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a) La mort de Socrate ou l’évangile de la comédie moderne

Ô ! Mon cher Antipe, ces nüées, ces maudites nüées, et leur succès qui décéle si crüellement pour les Athéniens, leur ingratitude, et leur perversité, ne peuvent s'effacer de ma mémoire !

Crébillon fils, Lettres athéniennes extraites du porte-feuille d'Alcibiade, 1771

La critique d’une dramaturgie des personnalités considérée comme un anti-modèle de la véritable comédie, fondée historiquement sur la généralité et le caractère fictif des personnages, trouve son expression la plus synthétique dans le long discours publié peu après la première des Philosophes par l’abbé Coyer. Or c’est la figure de Socrate qui en constitue le pivot. Outre qu’elle permet, comme on l’a dit, à la fois une lecture historique et une lecture allégorique, elle préside à une réécriture symbolique dans laquelle Les Nuées deviennent le centre d’un récit fondateur qui fonctionne comme une version mythique de l’interdiction de la comédie personnelle, en désignant au bout du compte l’arrière-plan moral et religieux.

Tout le discours est placé sous le signe d’un intérêt supérieur, celui de l’argument éthique, ou, pour employer les termes de Coyer, de l’« honnêteté publique220 ». La

218

Charles Palissot de Montenoy, « Dialogues historiques et critiques », troisième dialogue, op. cit., p. 192.

219

Ibid., p. 198.

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position de l’abbé est radicale, qui assimile toute référence à des personnes réelles à une personnalité, autrement dit à une diffamation : « dans la Piéce [sic] des Philosophes, des personnes ont été jouées ; & c’est convenir que l’honnêteté publique a souffert221 » , écrit-il dans son exorde. Or cette offense à l’honnêteté publique, restreinte, dans le cas de l’imprimé, par la barrière de la lecture, ne connaît plus de bornes avec la représentation que tout le monde peut « entendre » : « La diffamation sur le Théâtre est la plus publique, la plus grande & la plus criminelle de toutes222. »

C’est précisément cette thèse du « danger de jouer les Personnes223 » que développe, sous une forme exemplaire, la longue narration qui occupe la majeure partie du discours, et nous conduit des origines de la comédie grecque à l’interdiction des personnalités, acte fondateur de la naissance de la véritable comédie. L’évolution de la comédie athénienne y devient un défilé narrativisé dont le protagoniste est Aristophane dans le rôle du diffamateur, les spectateurs – se muant parfois en acteurs – les Athéniens, et les autres personnages une galerie de célébrités diffamées, parmi lesquelles Socrate, dans le rôle de la victime expiatoire. Au mépris de toute chronologie réelle, mêlant les personnages représentés dans les comédies aux allusions nominales, Coyer fait de l’histoire de l’œuvre aristophanienne une sorte de catalogue raisonné, d’onomasticon aristophaneum narrativisé, commençant par Eschyle, Sophocle et Euripide – brocardés par jalousie à cause de leur mépris pour la comédie – insistant sur Socrate et Cléon, et s’achevant par des noms de divinités. La chronologie effective des œuvres y est remplacée une gradation thématique dont la dimension polémique est bien résumée par l’avertissement suivant :

Aristophane, avant que de traiter cavalierement les Magistrats, les Généraux, les Archontes & les Dieux, avoit joué les Gens de Lettres224.

Le premier groupe de victimes est donc constitué par un catalogue des littérateurs cités ou attaqués par le poète, au prix d’ailleurs d’une confusion entre le stratège représenté sous les traits d’un serviteur de Démos dans les Chevaliers et le grand orateur homonyme : « il prenoit pour ses bouffons tantôt des Poëtes tragiques, tantôt des Orateurs, tantôt des Philosophes, sans épargner ni Euripide, ni Démosthène, ni Socrate, les lumières de la Grèce […]225. » Le triomphe des Nuées donne alors le coup d’envoi d’une diffamation généralisée, touchant tous les corps de la société :

Enyvré d’un succès si éclatant, il chercha de nouveaux triomphes : il jetta les yeux sur tous les personnages qui pouvoient amuser la ville226.

221 Ibidem, p. 7-8. 222 Ibid., p. 78. 223 Ibid., p. 84. 224 Ibid., p. 80. 225 Ibid., p. 46. 226 Ibid., p. 51.

Coyer fait alors défiler, dans un ordre croissant de respectabilité sociale, des personnalités en vue, puis des magistrats, des hommes politiques, et enfin des prêtres et des dieux. La progression se caractérise par une gradation catastrophiste que marquent des formules symétriques de plus en plus inquiétantes :

Après de tels préludes, on devoit s’attendre à tout. […]

Jusques-là ce n’étoit que des Particuliers qu’Aristophane jouoit. Les personnages publics eurent leur tour. […]

Dès ce moment, il n’y eut plus rien de sacré pour lui227.

