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Donc, ne lisez pas Aristophane ! Jean Richepin, L’Âme athénienne, 1912 Pour fascinants qu’ils puissent être, l’absolu réalisme linguistique d’Aristophane et sa révoltante obscénité constituent des freins puissants à la diffusion de son œuvre, auquel l’accès intégral se doit d’être protégé. Auteur classique au sens propre – il entre au programme des classes secondaires au début du XIXe siècle, à peu près en même temps que les tragiques grecs –, auteur de plus en plus traduit, Aristophane reste finalement peu accessible, en vertu d’un dispositif global de censure et d’expurgation.

En 1862, dans l’avertissement d’une traduction complète en vers dont l’ambition est précisément de diffuser le plus largement possible le texte du comique athénien, Amédée Fleury constatait un décalage entre l’immense notoriété du poète et la connaissance véritable de ses œuvres, et en exposait les mécanismes :

Il est […] assez singulier qu’un écrivain qui occupe une place d’élite dans le monde des lettres soit si généralement ignoré. Chacun, fût-ce parmi les esprits les moins cultivés, connaît le nom d’Aristophane ; beaucoup ont même une idée passablement précise et saine de son théâtre, par l’appréciation qu’ils en ont rencontrée dans les ouvrages les plus élémentaires de critique ou d’histoire littéraire. Quelques-uns encore se souviennent d’en avoir expliqué de rares fragments, vers la fin de leurs études classiques. Enfin, un petit nombre a poussé la curiosité jusqu’à en feuilleter une ou deux pièces que l’on est convenu de recommander plus particulièrement à l’attention vulgaire. Mais qui a vraiment lu notre comique, et surtout qui l’a lu dans son entier, avec une tenue et un soin dignes de son importance882 ?

La description de Fleury constitue un témoignage de premier ordre sur l’étagement de la réception d’Aristophane au milieu du XIXe siècle ; si la diffusion s’élargit quelque peu dans les décennies suivantes, la segmentation du lectorat reste valable jusqu’à la première guerre mondiale883. La connaissance de l’auteur fait partie de la culture littéraire fondamentale, assurée par les ouvrages généraux, encyclopédies, histoires de la littérature, histoires grecques comme celle de Duruy. Sa vulgarisation se généralise dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme en témoignent les trois articles que le Magasin pittoresque lui consacre884. Elle est assurée, dans les premières classes de

882

Amédée Fleury, Comédies d’Aristophane, essai de traduction, 3 vol., Paris, Garnier Frères, 1862, t. I, « Avertissement » ; cité d’après André Feuillemorte [Amédée Fleury], Comédies d’Aristophane, essai de traduction avec une table explicative rédigée sur le texte des scholies, 3 vol., Paris, Garnier frères, 1864, t.I, p. 6-7.

883

En 1928, Paul Morand, dans le texte de soutien qu’il écrit pour les Oiseaux de Dullin, parle d’« Aristophane que tout le monde a lu avant dix-huit ans et personne après » (« Ce que pensent des

Oiseaux… », tract publicitaire pour le spectacle du théâtre de l’Atelier, BNF Arts du spectacle, coll.

Rondel, SR96/500 ; repris dans Paris distractions, 17 février 1928).

884

Outre la présentation et l’extrait des Nuées (1850) et de Plutus (1870) déjà cités, le mensuel d’éducation populaire publie, en 1859, un article sur les « Personnages comiques de la comédie grecque »

l’enseignement secondaire (généralement la cinquième, puis la sixième pour l’enseignement moderne à sa création en 1880), par les cours d’histoire grecque, qui présentent rapidement la comédie ancienne et les œuvres d’Aristophane dans leur aperçu sur la littérature grecque au Ve siècle885. Le contact avec le texte grec lui-même a lieu à la fin des études secondaires, en classe de rhétorique ; pour l’enseignement non classique (enseignement dit « spécial » à partir de 1865, puis « moderne » après 1891), et l’enseignement secondaire féminin (créé en 1880) il intervient sous la forme de traductions886.

