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a) Les lois de la fiction comique

Si l’universalisme classique explique cette méfiance envers le contingent et le transitoire, le refus des portraits touche plus profondément à la sauvegarde du statut même de la comédie comme œuvre. Comble de la référentialité satirique, les personnalités aristophaniennes, en ce qu’elles touchent à la qualité fictive même des personnages déniée jusque dans leurs noms, transgressent le contrat fictionnel en opérant un effet de métalepse. La perturbation radicale que subit alors l’énonciation théâtrale, troublant l’homogénéité de l’univers purement vraisemblable de la comédie, met en péril l’illusion qui la maintient comme monde imité. Tel est le sens profond de l’obsession avec laquelle un d’Aubignac insiste sur la nécessaire séparation de la fiction et de la représentation, dans le premier livre de La Pratique du théâtre.

Le précepte infrangible que d’Aubignac veut démontrer, avec son radicalisme coutumier, dans le chapitre sept, est en effet « qu'il ne faut jamais méler ensemble ce qui concerne la representation d'un poëme avec l'action véritable de l'histoire representée358 ». C’est tout d’abord la coupure entre fiction et performance théâtrales que vise cette défense. La « verité de l'action theatrale » désigne en effet « l'histoire du poëme dramatique, entant [sic] qu'elle est considerée comme veritable, et que toutes les choses qui s'y passent sont regardées comme estant veritablement arrivées, ou ayant deu arriver359 ». L’histoire de Cinna, considérée selon la vraisemblance, constitue ainsi la vérité de l’action de la tragédie de Corneille, tandis que les décors, la qualité du jeu de Floridor, etc., relèvent de la représentation. Le mélange des deux dimensions consisterait par exemple dans le fait que Floridor, jouant Cinna, fasse référence à ses propres affaires, ou qu'« en recitant la harangue de Cinna aux conjurez, il adressast sa parole et ses réflexions aux parisiens qui l'écoutent360 ». Mais progressivement, la « représentation » se met à inclure son destinataire et à désigner par extension l’univers des spectateurs : un Floridor mêlant représentation et vérité de l’action ferait ainsi, « en

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François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, op. cit., p. 45.

359

Ibid., p. 43.

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examinant la hayne et la fierté d'Émilie, […] quelque rapport avec la douceur de nos dames361 ». La méprise énonciative tourne donc à la confusion anachronique des mondes, et l’on « ne souffriroit pas » que l’acteur « confondist la ville de Rome avec celle de Paris, des actions si éloignées avec nos advantures presentes362 ». Mais ce n’est pas tant le respect de la distance historique qui est en cause, que l’imperméabilité de la frontière entre les univers de la fable et de la représentation. Car le pire exemple de confusion, selon d’Aubignac, est précisément la comédie ancienne :

En ce temps la representation étoit fort meslée avec la verité de l'action, elles estoient presque une mesme chose : car ce qu'on disoit contre le Socrate representé, s’addressoit au Socrate veritable, qui estoit présent. Il ne faut que lire les premieres comedies d’Aristophane, et vous verrez qu'il confond les interests des acteurs avec ceux des spectateurs, mesme l'histoire representée avec les affaires publiques, qu'il fonde les railleries de son theatre sur la vie de ceux qu’il veut dechirer363.

L’exemple des Nuées est emblématique. Le « Socrate véritable » est celui qui est dans les gradins, non celui qui est représenté. Jouée devant le « véritable » Socrate et adressée à lui, l’« action véritable » ne peut plus passer que pour imposture. La fiction dramatique ne peut plus se donner pour vérité à partir du moment où elle fait face à son modèle. Tout le processus mimétique fondé sur la vraisemblance s’écroule. Dans les personnalités de la comédie ancienne, la salle fait irruption sur la scène et toute frontière est abolie entre l’univers de la fable et celui de ses destinataires.

