobées aux yeux des Lecteurs[…]926.

De Lysistrata il n’est ainsi proposé que de « parcour[ir] légèrement quelques scènes », car « on ne peut ni ne doit en parler beaucoup927 ». Ce principe d’escamotage ou de dissimulation se retrouve chez les traducteurs d’œuvres intégrales, dont la pratique relève globalement de la « belle infidèle » : au nom des nécessités de l’élégance française, l’expurgation silencieuse ou le masquage par édulcoration font disparaître l’obscénité de la surface textuelle, sans que l’appareil de notes en fasse connaître la présence dans le texte source.

924

Les traductions de Leconte de Lisle, publiées 1872 à 1884 chez Lemerre, l’éditeur des Parnassiens, ne comportent aucune note et proposent le texte comme un tout poétique organique.

925

Les analyses de Suzanne Saïd et Christian Biet (« L'enjeu des notes. Les traductions de l'Antigone de Sophocle au XVIIIe siècle », Poétique, 58, avril 1984, p. 155-169) restent globalement valables pour les traductions du XIXe siècle, à ceci près que le commentaire s’historicise de plus en plus et ne réfère que rarement à une norme esthétique universalisante.

926

Pierre Brumoy, « Conclusion générale », Le Théâtre des Grecs, op. cit., 1730, t. III, p. 297.

927

Ce fonctionnement de la traduction est théorisé par Jean Boivin, dans la Préface de son édition des Oiseaux. Le texte lui-même ne se donne pas comme « une version littérale, & d’une fidélité scrupuleuse », mais est supposé permettre, par le recours limité aux notes, de faire « entendre suffisamment le texte Grec928 ». L’accent est mis sur la qualité poétique de la versification d’Aristophane, jugée difficile à transmettre dans une traduction929 mais que Boivin tente malgré tout de restituer, en recourant à une traduction en vers hétérométriques, beaucoup plus libre par rapport au texte grec que les passages en prose, pour toutes les séquences chorales. Mais les principes généraux s’infléchissent dès qu’il s’agit des « choses contraires à la pudeur, à la bienséance » répandues dans l’œuvre et incompatibles avec le « goût des honnêtes gens » : « les traductions », précisent Boivin, « peuvent avoir un grand avantage sur l’original, soit en retranchant ces endroits, soit en les réformant930 ». Le texte traduit se voit donc assigner un rôle positif de censure, par expurgation ou par édulcoration. Ce système est appliqué scrupuleusement par l’académicien, qui ne signale que très rarement en note les excisions du texte original des Oiseaux et pratiquement jamais ses euphémisations931. Il se retrouve chez Anne Dacier comme chez Louis Poinsinet de Sivry, dont la traduction intégrale s’inspire des procédés de ses deux prédécesseurs932. Dacier comme Poinsinet de Sivry s’accordent par exemple, à un siècle d’écart, pour effacer toute trace de la qualification injurieuse répétée et très largement accordée – des orateurs aux spectateurs – d’eu)ruprwkti/a qui clôt la scène du Juste et de l’Injuste. La qualification est d’abord appliquée, dans le texte grec, à l’adultère soumis au double supplice de l’épilation et du raifort (r(afanidwqh=|=), qui se retrouve, par force, eu)ru/prwktoj (« large derrière », ainsi que traduit Brottier). Elle reprend ensuite, par glissement sémantique, son sens traditionnel d’injure homosexuelle – redoublé par l’apostrophe finale933 –, combinant au bout du compte la concrétude de l’image obscène à l’insulte morale. Dacier a recours à l’abstraction, recourant au champ lexical de l’« infamie » pour traduire l’adjectif eu)ru/prwktoj et lançant la série en remplaçant l’expression du châtiment par sa glose :

928

Jean Boivin, « Préface sur les Oiseaux d’Aristophane », in Œdipe, tragédie de Sophocle et Les

Oiseaux, comédie d’Aristophane, op. cit., p. 204. 929

Ibid., p. 205.

930

Ibid., p. 206.

931

L’expurgation des v. 65-68 est annoncée (p. 218), mais le fait est exceptionnel : la coupure des v. 1253-1256 (p. 333), l’édulcoration sévère des v. 705-707 (p. 278) passent inaperçues.

932

Après son Plutus en vers (op. cit.), Poinsinet de Sivry donne une traduction (1784, op. cit.) alternant vers et prose selon une logique aléatoire : Les Nuées sont entièrement en vers mêlés, la corrélation avec l’alternance métrique chez Aristophane restant approximative, Les Oiseaux démarquent de très près Boivin. Les Chevaliers et Les Grenouilles sont en prose. La traduction, probablement très inspirée des traductions latines dont celle, très récente, de Brunck (1781), est beaucoup moins exacte que celle de Brottier – qui ne se prive pas de relever ses contresens.

