• Aucun résultat trouvé

Les Philosophes de Palissot ou la première résurrection d’Aristophane

PROBLÈMES CLASSIQUES DE LA RÉCEPTION D’ARISTOPHANE

A. ARISTOPHANE ET LA SATIRE PERSONNELLE

2. Les Philosophes de Palissot ou la première résurrection d’Aristophane

Un petit grec singe d’Aristophane, Veut l’imiter dans ses emportemens : Le Roquet mord, et de sa dent profane Va déchirant et sages et sçavans.

Épigramme manuscrite125

En 1760, un scandale théâtral et littéraire a donné une actualité inconnue jusque-là à la comédie d’Aristophane, ancrant pour longtemps sa réception dans Les Nuées, et liant, pour plus longtemps encore, le nom du poète à la satire dramatique personnelle, ou, comme on le dira un peu plus tard, à la question des personnalités au théâtre. Plus d’un siècle après, dans une étude de 1885 intitulée La Comédie satirique au XVIIIe siècle, au sous-titre évocateur d’Histoire de la société française par l'allusion, la personnalité et la satire au théâtre, Gustave Desnoiresterres y réfère encore comme à un épisode fondateur :

Nous sommes arrivés à cette époque d’antagonisme aigu, où la lutte à mort entre les philosophes et le clergé ne cessera plus. Le théâtre aristophanesque va apparaître et s’acclimater avec une audace, un mépris des convenances, qui sera un signe du temps : on ne se respectera plus. […] L’heure a sonné où le fiel va déborder, où l’on appellera un chat un chat, et Fréron un fripon126.

déjà qu’« un Satirique, qui attente à l’honneur de ses ennemis par ses Libelles, attenteroit à leur vie par le fer ou le poison, s’il en avoit les mêmes commodités ».

123

Jean-François Marmontel, « Satyre », in Supplément à L’Encyclopédie, t. IV, Amsterdam, M. M. Rey, 1777, p. 744.

124

« Molière s’est permis une fois la satyre personnelle dans la scène de Trissotin, mais sur un simple ridicule ; et encore est-il bon de savoir que l’idée de cette scene lui fut donnée par Despréaux. Depuis, on a voulu se permettre, avec l’impudence d’Aristophane, & sans aucun de ses talens, la satyre personnelle & calomnieuse sur le théâtre françois ; & un opprobre ineffaçable a été la peine du calomniateur. » (Ibid.)

125

Annotations manuscrites portées sur l’avant-dernière page de l’exemplaire des Philosophes de Palissot reproduite par la Bibliothèque numérique de la BNF (Paris, Duchesne, 1760, NUMM- 71017, Gallica).

126

Gustave Desnoiresterres, La Comédie satirique au XVIIIe siècle. Histoire de la société française par l'allusion, la personnalité et la satire au théâtre, Paris, Émile Perrin, 1885, p. 122-123.

Quoique Desnoiresterres fasse allusion à l’Écossaise de Voltaire, où son ennemi Fréron est directement représenté127, l’Aristophane de 1760 n’est pas un sectateur des philosophes, mais, comme la fortune des Nuées pouvait le laisser attendre, leur adversaire déclaré : Charles Palissot de Montenoy, dont la pièce des Philosophes, représentée sur le Théâtre français le 2 mai, donnera lieu, selon l’expression de Daniel Delafarge, à « la bataille du siècle128 ». Le scandale des Philosophes est resté célèbre. Ce que les annales en ont moins retenu, c’est à quel point Aristophane en a été un acteur central129. On en parle jusque sur le théâtre de l’Opéra-comique de la Foire Saint- Laurent, dans un vaudeville d’Anseaume et Favart, où les Ariettes et les Vaudevilles, en procès, se retrouvent au bas du Mont-Parnasse ; le Président fait alors appeler les causes qui sont de son ressort :

LE GREFFIER

Socrate & les Philosophes d’une part ; Aristophane & son imitateur, d’autre part.

