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Les connexions entre la caricature et le théâtre au XIXe siècle sont multiples et assez souvent relevées. Elles se marquent en particulier par l’existence de personnages récurrents communs aux deux formes, dotés en quelque sorte d’un statut intermédial. On sait ainsi que les deux plus célèbres types comiques du siècle sont d’abord des créations scéniques avant de devenir des personnages récurrents du dessin satirique.

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Robert Macaire est « inventé » par Frédérick Lemaître lors de la première représentation de l’Auberge des Adrets578 à l’Ambigu-Comique en 1823, et devient en 1834 le héros éponyme de la pièce de Frédérick Lemaître et Benjamin Antier579 ; passé dans la caricature, en particulier sous le crayon de Grandville, il fournit à Daumier la célèbre série des Caricaturana (publiée dans le Charivari d’août 1836 à novembre 1838) avant d’inspirer à Balzac le Vautrin qui tombe scandaleusement à la Porte-Saint-Martin en 1840580. Joseph Prudhomme, qui paraît d’abord, en 1830, dans La Famille improvisée, joué par Henri Monnier en même temps que les autres personnages de sa pièce, devient le personnage central de l’activité créatrice de son auteur, à la fois acteur, dramaturge, écrivain, dessinateur ; passant de la scène à l’écrit et à la caricature, la figure de M. Prudhomme est reprise, entre autres caricaturistes, par Daumier qui lui consacrera plus de soixante lithographies entre 1852 et 1870581. Elle illustre, mieux encore que Robert Macaire, l’intermédialité à l’œuvre dans la genèse de ces personnages que Théodore de Banville, dans un article de 1846, appelait « les types comiques créés par la comédie moderne582 ». Dans cette sorte de généalogie des Mayeux, Macaire, Bilboquet, Prudhomme et Jean Hiroux, Banville s’attache à noter les pérégrinations de ces figures issues de la chanson, de la caricature, de l’improvisation d’un acteur ou de l’invention d’un écrivain, et qui passent souvent d’un mode d’expression à l’autre, emblématisant le statut fondamentalement intermédial du type.

Le recours à la thématique, voire à la spatialité théâtrales sont un autre aspect de cette dimension intermédiale de la caricature. La caricature politique fait ainsi volontiers usage de la métaphore théâtrale, réactualisant efficacement le motif satirique du theatrum mundi et de la scaena vitae. En 1833, La Caricature tire, en supplément, une pseudo-affiche annonçant des pièces d’actualité comme L’Attentat risible ou

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Benjamin [Chevrillon, dit] Antier, [Armand Lacoste, dit] Saint-Amant et [Alexis Chaponnier, dit] Paulyanthe, L’Auberge des Adrets, drame en 3 actes à spectacle, Paris, Didot, « La France dramatique », 1823 [Ambigu-Comique, 2 juillet 1823].

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[Armand Lacoste, dit] Saint-Amant, Benjamin [Chevrillon, dit] Antier et Frédérick Lemaître, Robert

Macaire, pièce en 4 actes et en 6 tableaux, Paris, Barba, « La France dramatique », 1835. La pièce fut

créée aux Folies-Dramatiques en 1834, et interdite par la censure en 1835.

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Balzac, Vautrin, drame en cinq actes, en prose, Paris, Delloye, 1840 [Porte-Saint-Martin, 14 mars 1840]. Frédérick Lemaître y jouait, comme on le sait, le rôle du personnage éponyme, bandit de haut vol à transformations. Champfleury note qu’« il est impossible de séparer Frédérick, Daumier et Balzac à propos de cette œuvre » (Histoire de la caricature moderne, op. cit., p. 119). Sur les va-et-vient entre caricature et théâtre à propos de Robert Macaire, voir Judith Wechsler, op. cit., p. 85-86, et Ruth Jung, Raymond Rütten, Bernd Wilczeck, « Diversification et limites de la satire », in Philippe Régnier (dir.), La

Caricature entre République et censure […], op. cit., p. 137-138. Un historique très complet est donné

par Catherine Cœuré, « Robert Macaire, Genèse et fortune d’un texte caricatural », en ouverture à sa réédition luxueuse, illustrée par des planches de Traviès, Daumier et Gavarni, de L’Auberge des Adrets et

Robert Macaire (L’Auberge des Adrets, mélodrame en 3 actes, Robert Macaire, pièce en 4 actes et 6

tableaux, Roissard, Grenoble, 1966).