L’inclusion d’Aristophane dans le corpus des auteurs « classiques » se produit officiellement en 1822, avec l’inscription au programme de la classe de rhétorique du Plutus, dans l’édition de Ducasau. Elle précède de quelques années celle des tragiques grecs, qui n’apparaissent qu’en 1831. Le caractère tardif de cette introduction n’est donc en rien une spécificité aristophanienne : les programmes des différents enseignements sous l’ancien régime, des Jésuites à l’Université, n’intègrent pas le théâtre grec, à l’exception de celui de Port-Royal, bastion de l’hellénisme au XVIIe siècle, qui comporte, en classe de rhétorique, l’étude alternée de Sophocle et d’Euripide887. Propre à une lecture moralisante, peu chargé d’expressions obscènes, Plutus est, jusqu’en 1865, le seul texte d’Aristophane étudié au lycée. En 1865, le programme s’élargit aux « extraits d’Aristophane », qui, à partir de 1877, figurent dans la liste des auteurs grecs à étudier pour le premier examen du baccalauréat888 ; ils resteront au programme de première des filières classiques après la réforme de 1902. Les filières « spéciales » bénéficient, en troisième année, d’une présentation du théâtre grec. Devenues « modernes », elles ont droit, en seconde, aux extraits d’Aristophane en français, comme les classes de jeunes filles. Malgré la réforme de 1902, et la diminution de la part des humanités dans les filières non classiques, la lecture d’extraits traduits des

(fasc. 1, année 27, 1859, p. 229-231) qui est en fait une présentation des principaux personnages aristophaniens.

885

Ainsi le Précis de l’histoire ancienne renfermant l’histoire de tous les peuples de l’antiquité jusqu’à

Jésus-Christ, de Claude-Joseph Drioux, publié pour la première fois en 1846 et réédité douze fois

jusqu’en 1890 ; ou, plus tard, l’Histoire grecque depuis les origines jusqu’à la conquête romaine de Charles Normand (Paris, Alcan, 1888, 5 rééd.) : Aristophane et la comédie ancienne y ont droit à quelques paragraphes.

886

Le détail des programmes est tiré de André Chervel, Les Auteurs français, latins et grecs au

programme de l'enseignement secondaire de 1800 à nos jours, Paris, INRP, Publications de la Sorbonne,

1986.

887

Nous nous basons sur les tableaux très précis d’Octave Gréard, Éducation et instruction. Enseignement

secondaire, 2e éd., 2 vol., Paris, Hachette, 1889, t. II, p. 320-325. Dominique Julia, pour sa part, établit un canon des auteurs scolaires à partir des programmes des agrégations de belles-lettres et de grammaire, de 1766 à 1791 : aucun auteur de théâtre grec n’y figure (« La naissance du corps professoral », Actes de la

recherche en sciences sociales, n° 39, novembre 1981, p. p. 71-89). 888

De 1874 à 1877, seule la scène de la Pauvreté de Plutus figure au programme (André Chervel, op. cit., p. 245).

littératures anciennes, incluant quelques morceaux choisis d’Aristophane, se perpétue après la guerre de 1914 et l’unification de l’enseignement secondaire de 1925889.