L’avènement de la nouvelle comédie n’intervient donc qu’une fois les poètes réduits « à la necessité d’inventer non seulement les noms, mais aussi les avantures de leur theatre364 » ; ce nouvel âge de l’invention voit l’instauration d’une coupure principielle entre le monde de la diégèse et celui des spectateurs :

Alors la representation en fut entierement separée, et tout ce qui se faisoit sur le theatre, estoit considéré comme une histoire veritable, à laquelle ny la republique, ny les spectateurs n’avoient aucune part. On choisissoit des avantures que l’on supposoit estre arrivées dans des pays fort éloignés, avec lesquels la ville, où se faisoit la representation, n’avoit rien de commun. On prenoit un temps auquel les spectateurs n’avoient pû estre, les personnages ne prenoient aucun interest dans les affaires de ceux qui les venoient voir, ny dans la societé publique, et paroissoient agir seulement par la consideration des choses dont le theatre portoit l’image. Ainsi l’action theatrale et la representation n’estoient plus confondues, parce qu’elles n’avoient plus rien de commun365.

Ce déplacement spatio-temporel romanesque de la comédie nouvelle, tel que d’Aubignac peut le retrouver chez un Térence, ne fait que pousser à l’extrême le rapport 361 Ibid. 362 Ibid. 363 Ibid., p. 46. 364 Ibid., p. 47. 365 Ibid., p. 47-48.

à la référence d’une fiction comique qui se veut la « peinture et imitation de la vie commune366 ». La mimesis comique se fonde sur la séparation, et la visée référentielle de la satire, que la comédie personnelle d’Aristophane porte à son comble, porte avec elle la menace d’une transgression. Privée par définition de la distance historique qu’induit l’antériorité de la fable tragique, et qui distingue la Rome de Cinna du Paris de 1657, la comédie ne tient sa loi mimétique que de la stricte autonomie référentielle de sa fiction.

Or l’historiographie antique de la comédie grecque vient au secours de la théorie pour faire intervenir, dans la fondation de cette autonomie, un dispositif légal. On se souvient qu’un Frischlin, à la suite d’Horace et de nombreux grammairiens grecs, attribue à un décret athénien l’interdiction des attaques nominatives et le passage progressif, après l’intermède d’une moyenne comédie parodique, à la nouvelle comédie dont les personnages relèvent de la fiction. La critique classique opte précisément pour une autre interprétation de la moyenne comédie, qui en fait un avatar déguisé de l’ancienne. Si le traité de Platonios et les biographes anciens définissent en effet la comédie moyenne comme une parodie des Tragiques et d’Homère, en revanche, selon la version la plus répandue dans les textes grecs qui nous sont parvenus, cette forme intermédiaire continue de railler les personnalités officielles, sous une forme non plus nominative mais allusive et allégorique. C’est cette version que retient unanimement l’époque classique ; parallèlement, elle fait presque systématiquement référence à un second décret redoublant le premier en interdisant le recours à l’allusion. Or la tradition antique est muette, ou peu s’en faut, sur cette seconde interdiction visant les attaques « énigmatiques367 ».

Le choix historique des critiques classiques vise en fait à établir une généalogie poétique de la comédie comme genre qui établisse progressivement son autonomie référentielle et lui attribue, grâce à des impositions légales qui fonctionnent comme des règles, un statut purement fictif. La première étape, celle de la comédie ancienne, se présente comme le degré zéro de la fiction : « tout, écrit Adrien Baillet, y étoit véritable & réel, tant les sujets que les personnes qui y étoient représentées par les noms & les qualités qui servoient à les faire connoître dans le monde », et les poètes « ne feignoient

366

Ibid., p. 46.

