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LE PAMPHLET CARICATURAL OU LA RÉHABILITATION ESTHÉTIQUE D’ARISTOPHANE AU XIX e SIÈCLE

Le rejet d’Aristophane au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle résulte essentiellement de l’assimilation de son œuvre à la satire personnelle, dont le statut éthique comme esthétique façonne de part en part sa précompréhension. Le scandale des Philosophes y ajoute une composante idéologique, en suscitant une lecture assimilatrice qui range l’auteur des Nuées du côté de la lutte contre les Lumières. Inscription dans un horizon d’attente générique et recontextualisation analogique se mêlent à partir de 1760 pour constituer une réception très négative dont La Harpe est le dernier, et le plus extrême représentant. Seuls les traducteurs, comme Anne Dacier ou le père Brumoy, et quelques hellénistes tentent de revaloriser l’œuvre dans son versant politique et pour ses qualités stylistiques et poétiques, sans réussir pour autant à échapper au modèle personnel. La comédie aristophanienne revêt finalement un statut à la fois originel et négatif et devient l’anti-modèle historique d’une comédie qui se définit par l’autonomie de la fiction, la composition mimétique et le refus de la disconvenance burlesque.

Le siècle suivant est celui d’une réhabilitation progressive, quoique ambiguë. L’ « effrayante licence448 » des personnalités agit encore comme un épouvantail : Les Nuées restent longtemps sulfureuses et Jules Janin trouve encore nécessaire, en 1844, de consacrer quelques colonnes à décharger leur auteur des « accusations de meurtre449 ». Le sage Plutus est presque le seul à bénéficier d’éditions séparées. Mais, à partir de la traduction d’Artaud, en 1830, de Musset à Auguste Barbier, de Banville à Paul de Saint- Victor, de Maurice Bouchor à Laurent Tailhade, « l'immense, le sacro-saint, l'incomparable Aristophane450 », selon l’expression de Flaubert, se voit célébré à l’égal des plus grands. L’œuvre a entre-temps été traduite quatre fois dans son intégralité, a intégré les programmes scolaires et a fini par accéder à la scène, quoique difficilement

448

Claude-Joseph Drioux, Précis de l’histoire ancienne renfermant l’histoire de tous les peuples de

l’antiquité jusqu’à Jésus-Christ, 4e éd., Paris, Belin, 1851, p. 297.

449

Jules Janin, « Feuilleton du Journal des Débats. Théâtre de l’Odéon. Les Nuées d’Aristophane »,

Journal des Débats, 4 novembre 1844. Texte repris dans Histoire de la littérature dramatique, op. cit., t.

2, p. 326.

450

Gustave Flaubert, Lettre à George Sand, 28 février 1874, in Correspondance, nouvelle édition augmentée, septième série (1873-1876), Paris, L. Conard, 1930, p. 123.

et tardivement. Cette fortune littéraire a une histoire sinueuse et Aristophane suscite des avatars contradictoires, du précurseur du mélange des genres célébré par Musset au patron de l’ironie grotesque révéré par Flaubert, du lyrique ailé des Parnassiens au pamphlétaire aristocratique des Goncourt. Mais elle se fonde sur une réception esthétique qui s’établit progressivement au début du siècle, se précise et se stabilise ensuite, pour dégénérer en cliché. Le modèle satirique se voit en effet remplacé par un paradigme plus complexe – bientôt consacré par la qualification d’« aristophanesque » – qui rend possible et détermine a minima la lecture de l’auteur. C’est à la constitution et à la description de ce modèle, en continuité et par opposition avec l’anti-modèle classique, que l’étude va maintenant principalement s’attacher.

Dans la réhabilitation esthétique de l’œuvre de l’auteur grec, Louis-Népomucène Lemercier remplit un rôle-charnière. Tentant de renverser les apories énoncées par la critique classique, il restitue à la comédie ancienne sa généralité en systématisant une lecture allégorique. Cette approche lui permet de réévaluer le grotesque aristophanien en le reliant à la caricature, qui devient, au XIXe siècle, le mode d’expression privilégié de la satire. Bénéficiant d’une diffusion et d’une popularité croissantes, accédant à la reconnaissance artistique, cette forme se voit progressivement dotée d’une fonction de modèle pictural analogique qui permet de rendre compte de l’esthétique satirique d’Aristophane. Mais, parallèlement, une autre analogie intervient, qui permet de donner un statut à la référentialité déterminée de la comédie d’actualité : le journalisme. À la lecture satirique purement personnelle se substitue ainsi une lecture rhétorique et pamphlétaire, qui fait du poète un orateur politique et non plus un censeur. La parabase devient alors, avec les personnalités caricaturales, l’emblème d’une comédie qui trouve sa lisibilité historique dans un parallèle entre la démocratie athénienne et les régimes politiques contemporains, dans un siècle marqué par les révolutions et les réactions.