La plupart des épisodes sont construits sur le même schéma : ils commencent par un portrait du personnage, et s’achèvent par le traitement que leur réserve le poète. Or, curieusement, à quelques exceptions près, dont celle de Socrate, le portrait n’est souvent rien d’autre qu’une objectivation des traits disséminés dans les textes d’Aristophane. Ainsi le portrait de Cléon n’est-il guère qu’un collage de paraphrases sérieuses des Acharniens et des Chevaliers :

Il avoit reçu cinq talens de certains insulaires, pour engager la République à diminuer leur tribut annuel. Il détournoit à son profit les deniers de la guerre. […] Les Chevaliers l’accusoient même d’avoir volé une belle action qui n’étoit pas à lui. […] Il berçoit [le peuple] d’Oracles prétendus ; il lui marquoit de grands égards ; il lui faisoit des largesses […]228.

L’intervention aristophanienne, deuxième moment de l’épisode, est donc lue comme une amplification bouffonne du substrat sérieux dégagé par Coyer :

Tout fut parodié avec charge dans le Général Athénien ; sa voix un peu rauque, son ton, son air, ses gestes, sa démarche. Tout fut envenimé, sa popularité, son élévation, son administration dans le thrésor de l’Armée, son amour pour les présens, ses actions, sa valeur229.

Curieuse conception de la diffamation, qui reposerait sur des faits avérés ! Le « venin » proviendrait-il de la déformation parodique ? À lire tel étrange passage, il semblerait en fait que le scandale peut se borner à la seule publication de faits déjà connus de tous ; la critique circulaire de Coyer, reconstituant à partir des allégations aristophaniennes une réalité effective pour lui comparer ensuite le traitement auquel la soumet Aristophane, ou, pour le dire autrement, lisant d’abord le texte comme un document historique plausible puis comme une satire, repose sur une lecture fondamentalement réaliste du poète grec. Car Aristophane, au fond, ne fait que désigner

227 Ibid., pp. 52, 56, 64. 228 Ibid., p. 62-63. 229 Ibid., p. 63-64.

des réalités. Ses « pièces féminines230 » en sont la preuve, dans lesquelles, si l’on suit Coyer, le poète vise une collectivité et non plus des personnalités :

Il y avoit dans Athènes, durant la longue guerre du Péloponnèse, des femmes qui cherchoient à se consoler de l’absence de leurs maris, des femmes stériles qui supposoient des enfans : d’autres qui avoient mal pris leur tems pour être fécondes, & qui supprimoient leur fruit : d’autres qui trafiquoient de leurs charmes, avec ceux qui gouvernoient. Il y avoit aussi des empoisonneuses, des Phédres, & des sacrilèges, qui voyoient leurs amans déguisés en femmes dans les mystères même de Cérès. Toutes ces femmes du haut parage n’étoient que soupçonnées. Le Poëte les désigna. Il les passa toutes en bloc au gros sas de la Satyre231.

Nul besoin d’insister sur la myopie d’un lecteur qui prend les grivoiseries de Lysistrata, les subterfuges de telle de ses conjurées232 ou les accusations bouffonnes de Mnésiloque travesti dans les Thesmophories233 pour une peinture de mœurs. On ne saurait pourtant employer formules plus constatives. Le scandale aristophanien semble donc n’avoir rien à voir, dans cette perspective, avec la diffamation, à moins de prendre le mot dans son sens étymologique et d’y entendre l’énonciation publique d’un blâme, qu’il repose ou non sur une réalité. C’est l’acte de désignation théâtrale, tout à la fois nomination et monstration, qui suffit à le constituer.

Du coup, la question, qui échappait déjà à l’éthique (ou plus exactement à la distinction entre vrai et faux), pousse l’esthétique jusqu’aux frontières du religieux. Tout se passe comme s’il y avait scandale à désigner le réel. C’est ici que l’on retrouve Socrate. Les personnalités, et jusqu’aux sujets réels, finissent par être assimilés par Coyer à un véritable sacrilège, renvoyant au fond, par delà l’antiquité grecque, à un interdit primordial [semblable au tabou biblique de la représentation des créatures]. La version que donne le discours du passage à la comédie nouvelle, amalgamant diverses sources antiques, relève d’une dramaturgie du sacrifice quasi christique. L’acmè de la première partie du récit est constituée par l’évocation, tirée d’Élien, de la représentation des Nuées, avec le face à face entre la créature et son double bouffon :

Socrate appaisa le tumulte en se tenant debout, tandis que le Socrate du Théâtre, avec un habit semblable au sien, & un masque qui lui ressembloit parfaitement, le balotoit & le bernoit234.

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Nous employons cette expression, qui désigne les trois pièces(Lysistrata, Les Thesmophories,

L’Assemblée des femmes) dont les protagonistes sont des femmes les chœurs – en partie du moins – sont

féminins, à Jean-Claude Carrière (Le Carnaval et la Politique, une introduction à la comédie grecque

suivie d’un choix de fragments, Besançon, Annales littéraires de l’université de Besançon, Paris, Les

Belles-Lettres, 1979, rééd. 1983, p. 67).

231

[Gabriel-François Coyer], op. cit., p. 52-53.

232

Qui feint une grossesse subite pour échapper à la surveillance de Lysistrata et pouvoir rejoindre son mari (Lysistrata, v. 742 sq.).