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Judith Wechsler, op. cit., chapitre IV, p. 112 sq. M. Prudhomme bénéficiera même d’un statut proprement mixte, comme personnage récurrent des pupazzi de Lemercier de Neuville, qui sont – on y reviendra –, des caricatures-marionnettes.

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Théodore de Banville, « Les types comiques créés par la comédie moderne » [1846], in La Vie d’une

L’Assassiné imaginaire sous le titre de Théâtre des Folies Politiques, et promettant des décors « peints par MM. Grandville, Forest, Julien, Daumier, Traviès, etc., peintres et décorateurs de La Caricature583 ». L’année suivante, une de ses lithographiques propose un « Théâtre royal des marionnettes » dont le manipulateur n’est autre que Louis- Philippe584. De cette théâtralisation caricaturale de la vie publique, l’œuvre de Daumier donne un très bon exemple. On sait, au moins depuis Jean Cherpin585, l’importance du monde de la scène dans l’œuvre du dessinateur des Croquis dramatiques et des Physionomies tragiques. Au-delà de cet intérêt thématique, qui, des charges d’acteurs aux croquis de salles et de publics, font de l’œuvre de Daumier un témoignage sociologique fondamental sur le théâtre du XIXe siècle, le motif théâtral, selon le projet balzacien d’une « comédie humaine », fait l’objet dans d’autres dessins d’une utilisation métaphorique. Ségolène Le Men, évoquant « la théâtralité généralisée qui gouverne son projet artistique586 », montre que cette théâtralité trouve son origine dans les caricatures politiques des années 1830-1835, avant de s’étendre au registre de la justice. L’hémicycle ou le prétoire se prêtent à une scénographie qui les rapproche des tréteaux ou de la salle à l’italienne ; les acteurs de la vie publique apparaissent sous les traits des bonimenteurs de rue ou des marionnettes ; Louis-Philippe en Paillasse baisse le rideau sur l’Assemblée législative en annonçant que la farce est finie, Thiers est un acteur costumé ou « essayant un nouveau costume587 ». Pris au pied de la lettre, le thème de la comédie politique s’avère, par la distorsion qu’il révèle entre l’apparence et la réalité, un outil efficace de dénonciation satirique. Il met en jeu l’affinité profonde entre la double énonciation théâtrale et la double énonciation satirique588.

Formellement – et c’est le cas chez Daumier et Gavarni – l’art de la lithographie caricaturale fonctionne souvent sur le modèle de la saynète. Henri Monnier est l’initiateur de cette formule selon laquelle plusieurs personnages sont dessinés en situation sur la planche tandis que la légende donne le dialogue correspondant589. Au- delà de cette dramaturgie caricaturale, qui ne dépasse guère le stade de la réplique ou de la scène, mais peut donner lieu à des séries, le lien entre la caricature et le théâtre repose sur l’exploitation d’un code visuel commun. Judith Wechsler a montré les liens étroits unissant la caricature et l’art du mime au XIXe siècle, liens qui reposent non seulement sur le parallèle communicationnel de ces « deux genres visuels et populaires, adressés à

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« Théâtre des Folies Politiques », supplément à La Caricature, n° 124, 18 mars 1833.

584

« Théâtre royal des marionnettes », La Caricature, n°204, 2 octobre 1834.

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Jean Cherpin, Daumier et le théâtre, Paris, L’Arche, « Bibliothèque du Théâtre National Populaire », 1958.

586

Ségolène Le Men, « Daumier et le théâtre », in Daumier, Scènes de vie et vies de scène, catalogue de l’exposition de Spoleto (juin-juillet 1998), Milano, Electa, cop. 1998, p. 22-23.

587

Ibid., p. 22-23.

588

Cf. Duval et Martinez, La satire, op. cit., p. 228 : « Le satiriste, comme le dramaturge, s’adresse à son destinataire par le biais du personnage : […] ses paroles sont dotées d’un sens second volontaire ou involontaire qui dévoile la vérité et dont le véritable récepteur est le spectateur ou le lecteur. La satire ne fait donc qu’ajouter une intentionnalité militante au procédé général de la double énonciation. »

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un public large et quotidien590 », utilisant des « codes vernaculaires référant directement à la vie de tous les jours591 », mais aussi et surtout sur leur usage commun d’une imagerie empruntée à la physiognomonie et à la pathognomonie. Une sémiologie de l’image corporelle, avec les deux branches que sont la classification des types humains et le répertoire des expressions physiques, constituerait ainsi une sorte de code spectaculaire intermédial et transgénérique fondant la théâtralité de la caricature592.