Ainsi déterminée par ce nouveau modèle de précompréhension, la canonisation d’Aristophane reste malgré tout paradoxale. Œuvres-limites, les comédies aristophaniennes tirent une grande part de leur attrait de leur statut d’idéal impraticable, et la question de leur réception se pose aussi sous l’angle utopique de leur éventuelle résurrection. Théâtre impossible, l’œuvre est aussi, dans sa littéralité, illisible et intraduisible : son obscénité relève, au siècle de la pudibonderie, du scandale. La diffusion croissante du texte, dans l’enseignement comme dans les traductions, va donc de pair avec une censure qui déploie, de l’expurgation à l’édulcoration, une stratégie graduée.

A.

LE MODÈLE CARICATURAL

1.

Du portrait à la caricature : histoire d’une assimilation

Sortant, selon la lecture classique, de la fiction par l’omniprésence de la personnalité, quand elle ne la fait pas extravaguer dans les enfers du burlesque, la comédie grecque court le risque d’être tout simplement exclue du champ de l’art. La réhabiliter esthétiquement suppose de restaurer sa dimension créatrice, comme essayait déjà de le faire l’abbé Vatry, tout en assurant à cette fiction nouvellement entendue le caractère généralisable dont dépend exclusivement sa postérité. C’est à Louis-Népomucène Lemercier, répondant, dans plusieurs textes, à La Harpe, qu’il revient de proposer le premier une vision structurelle de la comédie d’Aristophane qui réponde à ce programme. Alors que toute la critique du XVIIIe siècle rejetait la satire en action ou en dialogue hors de la sphère comique, son Cours analytique de littérature générale, dans sa tentative de taxinomie totalisante des formes littéraires, fait significativement de la comédie grecque la première des six espèces du genre comédie. Son appellation reprend la forme classique de « satyre dialoguée » en lui adjoignant l’adjectif « allégorique451 ». Cette adjonction, capitale, touche au statut fictionnel même de la comédie aristophanienne, et, par contrecoup, à celui de la comédie domestique qui lui succéda. Dans l’avant-propos de ses Comédies historiques, Lemercier renverse en effet totalement la taxinomie classique, affirmant que les Grecs « eurent aussi leur comédie politique, mais très-différente de la nôtre, puisque celle-ci n’a jamais qu’un fonds réel, et qu’Aristophane nous montra la leur, toute fictive et allégorique452 ». Contrairement à ce qui se passait dans le dialogue de La Harpe sur les Chevaliers, l’allégorie ici n’exclut pas la fiction ; bien au contraire, c’est elle qui semble l’induire, comme le burlesque chez Vatry. Mais, pour la première fois, le travestissement allégorique s’assortit d’une certaine généralité :

Il est faux que son succès ne tint qu’aux allusions du moment ; c’est se méprendre que de réduire à un effet passager l’ingénieux tableau des grandes choses qu’Aristophane travestit, ou ne montre que du côté vicieux et risible. On y retrouve la vivacité, l’étendue, les formes idéales, et le feu de l’imagination athénienne453.

Le terme de tableau n’est évidemment pas là au hasard. Répondant à deux siècles de dévalorisation des portraits satiriques, il implique une idéalité que la lecture personnelle de la comédie grecque lui déniait. Cette idéalité est inséparable d’un intérêt retrouvé du référent, qui ne se résume plus à des individus particuliers, mais à de « grandes choses ». Une double réévaluation est donc à l’œuvre : l’imagination créatrice de la déformation grotesque et satirique, valorisée, rencontre un objet dont l’extension

451

Louis-Népomucène Lemercier, Cours analytique de littérature générale, 2 vol., Paris, Nepveu, 1817, t.I, p. 26. Il s’agit de la publication du texte de conférences données à l’Athénée de 1810 à 1811.

452

Louis-Népomucène Lemercier, Comédies historiques, op. cit., Avant-propos, p. VII.

453

référentielle cesse d’être particulière. Comme l’écrira en 1862 Karl Hillebrand, les « travers » que raille Aristophane sont athéniens, et « tout ce qui vient de là a le privilège d’intéresser éternellement l’humanité tout entière »454. L’expérience de la Révolution – on y reviendra – a donné à l’histoire politique athénienne un caractère exemplaire et confère par là-même une lisibilité nouvelle à la comédie aristophanienne, dont l’intérêt général prend le pas sur la dimension personnelle. Cette satire politique a en même temps trouvé un langage : celui de l’allégorie grotesque. La nouvelle dignité de cette forme, et Lemercier est le premier témoin de ce passage, se réalise dans la caricature, dont l’accession au statut artistique, fût-il mineur, fournit enfin à la réception de la comédie aristophanienne un modèle esthétique positif.

a)Fictions allégoriques : les personnifications de Louis-Népomucène

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