367

On la trouve chez un scholiaste de Denys de Thrace (voir Fr. Dübner, Scholia in Aristophanem,

op. cit., « Prolegomena de comœdia », IXb, p. XXI, 60-64). Les deux seuls textes référant à des décrets

précis sont des scholies des Acharniens (v. 67) et des Oiseaux (v. 1297). Il semble en ressortir qu’un premier décret, de 440/439, aboli trois ans plus tard, interdit de ridiculiser sur scène, et que vers 415 le décret de Syracosios interdit aux Comiques de « jouer les gens nommément » (mh\ kwmw|dei=sqai o)nomasti\ tina/, schol. Oiseaux, v. 1297). La portée de ce dernier décret, longtemps très discutée, est généralement relativisée au XXe siècle. Cf. par exemple Maurice Croiset, Histoire de la Littérature

grecque, troisième édition, t. III, 1913, p. 483-484 et 617-618, ou Jean-Claude Carrière, Le Carnaval et la Politique, op. cit., p. 43-46.

rien368 ». La comédie moyenne est une version mixte, dans lesquels ils « prenoient des sujets réels, c’est-à-dire, quelques faits véritablement arrivés & connus souvent du Public, mais les personnes étoient feintes, c’est-à-dire que les Auteurs véritables de ces faits étoient joués sous des personnages inventés369 ». Les poètes de la nouvelle comédie, enfin, « feignoient toute choses370 ». Les deux « révolutions371 » sont donc généralement attribuées à des restrictions légales, la première interdisant les noms réels, la seconde y ajoutant les « actions » (d’Aubignac), les « sujets véritables » (Coyer), « les actions vraies ou connues » (La Harpe)372. Dans la version de Marmontel, qui correspond davantage au texte ancien qui y fait référence, le deuxième décret bannit « toute imitation personnelle », mais aboutit tout de même à borner la comédie « à la peinture générale des mœurs373 ». Mais cette version s’explique aussi par une interprétation totalement satirique de la moyenne comédie, dans laquelle « la ressemblance des masques, des vêtemens, de l'action, désignerent si bien les personnages, qu'on les nommoit en les voyant374 ». Ce qui permet de dire que « la comédie nouvelle cessa d’être une satyre375 ».

De fait, la fondation de la nouvelle comédie obéit à trois critères équivalents, dont Ménandre devient l’emblème et qui définissent le genre comme imitation : autonomie de la fiction, disparition du caractère satirique, généralité. Or l’équivalence de ces trois termes n’a rien d’historique, et participe d’une reconstitution a posteriori sur la base d’une esthétique propre à l’âge classique. À bien lire les textes grecs, il n’est dit nulle part que la nouvelle comédie relève du général à l’exclusion des deux formes qui l’ont précédée, et encore moins qu’elle est la seule à relever de la mimesis poétique. Le Tractatus Coislinianus, continuation tardive et schématique de la Poétique consacrée à la comédie, la définit comme « imitation (mimesis) d’une action comique et dépourvue de grandeur376 », et inclut l’ancienne comme la nouvelle comédies dans sa typologie. C’est en fait sur une interprétation orientée d’Aristote, confondant généralité et fiction et assimilant abusivement l’iambe à la satire, que se fonde la forclusion d’Aristophane.

368

Adrien Baillet, Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs, op. cit., t. III, s.v. « Aristophane », p. 130. 369 Ibid. 370 Ibid. 371

Jean-François Marmontel, Poétique françoise, op. cit., p. 380.

372

D’Aubignac, La Pratique du théâtre, op. cit., p. 47 ; Coyer, Discours sur la Satyre contre les

Philosophes, loc. cit. ; La Harpe, op. cit., t. 2, p. 2. 373

Jean-François Marmontel, op. cit., p. 386.

374

Ibid., p. 382

375

Ibid., p. 386.

376

Fr. Dübner, Scholia in Aristophanem, op. cit., « Prolegomena de comœdia », Xd, p. XXVI (« Kwmw|di/a e)sti\ mi/mhsij pra/cewj geloi/ou kai\ a)moi/rou mege/qouj »). Sur ce texte, parfois considéré comme un résumé de la deuxième partie, perdue, de la Poétique d’Aristote, cf. Aristote, Poetics I (with)

the Tractatus Coislinianus […], transl. with notes by Richard Janko, Indianapolis, Hackett, 1987. Cf.

aussi la bibliographie d’Omert J. Schrier, The ‘Poetics’ of Aristotle and the ‘Tractatus Coislinianus’ : a

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