Au bout du compte, si la caricature emprunte parfois au théâtre la dramaturgie d’une action, réduite à un moment, leur rapprochement repose sans doute davantage sur la dimension visuelle du spectacle (le spectacle oculaire, pour paraphraser Gautier593) que sur la présence d’un paradigme spécifiquement dramatique. Les lois de censure de 1835 sont significatives à cet égard. Alors que la presse écrite reste épargnée, les caricatures (gravures et périodiques) font l’objet de mesures de censure préalable, tout comme le théâtre. Face à l’écrit qui représente des opinions, le dessin « qui parle aux sens594 » est doté, dans les débats qui précèdent le vote, de la même force d’impression immédiate que la représentation théâtrale595. Représentant non des opinions réfléchies, mais des actes, montrant des gestes et des comportements qui visent les émotions, les caricatures participent de la même pragmatique visuelle que la scène. Comme on a pu le noter, « la satire à voir – qu’il s’agisse du théâtre ou des images diffusées par les journaux et les feuilles volantes – représente » pour les partisans de la censure « une menace plus inquiétante que la satire à lire596 ». La caricature relève donc du spectacle ; le rapporteur gouvernemental fait d’ailleurs explicitement la comparaison à propos des expositions des cabinets de dessin597.

Ce caractère spectaculaire que partagent la caricature et théâtre, et qui leur vaut de se retrouver en même temps sur la sellette, a sans doute à voir avec la notion contemporaine d’ostension598 ; il réside dans l’acte même de monstration. Le terme de spectacle a d’ailleurs une extension particulière au XIXe siècle. S’il peut s’appliquer aussi bien au drame qu’à des formes relevant de la picturalité599, il désigne

590

Judith Wechsler, op. cit., p. 42.

591

Ibid., p. 15.

592

Nous retrouverons cette question dans les chapitre III et IV.

593

Qui annonce, en novembre 1841, à propos d’une pièce du Cirque-Olympique, que « le temps des spectacles purement oculaires est arrivé » (Théophile Gautier, Histoire de l’art dramatique en France

depuis vingt-cinq ans, Paris, Hetzel, t. 2, 1859, p. 175). 594

Le Moniteur, 19 août 1835 (séance du 18 août), discours de M. Sauzet, rapporteur.

595

Cf. Le Moniteur, séances des 18, 22, 25, 29 août 1835.

596

R. Jung, R. Rütten et Bernd Wilczeck, art. cit., p. 138-139.

597

Sauzet in Le Moniteur, 19 août 1835 (séance du 18 août).

598

Concept proposé par I. Osolsobe (1980) et repris par Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod, 1996, s. v. « Mise à la disposition cognitive de quelque chose pour quelqu’un » (Osolsobe), « l’ostension donne à voir directement, sans l’intermédiaire d’un système de signes, des objets et des personnes présentes en face de l’observateur ».

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Dans un passage célèbre du Colonel Chabert, la question se pose par exemple de savoir si le terme de « spectacle » peut s’appliquer aussi bien à la funambule Madame Saqui et aux figures de cire de Curtius qu’à l’Opéra. (Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert, [1832], cité d’après La Comédie humaine, texte

spécifiquement sur un plan légal, par opposition aux arts de la scène, les établissements de curiosités « tels que les panoramas, cosmoramas, néoramas, marionnettes, expositions de tableaux600 ». La théâtralité caricaturale, comme en témoignait le Plumebec de la Suite de la Panhypocrisiade, consiste ainsi dans l’acte spectaculaire de l’exhibition. À la fin du siècle, le spécialiste de la caricature John Grand-Carteret peut préfacer sa revue anthologique des images satiriques de 1893 – un « Spectacle donné, à plusieurs milliers d’exemplaires, en 150 tableaux et à prix unique » – par un « prologue de la pièce » qui met particulièrement bien en évidence ce principe ostensif de la spectacularité caricaturale :

Et maintenant, directeur, metteur en scène, montreur et bonimenteur de cette nouvelle lanterne magique, de ce petit théâtre en action, je lève la toile – la toile dessinée par notre décorateur Girrane – et je crie : Au rideau.

Mesdames et messieurs, le spectacle commence, ajustez vos lorgnettes601.

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