De plus en plus présente sous forme anthologique dans l’enseignement secondaire, la lecture de l’œuvre reste cependant étroitement contrôlée. En 1911, Jean Richepin, pendant ses conférences enthousiastes sur l’auteur des Oiseaux, conseille « formellement » à son auditoire féminin de ne pas « lire en entier Aristophane », surtout « maintenant », mais pas même « plus tard », et explique que « c’est un auteur qui n’est pas fait pour les jeunes filles, ni pour les femmes ». Il précise de manière quelque peu métaphorique : « Il y a là des passages, des fourrés, dans lesquels il faut entrer, si l’on veut pénétrer partout, et dans lesquels une femme ne peut pas entrer [sic] sans s’égratigner l’âme et se salir les doigts890. » Dès la fin du XVIIe siècle, le père Thomassin notait que, si les comédies d’Aristophane n’étaient pas dépourvues d’applications morales, elles étaient, sauf le Plutus et une bonne part des Nuées et des Grenouilles, « pleines de saletés & de mille écueils pour la pudeur & l’honnêteté de la jeunesse891 ». Les éditions et les traductions à usage scolaire – de même que les extraits « grand public » comme ceux de Fallex – pratiquent donc une expurgation très sévère, qui se manifeste à petite comme à grande échelle.

Le cas le plus radical consiste dans l’omission pure et simple. Celle-ci frappe au premier chef Lysistrata, que Saint-Victor ne qualifie pas sans raison de « comédie secrète892 ». La pièce est généralement ignorée dans les manuels scolaires. Les éditions de morceaux choisis en grec la passent totalement sous silence, comme celle de Jacquet (1878) ou de Bodin et Mazon (1902), ou en conservent l’inoffensive parodos (Poyard, 1866, Paul Girard, 1883), non sans précautions oratoires893. Poyard note ainsi que « cette comédie est une de celles qui se prêtent le moins à des extraits classiques894 » et ne précise pas la nature du complot des femmes ; Paul Girard, qui évoque le caractère licencieux de la pièce, parle de désertion du domicile conjugal895. Les éditions en

889

Le manuel de « morceaux choisis des littératures grecque et latine » d’Ad. et Pierre Waltz (Grecs et

Latins, Paris, Armand Colin, 1897 pour la première édition) connaît ainsi sept éditions jusqu’en 1934,

s’adaptant à l’évolution des programmes. L’édition de 1934, identique à celle de 1925, comporte un extraits des Nuées (v. 255-475) et des Guêpes (v. 856-1002).

890

Jean Richepin, L’Âme athénienne, op. cit., p. 387.

891

Adrien Baillet, Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs, op. cit., t. III, s. v. « Aristophane », p. 132 (Baillet fait référence à Louis Thomassin, La Méthode d'étudier et d'enseigner

chrétiennement et solidement les lettres humaines par rapport aux lettres divines et aux Écritures, divisée en six parties, dont les trois premières regardent l'étude des poètes, et les trois suivantes, celle des historiens, des philosophes et des grammairiens, 3 vol, Paris, F. Muguet, 1681-1682, t. 1., chapitre 12). 892

Paul de Saint-Victor, op. cit., t. II, p. 391.

893

M. A. Jacquet, Extraits d'Aristophane, op. cit. ; Paul Girard, Aristophane, morceaux choisis, op. cit. ; Aristophane, Morceaux choisis, nouvelle édition, publiée avec des notices, des analyses et des notes, par Constant Poyard, Paris, Hachette, 1866 ; Louis Bodin et Paul Mazon, Extraits d’Aristophane, Paris, Hachette, 1902 (ouvrage qui, augmenté des extraits de Ménandre, a connu de nombreuses rééditions et est toujours au catalogue de l’éditeur).

894

Constant Poyard, op. cit., p. 200.