LA JUSTICE

Mais si en suivant tes belles maximes il est puni de la manière dont on punit ordinairement les adulteres, comment ton éloquence persuadera-t-elle qu’il n’est point couvert d’infamie934 ?

Orateurs, Magistrats et Spectateurs se retrouvent ainsi qualifiés d’« infâmes935 » sans qu’aucune note ne précise la nature de cette infamie. Poinsinet de Sivry, pour sa part, utilise une translittération – probablement à l’exemple de Brunck – qui rend le passage difficilement intelligible :

LE JUSTE

Mais si malgré cette éloquence exquise, Usant de tous des droits, l’époux le raphanise ; Voilà ton beau client par-tout timpanisé936.

La fin de la séquence, en octosyllabes calqués, à grands renforts de chevilles, sur les mètres brefs de l’hypotexte, s’éloigne davantage du texte grec, évitant ainsi la répétition d’une insulte qui n’a pas été formulée. La dimension obscène du texte, dans un cas comme dans l’autre, est totalement occultée937.

La traduction de Brottier rompt avec cette occultation de façon d’autant plus perceptible que, selon le principe cumulatif de l’entreprise éditoriale du Théâtre des Grecs, elle se donne comme une amélioration des versions préexistantes938. Les

934

Anne Dacier, op. cit., p. 181. Aristophane, Nuées, 1085-1086 : ti/ d' h)\n r(afanidwqh=| piqo/meno/j soi te/fra| te tilqh=|, e(/cei tina\ gnw/mhn le/gein to\ mh\ eu)ru/prwktoj ei)=nai ;

Hilaire Van Daele traduit (Aristophane, t. I, Paris, Les Belles-Lettres, 1923, p. 210) : « Mais quoi ? S’il se fait enfoncer un raifort dans le fondement pour t’avoir écouté, et épiler le derrière à la cendre chaude, aura-t-il quelque maxime à dire pour prouver qu’il n’est pas un ‘large cul’ » ?

935

Ibid., p. 182-183.

936

Louis Poinsinet de Sivry, Théâtre d’Aristophane, op. cit., t. I, p. 125-126. Brunck se sert du latin « raphanus » pour proposer une sorte de translittération : « Quid vero ? si raphanismum & vulsuram patiatur tibi morem gerens […] » Richard-François-Philippe Brunck, Aristophanis comœdiae in latinum

sermonem conversae, 4 t. en un vol., Argentorati, Bauer & Treuttel, 1781, t. II, p. 78). 937

La traduction non publiée du bénédictin Guy-Alexis Lobineau (1667-1727), dont le manuscrit est retrouvé en 1792 puis perdu, semble en revanche beaucoup plus proche du texte, de l’avis du moins de Chardon de La Rochette, qui en publie la préface avec quelques extraits tirés de Lysistrata (Guy-Alexis Lobineau, « L'ancienne comédie grecque ou le Théatre athénien d'Aristophane, avec des notes et une préface historique et critique, servant de commentaire général », Magasin encyclopédique, 2e année, t. 1, repris dans S. Chardon de La Rochette, Mélanges de critique et de philologie, 3 vol., t. III. Paris, d'Hautel, 1812, p. 178-260). Selon le Journal des Sçavans, l’académicien François Charpentier (1620-1702) est l’auteur d’une traduction manuscrite en prose de Plutus, des Nuées et des Grenouilles (« Éloge de M. Charpentier », Journal des Sçavans, t. XXXII, 31 juillet 1702, p. 507).

938

Le Théâtre des Grecs que publie le père Brumoy en 1730 constitue une sorte de digest des textes conservés du théâtre tragique et comique athénien, mêlant résumés, extraits et commentaires. La nouvelle édition de 1763, due au Père Jean-François-Joseph Fleuriau – Brumoy étant mort en 1742 – en reprend le texte, mais ajoute une série de notes supplémentaires et distinguées de celles de Brumoy, concernant des additions ou corrections. En 1785, le nouveau Théâtre des Grecs commence à paraître, sous la direction éditoriale de Guillaume Dubois de Rochefort et de Gabriel de La Porte du Theil ; ceux-ci abandonnent l’entreprise dès le quatrième volume, et sont remplacés par Pierre Prévost et André-Charles Brottier. Les textes de présentation et les « digests » de Brumoy sont conservés, mais suivis de traductions intégrales

Oiseaux reprennent donc très explicitement le texte de Boivin, tout en restituant les passages coupés, en retraduisant les morceaux versifiés trop éloignés du grec ou les expressions trop édulcorées. Le texte des Nuées et du Plutus met largement à contribution celui d’Anne Dacier, les variantes portant sur des corrections939. Le passage est ainsi amendé dans son amorce, dont le sens littéral est restitué de façon très explicite :

LA JUSTICE

Mais si en suivant tes belles maximes il est épilé et empalé, comment ton éloquence persuadera-t-elle qu’il n’a pas un large derrière940 ?