LE PRÉSIDENT

Air : Tout roule aujourd’hui dans le monde Socrate, malgré les huées

De tout le peuple Athénien, S'est mis au dessus des nuées De l'Aristophane ancien ;

Nous, quelque succès dont se flatte L'Auteur moderne tant loué, Nous donnons le pas à Socrate Sur le Censeur qui l'a joué130.

Le théâtre de la Foire se fait ainsi l’écho d’un revival des Nuées, dans la version d’Élien. Et il n’est pas le seul. Trois ans plus tard, Palissot revient sur l’épisode :

Dans le cours des représentations de la Comédie des Philosophes, le Public fut inondé d’un déluge de Calomnies, de Gravures satyriques, de Libelles, qui tous se réunissaient à donner à l’Auteur le nom d’Aristophane. […]

Toutes les têtes s’étaient tellement échauffées sur cette comparaison, que peut-être, dans le temps même de la Comédie des Nuées, on ne répéta pas plus souvent dans Athenes, le nom du Poëte & du Philosophe. Vers, prose, couplets chantés en plein

127

Sur L’Écossaise, cf. infra.

128 Daniel Delafarge, La Vie et L'Œuvre de Palissot, Paris, Hachette, 1912, p. 171. 129

Dans son étude de 1912, Delafarge se fait encore largement l’écho de la réception « aristophanesque » de la pièce de Palissot. Il y voit la première tentative d’adapter l’esprit de la satire sociale du comique grec au théâtre national français : « C’était quelque chose, assurément, que d’avoir, en plein dix-huitième siècle, tenté une satire dramatique à la façon d’Aristophane […] » (p. 169). En revanche, la notice et les notes de Jacques Truchet pour l’édition des Philosophes dans la Pléiade (Théâtre du XVIIIe siècle, t. 2,

1974) n’en soufflent pas un mot. Olivier Ferret, dans sa réédition récente, revient plusieurs fois sur la comparaison (Palissot, La comédie des Philosophes et autres textes, réunis, présentés et annotés par Olivier Ferret, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2002, p. 12, 89).

130

[Louis Anseaume et Charles-Simon Favart], Le Procès des ariettes et des vaudevilles, pièce en un acte, Paris, Duchesne, 1760 [Opéra-Comique de la Foire S. Laurent, le 28 juin 1760], p. 19.

Théâtre, tout se rapportait à cette idée, & on formerait un très-gros volume de tout ce qui parut alors en ce genre. Cette manie dura près de deux ans131.

Quoique ironique, ce récit exagère à peine la réalité. Le volumineux dossier des Philosophes132 est presque d’abord un dossier Aristophane et constitue le premier exemple français de recontextualisation polémique du poète grec, dont les lectures reflètent généralement les prises de positions idéologiques, pro ou anti-philosophiques, de leurs auteurs133. Palissot continue précisément dans ce sens :

Il faut convenir qu’en même temps, on représentait Aristophane comme le scandale de la Littérature, & le génie le plus pervers qui eût jamais existé. Nos Érudits ignorants faisaient des brochures exprès pour le prouver, dans lesquelles ils confondaient tous les événemens, toutes les dates, falsifiaient tous les passages, comme si chaque injure dite à Aristophane, devenait un nouveau sujet de confusion pour M. Palissot134.

C’est donc à une lecture parodique135 qu’il nous invite, dans laquelle l’histoire des Nuées fonctionnerait comme une fiction allégorique dont les personnages et les épisodes seraient autant de clés contemporaines à décrypter. Ce texte, qui dénonce la manipulation polémique de l’exemple aristophanien, appartient d’ailleurs à l’avant- propos de trois « dialogues historiques et critiques », dont les deux premiers font parler, dans l’ordre, Socrate avec Érasme puis le Père Brumoy avec Aristophane, lequel bien entendu rétablit la vérité et justifie par là-même son continuateur Palissot.

Outline

Documents relatifs