895

français, qui ne sont parfois constituées que de la simple traduction des morceaux choisis grecs, ne sont pas plus explicites. Celle de Louis Humbert, en reproduit la parodos et la scène entre Lysistrata et le magistrat, en restant évasif sur les « singulières péripéties et [les] jeux de scène étranges896 » qui suivent. Certaines, comme celle d’Isaac Uri (1895897), omettent purement et simplement la pièce; de même, l’édition de Ferté, pour l’enseignement féminin, l’élimine ainsi que les Thesmophories ; les deux comédies, selon le professeur traducteur, ne peuvent, « à moins d’être complètement dénaturées », figurer « dans un ouvrage classique898 ». Moins intrinsèquement sexuelle que Lysistrata, la pièce n’en comporte pas moins de nombreuses scènes obscènes – du rasage et de l’épilation intégrale de Mnésiloque avant son travestissement à la découverte de sa virilité par les femmes réunies entre elles pour les fêtes de Cérès –, un grand nombre d’allusions homosexuelles et un lexique très chargé. Elle est donc elle aussi soit ignorée, soit réduite à un chœur ou à la scène de parodie de l’Hélène d’Euripide, éventuellement augmentés de la parabase899. Louis Humbert, pour sa part, conserve la trame de la pièce, en se servant des résumés pour évacuer les passages délicats, ou en recourant à des coupures : ainsi Mnésiloque ne se fait raser que… la barbe900 !

À côté de l’omission, la pratique la plus courante, comme dans le cas précédemment cité, relève de l’excision, qu’il s’agisse de l’amputation – impliquée par le principe même des morceaux choisis –, ou de l’élagage, qui intervient à l’intérieur même des textes retenus901. Ces deux opérations aboutissent à un texte « pur902 », ainsi que l’on qualifie celui du Plutus dans l’édition procurée, en 1817, par Ducasau, et adopté par la Commission de l’Instruction publique903. La version de Ducasau comporte deux coupes d’étendue moyenne, qui touchent la parodie obscène du Cyclope dans la parodos et les allusions à la vénalité des courtisanes et des mignons dans le prologue ; des excisions plus limitées suppriment par exemple l’explicitation du rapport érotique entre la vieille femme et le jeune homme, ou le détail de telle flatulence narrée par Carion904. Le texte

896

Aristophane, Pièces choisies – Extraits, traduction revue et corrigée […] par Louis Humbert, Paris, Garnier Frères, [1895], p. 449. Dans cet ouvrage pour l’enseignement moderne, Lysistrata est rejetée en fin de volume et ne fait pas l’objet, contrairement aux autres pièces, d’une présentation suivie avec résumé des passages non traduits.

897

Isaac Uri, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Pièces choisies, Paris, Hachette, 1895 [traduction Poyard].

898

Georges Ferté, op. cit., p. 6.

899

Bodin et Mazon et Uri omettent la pièce ; Jacquet conserve le chœur (op. cit., p. 76-79 ; Aristophane,

Thesmophories, v.947-1000) ; Poyard, la parodie d’Hélène :, (op. cit., p. 209-217 ; Aristophane, Thesmophories, v. 846-947). Paul Girard ajoute à ces deux extraits la parabase (op. cit., p. 172-187). 900

Louis Humbert, Aristophane, Pièces choisies – Extraits, op. cit., p. 376 (les v. 235 à 248 sont coupés).

901

Rappelons que, dans la terminologie de Gérard Genette, l’amputation désigne une excision (suppression) massive, l’élagage (ou émondage) une excision disséminée (Palimpsestes, op. cit., p. 323- 331).

902

A., « Plutus d'Aristophane, par M. du Casau », La Minerve française, février 1818, p. 28.

903

Aristophane, Plutus, avec un choix de scholies et de notes françaises par A.-J. Ducasau, Paris, Brunot- Labbe, 1817.