L’incongruité de la traduction est justifiée par une note, qui présente l’explication du scholiaste sur le châtiment du raifort et ses conséquences : « de-là le nom de eu)ru/prwktoj, large derrière, était une vraie note d’infamie941

». La note précise l’extension de « l’emploi qu’Aristophane va faire de ce mot, en qualifiant les différens ordres de l’État ». Mais la suite de la traduction s’écarte presque aussitôt de la lettre du texte grec, pourtant présentée sans dissimulation dans la note, en reprenant la version très euphémisante de Dacier, « pour ne pas revenir trop souvent », précise une seconde note, « sur une expression qui n’est guère plus de mise en bonne compagnie, que l’objet qu’elle désigne942 ». La correction de Brottier, ses explications, ses réticences et leurs justifications font apparaître, dans cet exemple-limite par la crudité de la traduction française comme par l’importance du paratexte, les tensions contradictoires entre une exigence nouvelle d’exactitude historique et lexicale, et l’usage normatif de la langue.

dues à différents auteurs, dont certains, en particulier le traducteur d’Aristophane, restent anonymes. L’édition comporte à nouveau des notes et des commentaires originaux. Elle connaît une dernière version augmentée, publiée entre 1820-1825 sous la direction de Raoul-Rochette, qui ajoute là encore quelques notes et commentaires, et la traduction d’un choix de fragments de tragiques et comiques grecs (Paris, Cussac, 16 vol.). Cette dernière version est rééditée en 1826 (Paris, Brissot-Thivars, 15 vol.). La première édition de la traduction d’Artaud, en 1830, reprend encore le titre de Théâtre des Grecs, et s’ouvre sur le « Discours sur la comédie grecque » de Brumoy.

L’attribution de la traduction d’Aristophane à Brottier est contredite par les éditions de 1820-1825 et 1826, qui donnent, dans leurs tables, le nom de l’helléniste et académicien Louis Dupuis [Dupuy] (traducteur de quatre tragédies de Sophocle publiées pour la première fois en 1761) comme traducteur de l’ensemble des pièces et auteur de tous les examens supplémentaires. Cette attribution, non reprise par les biographies de Dupuy, nous semble hautement improbable. L’attribution à Brottier, confirmée par les biographies, par la réédition de sa traduction, revue par Louis Humbert, en 1882 (Paris, Garnier, 2 vol.), est corroborée par la fréquence des références, dans le paratexte, aux travaux de son oncle Gabriel Brottier, qu’il contribua lui-même à achever. Une annotation manuscrite à l’exemplaire de la BNF de l’Exposé de la conduite et des principes d'A. C. Brotier, rédigé en vue du procès pour conspiration (1795) qui entraîna sa déportation à la Guyane et sa mort, fait de lui, par erreur, l’auteur d’une traduction de Plaute, indice supplémentaire en faveur de cette attribution.

939

Celles-ci sont rarement indiquées, contrairement à ce qui se passe pour Les Oiseaux.

940

[André-Charles Brottier], Les Nuées, in Le Théâtre des Grecs, op. cit., t. XIII, 1823, p. 95.

941

Ibid.