233

Aristophane, Thesmophories, v. 471-519 ; 555-565 et passim

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Le dernier trait, « le plus sanglant de tous », réservé par Aristophane à Socrate est cette accusation d’athéisme qui lui vaudra le procès que l’on sait. Puis Coyer déroule la liste des victimes de l’audace du poète, la terminant, on l’a vu, par les prêtres et la religion. Seul frein à cette hybris destructrice, une ultime péripétie, c’est-à-dire, pour parler comme Aristote, une catastrophe :

Il falloit quelqu’événement extraordinaire : quelque grande catastrophe, pour arrêter ce torrent de licence dans une République où la liberté & l’envie de rire autorisoient tout […].

La catastrophe arriva sous l’Archonte Lachès. Aristophane, en jouant Socrate, n’avoit peut-être pas eu l’intention de le dévouer à la mort. Mais Anytus, Mélitus & Lycon, […] reprirent tous les traits de la Piéce qui noircissoient Socrate. Le Peuple même en avoit retenu plusieurs. […] & il but la ciguë235.

Le dénouement proprement dit intervient après la catastrophe ; Coyer y fusionne le récit des réactions à la mort de Socrate par Diogène Laërce236 et celui du passage de l’ancienne à la nouvelle comédie. Le symbole même du funeste danger des personnalités devient ainsi la cause directe de leur interdiction ; or celle-ci procède, dans le récit, d’une réaction collective à ce qu’on peut presque appeler un déicide :

Chacun sait les suites de cette mort ; le repentir subit & général de tous les Ordres : la Statue élevée à Socrate de la main du célèbre Lysippe, le SOCRATEION, Chapelle qui lui fut dédiée comme à un demi-Dieu, la vengeance qu’on tira de ses accusateurs, & l’horreur universelle pour tous ceux qui avoient trempé dans le crime. On leur refusait le feu, les bains publics, & toute réponse aux questions qu’ils faisoient ; ce qui les jetta dans un tel désespoir, que plusieurs se firent mourir237.

[…]

Parmi les conséquences de cette pénitence collective, figurent les deux décrets censés avoir mené la comédie de la satire personnelle à la pure fiction.

La Comédie même devint odieuse aux Athéniens : confondant l’abus avec la chose, ils crioient qu’il fallait la proscrire comme une peste qui infectoit la République […]. Les Magistrats persuadés que les Citoyens regretteroient bientôt ce qu’ils proscrivoient dans le premier accès de leur douleur, pensèrent à refréner la Comédie sans la détruire. Ils auroient été bien plus sages, si, pour cette police, il n’eussent pas attendu le plus grand crime qu’Athènes eût jamais commis.

Une loi défendit d’abord de nommer personne sur le Théâtre : mais la malignité poëtique trouva bientôt le secret d’éluder la loi. Elle traça des caractères vrais & reconnoissables. Quand les Portraits ressemblent parfaitement, on ne s’avise gueres d’y afficher le nom.

Nouvelles clameurs de la part des personnes attaquées.

Les Magistrats trompés dans leur attente, firent un autre pas plus décisif. Ils avoient défendu les vrais noms. Ils défendirent encore les Sujets véritables, & l’attirail d’un

235

Ibid., p. 68-70. Coyer suit ici les conclusions relativement modérées de Brumoy.

236

Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, livre II. Une seconde traduction française en avait été donnée en 1668 par Gilles Boileau (De la vie des philosophes, Paris, s.n.). La version de Coyer dramatise nettement la chronique de l’historien antique.

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cœur trop médisant ; de manière que les Poëtes se virent réduits à la nécessité de produire sur la Scène des Sujets & des noms de pure invention.

Ce fut alors que la Comédie devint un miroir agréable & innocent de la vie humaine […]238.

L’épisode de la comédie moyenne se présente ici, selon une version répandue à l’époque classique et chez d’Aubignac en particulier, comme une sorte d’intermédiaire entre les personnalités directes de l’ancienne et la pure fictivité de la nouvelle ; la « vérité » des sujets y entraîne facilement le caractère reconnaissable des personnes. La comédie réformée se définit donc par son absence de lien iconique avec le réel, qu’elle interdit de reconnaître. Coyer cite d’ailleurs Boileau :

Et mille fois un Fat, finement exprimé, Méconnut le Portrait sur lui-même formé239.

Mais là où un d’Aubignac, qui fait la même lecture du passage de l’ancienne à la nouvelle comédie, gardait une approche purement esthétique240, Coyer met en avant, religieusement, une « innocence » qui désigne a contrario la nocivité des deux formes réalistes antérieures, dont le péché originel aboutit, dans son récit, à un crime qui est aussi une rédemption. Or la loi qui sauve la comédie et lui restitue son innocence – tel est sans doute l’archétype sacré qui court en filigrane dans ce texte – peut se lire comme une version renouvelée d’une autre loi, dictée à Moïse sur le mont Sinaï, et qui proscrivait les images sculptées d’un dieu et de ses créatures, dieu que par ailleurs elle interdisait de nommer.

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