904

« classique » se retrouve ainsi quasiment dépourvu de toute notation scatologique, et systématiquement débarrassé de toute référence, allusive ou directe, à la sexualité. La longue présentation par Praxagora à son mari Blépyros de son programme de gouvernement, qui comporte la mise en commun des biens mais aussi celle des femmes, avec un système de priorité pour les moins beaux qui assure à tous satisfaction, est ainsi, en français comme en grec, amputée de son volet sexuel. L’amputation s’étend logiquement aux séquences consacrées à l’assaut du jeune homme en bonne fortune par les trois vieilles femmes qui cherchent à exercer leur droit de préséance905. Les expurgations moins étendues abondent, en particulier dans les passages canoniques dont les « impuretés » sont impitoyablement retranchées. L’inévitable discours du Juste, dans Les Nuées, voit disparaître toutes les allusions aux organes des jeunes gens ou aux comportements aguicheurs qu’ils évitent906. Le vocabulaire érotique est banni : il faut par exemple attendre Bodin et Mazon pour voir apparaître, dans la seconde parabase de La Paix, partout reproduite, le « baiser » (kunw=n) donné à la servante pendant que la femme est au bain907. Toute référence aux comportements amoureux, surtout dans leur variante « grecque », est censurée. Ainsi la parabase des Oiseaux, morceau d’anthologie s’il en est, est-elle partout expurgée, en grec comme en français, des trois vers qui évoquent – qui plus est avec un verbe cru – le pouvoir des offrandes ornithologiques pour soumettre aux amants les beaux garçons rétifs908.

Omniprésents dans les textes scolaires, les procédés de censure par expurgation se retrouvent aussi dans les traductions de morceaux choisis pour le grand public, représentées principalement par les publications d’Eugène Fallex. Normalien et professeur, Fallex se donne pour projet, dans ses traductions en vers, de naturaliser la verve aristophanienne dans le langage littéraire français ; cette entreprise poétique s’accompagne d’une mise en conformité du texte avec les codes éthiques du lectorat bourgeois. Gustave Vapereau, dans L’Année littéraire, donne la clé de cette normalisation, qu’il définit comme une inversion de la proportion du « grossier » et du « noble » par rapport à l’hypotexte : « Dans une traduction par extraits, adressée au public délicat et honnête, la proportion sera changée ; tout ce qu’il y a de noble sera recueilli avec soin, et le grossier même sera de choix909 ». La méthode appliquée par Fallex correspond dans l’ensemble à celle des extraits scolaires, à ceci près qu’elle tolère une petite dose de scatologie910. La seule pièce traduite intégralement est le

905

C’est le cas dans toutes les éditions que nous avons citées, sauf celle de Bodin et Mazon, qui ne reprennent pas la scène. Le texte final omet donc les v. 611-650 et 693-709, puis les vers 877-1111.

906

Aristophane, Nuées, v. 973-980 ; 1014, 1018. Ces vers sont absents de toutes les éditions scolaires citées.

907

Aristophane, Paix, 1138-1139 ; Louis Bodin et Paul Mazon, op. cit., p. 139. Les autres éditions citées élaguent les deux vers.

908

Aristophane, Oiseaux, v. 705-707.

909

Gustave Vapereau, L’Année littéraire, 6e année, 1864, p. 47-48.

910

Ainsi Fallex traduit, onomatopées comprises, les descriptions gastriques de Strepsiade dans Les Nuées (v. 386-391 ; op. cit., t. I, p. 116). En note, p. 232, Fallex « demande grâce pour ce passage, légèrement rabelaisien, par égard pour les mille autres [qu’il a] épargnés au lecteur ».

Plutus, qui subit cependant une expurgation limitée, mais efficace911. L’omission attendue concerne pour reprendre les termes d’un chroniqueur du Temps, « certaine pièce mal famée912 », Lysistrata, dont le traducteur motive l’exclusion par l’impossibilité « d'extraire une seule scène convenable de cette pièce entière, par trop aristophanesque913 ». Pour les autres pièces, Fallex adopte le principe des extraits suivis, maintenant, grâce à des résumés, la continuité de la fable. Les textes choisis recoupent à peu près le canon des anthologies scolaires, et en écartent « scrupuleusement […] l’ordure914 », par amputation ou élagage. Le niveau de tolérance est cependant légèrement relevé, et permet, avec quelque édulcoration supplémentaire, de conserver quelques passages bannis des éditions classiques915. Le lecteur – ou la lectrice – a ainsi une vague notion de la révolution familiale entreprise par Praxagora, de la pudeur des jeunes gens élevés à l’ancienne ou des critiques de Mnésiloque envers les femmes ; on lui évite en revanche l’exposé théorique et la réalisation pratique de la communauté sexuelle, les précisions anatomiques liées aux systèmes éducatifs ou les frasques de ces dames916. Laissant donc deviner l’étrangeté des mœurs athéniennes, les scènes de Fallex restent dans les limites du plus largement admissible. Leur succès – dix éditions ou réimpressions de 1859 à 1873 – tient certes aux qualités littéraires d’une traduction qui satisfait pleinement à l’horizon d’attente poétique de l’époque917, mais aussi à l’accessibilité d’un texte lisible « par tout le monde », auquel on peut accorder sans hésiter le titre d’« Aristophane des familles918 ».