942

Avec la version intégrale du Théâtre des Grecs se met ainsi en place un paradigme qui fonctionnera jusqu’à la fin du XIXe siècle. La recherche d’une exactitude et d’une mise en contexte historique s’impose de plus en plus, en parallèle avec les avancées de la philologie et de l’établissement du texte. L’édition grecque de Kuster, en 1710, a amorcé une pratique de recours aux manuscrits, que continue l’édition strasbourgeoise de Richard Brunck en 1783, puis, dans les années 1820, celle de Boissonade943. La philologie anglaise, avec Dindorf, et allemande, avec Meineke et Bergk, contribue ensuite à une évolution continue des éditions d’Aristophane, tandis que se développent les commentaires944. Mais le principe d’exactitude, déjà limité, dans la pratique ordinaire de la traduction, par les normes stylistiques, se heurte à la barrière des codes éthique et linguistique dans les passages obscènes. La contradiction se résout dans l’utilisation du dispositif global du texte et de ses notes. La traduction française propose un texte admissible, édulcoré à des degrés variables, tandis que la note sert à indiquer, obliquement, le sens littéral. Cette explicitation du sens passe la plupart du temps par le recours à une traduction en langue tierce ; le recours au grec et au français, comme dans l’exemple précédent, est exceptionnel. Brottier, dont la traduction reste de manière générale très chaste, fait appel la plupart du temps à la traduction italienne publiée à la Renaissance par Bartolomio et Pietro Rositini de Prat'Alboino, qui traduit crûment et sans détour945. Mais, quand l’explicitation nécessite un développement plus ample que la simple traduction, Brottier recourt aussi parfois au latin, la plupart du temps en référence aux notes de l’édition de Brunck946. Au moment même où le latin, en tant que langue scientifique ou que langue de version, disparaît généralement des notes des traductions des tragiques947, il émerge ainsi comme langue de substitution pour l’explicitation du mot à mot ou les commentaires érudits des passages obscènes, conformément au rôle de langue mystérieuse qu’il conserve et développe au XIXe siècle948. Initié par Brottier, cet usage se systématise avec Artaud, qui, comme le fera aussi Poyard, recourt presque systématiquement à la très littérale traduction latine de Brunck, plusieurs fois reproduite au XIXe siècle dans les éditions bilingues de Didot, et qui sert de texte intermédiaire de référence. Une lecture à double niveau se met donc en place, dont le contrat est exposé par Artaud dans un « avis » au lecteur qui analyse les difficultés inhérentes, dans le cas d’Aristophane, à un « système de traduction » reposant sur « l’obligation de la fidélité la plus scrupuleuse » :

943

Richard-François-Philippe Brunck, Aristophanis comœdiae, ex optimis exemplaribus emendatae, 3 vol., Argentorati, J. G. Treuttel, 1783 ; Jean-François Boissonade, Aristophanes, 4 vol., Paris, Lefevre, 1826 (Poetarum graecorum sylloge, t. XXI-XXIV).

944

Pour une mise au point synthétique sur les éditions et commentaires d’Aristophane jusqu’au début du XXe siècle, cf. Maurice Croiset, op. cit., t. III, p. 546-548.

945

Le Comedie del facetissimo Aristofane, tradutte di greco in lingua commune d'Italia, per Bartolomio e Pietro Rositini de Prat'Alboino, Venegia, V. Vaugris, 1545.

946

Cf. par exemple les traductions de La Paix, t. XIII, 1822, p. 419 ; Lysistrata, t. XIV, 1822, p. 449-450.

947

Suzanne Saïd et Christian Biet « L'enjeu des notes. Les traductions de l'Antigone de Sophocle au XVIIIe siècle », art. cit., p. 160.

948

Cf. Françoise Waquet, Le Latin ou L’Empire d’un signe, Paris, Albin Michel, « L’Évolution de l’humanité », 1998, chap. 9, « Le pouvoir de dire et de cacher », p. 273-302.

Indépendamment d’un style admirable de richesse et de variété, indépendamment des obscurités qui résultent d’une foule d’allusions perdues pour nous, la licence audacieuse permise au théâtre d’Athènes présentait des obstacles presque insurmontables, dans une langue qui pousse aussi loin que la nôtre le respect des bienséances.Je me suis toujours tenu aussi près du texte que je l’ai pu ; et quand l’obscénité de l’original m’interdisait une exactitude littérale, j’ai fait mes efforts pour trouver des équivalents, tout en rejetant, dans une note au bas de la page, le mot à mot en latin ou en italien949.

La traduction appelle ainsi une lecture à deux niveaux, dans laquelle le latin joue le rôle d’une lingua franca « bravant l’honnêteté950 », selon le précepte célèbre de Boileau. Généralisée avec Artaud et Poyard, dont les traductions règnent des années 1830 à la fin du siècle, cette lecture quasi strabique est écartelée entre un sens manifeste et un sens honteux, susurré comme à confesse. Léon-Paul Fargue se souvient ainsi avec amusement de son maître Poyard, professeur au Lycée Henri IV, comme de « l’auteur d’une bonne traduction d’Aristophane, dans laquelle il traduisait bien gentiment les passages scabreux, déjà mis en latin, tels que : Arrigis, impurissime, de la façon suivante : Hé, hé, j’en vois là de belles951 ! » L’accès au sens plein suppose donc une culture suffisante pour maîtriser le latin, culture dont le système scolaire exclut les femmes, réservant ainsi aux seuls hommes l’utilisation de la langue de Martial comme langue de censure952. La lecture et la compréhension intégrales d’Aristophane restent ainsi un avantage relié à l’appartenance à l’élite et à la domination masculine.

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