La traduction de Fallex, en combinant expurgation et naturalisation poétique, consacre en réalité doublement la coupure entre une lecture littéraire et grand public de l’œuvre, et une lecture spécialisée. Donnant à son tour une édition bilingue de morceaux choisis à usage scolaire, le professeur propose cette fois-ci une traduction en prose et non en vers, en distinguant deux régimes d’accès au texte aristophanien. L’un, adressé aux hellénistes, considère la traduction en prose comme un appui pour l’interprétation

911

Traduit en 1848 en vue d’une mise en scène, puis édité en 1849, le texte fait l’objet d’une censure plus sévère dans sa réédition à la fin du Théâtre d’Aristophane de 1863. Dans la version de 1848, les v. 302- 315 sont coupés ; les obscénités de détail, par exemple v. 152, 267, 295, très édulcorées (Eugène Fallex,

Plutus ou La Richesse, op. cit., p. 35, 25, 33, 34). Celle de 1863 comporte quelques précautions

supplémentaires, comme l’élagage du passage sur les courtisanes et les mignons : les v. 150-152, traduits en 1849 (p. 25), sont coupés (1863, p. 188).

912

F. T. Perrens, « Bibliographie. Théâtre d'Aristophane, scènes traduites en vers français par Eugène Fallex, professeur au lycée Napoléon ; 2 vol. in 12°, Paris, Durand, 1863 », Le Temps, 3 octobre 1863.

913

Eugène Fallex, Théâtre d’Aristophane, scènes traduites en vers français, deuxième édition considérablement augmentée et suivie de la traduction complète du Plutus, Paris, Auguste Durand, 1863, t. II, p. 265.

914

Gustave Vapereau, op. cit., p. 48.

915

La comparaison avec les Extraits d'Aristophane à usage scolaire du même Fallex (Paris, A. Durand, 1864 pour la première édition), qui comportent rigoureusement les mêmes expurgations que leurs homologues, est à cet égard très instructive.

916

Eugène Fallex, Théâtre d’Aristophane, op. cit., t. II, p. 148 sq., t. I, p. 142-143 et II, p. 52-54, t. I, p. 135-138. (Aristophane, Nuées, loc. cit., Thesmophories, v. 477 sq., Assemblée des femmes, loc. cit.)

917

Vapereau et Perrens (art. cit.) saluent tous deux la réussite formelle de Fallex.

918

du sens ; l’autre, proposé au public non spécialiste, suppose, selon Fallex, le passage par la langue de Molière et des Plaideurs et par le moule de l’alexandrin pour permettre la mise en valeur de la littérarité du texte d’Aristophane919. Malgré une moindre réussite stylistique, l’entreprise d’Amédée Fleury, en transposant à l’œuvre intégrale les principes de traduction de Fallex, vise à la doter tout entière de cette lisibilité donnée par le « mètre » et la « rime920 ». Sa double réédition témoigne que la tentative trouve une certaine audience921.

3.

Les réticences de la traduction

La périphrase est inconnue dans les comédies grecques : on y parle de tout, et tout y est nommé par son nom. Quelle que soit la conscience du traducteur, il est forcé à une infinité de réticences

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