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b) Lemercier éclairé par Grandville : une esthétique intermédiale

Une des vingt-quatre doubles planches de l’« association mensuelle lithographique », dont la vente servait le plus souvent à financer le paiement des amendes auxquelles était astreint le Charivari, éclaire remarquablement l’esthétique caricaturale à l’œuvre dans la Suite de la Panhypocrisiade. Signée Grandville et Desperet, publiée en 1833, elle célèbre, trois ans après, la mémoire des journées de Juillet 1830 sous la forme allégorique et grotesque d’une parodie de tournoi médiéval511.

La différence temporelle fondamentale entre la gravure, dont le caractère tabulaire induit une vision synoptique immédiate, et le poème qui se saisit dans la linéarité d’une lecture, est réduite dans la Suite par la théâtralisation du récit, ou plus exactement par la narrativisation de la forme dialoguée. La fiction du spectacle infernal, en alternant le récit et le dialogue, permet de mettre en avant le caractère visuel des apparitions scéniques, que prend en charge un discours descriptif et non, comme dans un texte dramatique, les prescriptions des didascalies. De nombreux intermèdes non dialogués visent ainsi à l’hypotypose et présentent un tableau explicité, comme dans la caricature, par une légende :

Cette farce hideuse en ses progrès s’anime : Son jeu sans dialogue éclate en pantomime. On y voit Tigrispierre, inquiet de ses droits, Les faire confirmer sur un autel de bois, Grossier échafaudage, où sa folle rentière, Le nommant curateur de sa fortune entière, S’engage par serment envers ce régisseur À ne plus retourner vers son prédécesseur512.

La spectacularité de l’ensemble, sans cesse rappelée par tout un lexique théâtral (planches, tréteaux, acteurs, bateleurs…) est fréquemment thématisée par la référence à des formes paradramatiques. Les conquêtes et le couronnement de Fusillaron défilent ainsi sous les yeux de Lutessote au moyen d’une lanterne magique, accompagnées du commentaire choral de l’écrivain officiel :

Tel du chœur de Thespis un coryphée acteur, Tel Plumebec, héraut du fier opérateur,

Explique à Lutessote, en un grossier programme, Et les gestes du mime et les masques du drame513.

511

[Jean-Ignace-Isidore Gérard, dit] Grandville, et Desperet, Comme quoi le grand Chevalier du soleil de

Juillet défit en un combat singulier le Chevalier de la triste Figure qui voulait lui ravir sa liberté, 12e

dessin de l’association mensuelle, juillet 1832. Cf. annexe iconographique, fig. 1.

512

Ibid., chant XVIIe, p. 25-26.

513

Une autre machine à illusions médiatise le mariage impérial, présenté par le même maître de cérémonie, doté cette fois d’un instrument à vent :

Bientôt, nouveau spectacle, ô ! mère des badauds ! Du grand cosmorama redresse les tréteaux : Sa cornemuse en main, de ton prince empyrique Plumebec vient rouvrir le théâtre mimique, Et tes pantins royaux sont prêts à se mouvoir514.

La spectacularisation à l’œuvre dans la « comédie épique » de Lemercier se retrouve dans la forte théâtralisation de la planche de Grandville. Le combat est un spectacle donné devant l’Hôtel de ville, aussi central que l’est, dans le texte, le logis de Lutessote. La joute, saisie à son moment décisif, oppose, dans une arène de bois, un pauvre hère montant un lion à cru, à un gros bonhomme en uniforme, avec casque et écu, juché sur un coq sellé. De tous côtés, des spectateurs : un peuple peu différencié autour des barrières, deux « factions » dans les loges latérales, idéologiquement opposées par des oriflammes, et placées chacune du côté de leur champion. Face au spectateur réel, et positionnés tout aussi clairement, dûment munis de leur instrument de héraut, les groupes de « Plumebec » alliés à l’un ou l’autre des deux camps. Le sens général de la scène est donné par la légende, qui permet d’identifier le vainqueur comme personnification des révolutionnaires de Juillet et caractérise négativement le perdant, que l’inscription « charte » lisible sur sa large ceinture laissait reconnaître, comme « Chevalier de la triste Figure ». Mais la légende, elle-même allégorique, n’assure qu’une explicitation minimale. Ce sont la plupart du temps les attributs qui identifient les personnages et assurent la compréhension allégorique. La caractérisation des hérauts mêle à saturation les deux registres : leur identité nominative est donnée, sur leur costume, par les titres écrits des journaux qu’ils représentent, leur fonction idéologique par une série d’attributs conventionnels.

Plus que l’action, immédiatement saisie dans la clarté d’une orientation idéologique que matérialise la division de l’espace, c’est en effet l’emblématique qui triomphe dans cette planche, chargée, comme le dit Baudelaire de Hogarth qu’il compare à Grandville, « de détails allégoriques et allusionnels, dont la fonction […] est de compléter et d’élucider sa pensée515 », et dont la réception, essentiellement analytique, consiste en un travail de décryptage qui revient à identifier les personnages. Le titre lui-même semble commenter ce mouvement ; à l’évidence de l’ostension (« comme quoi ») succède la curiosité du déchiffrage (« comme quoi ? »), de même qu’à l’hypotypose thématisée par la lanterne magique, fait place l’« explication » du Plumebec de la Suite, qui met en

514

Ibid., p. 59.

515

Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes étrangers », cité d’après l’édition des Œuvres complètes,

abyme le travail exégétique auquel est convié le lecteur devant la profusion des attributs allégoriques.

Or, comme les personnages de Lemercier, les figures de Grandville renvoient non pas à des personnes, mais à des abstractions dont la caractérisation est assurée par une série de « signes abréviatifs », selon la formule de Balzac516, attributs conventionnels condensant une idée ou un personnage dans un signe visuel métonymique ou métaphorique, et non directement iconique à l’inverse du portrait-charge. La poire, emblème non ressemblant517, évoque ainsi, à travers Louis-Philippe, la monarchie constitutionnelle, faisant face au soleil de Juillet qu’identifient immédiatement les chiffres de l’oriflamme, marquant les dates des trois journées révolutionnaires. Elle se retrouve sur le plastron des deux hérauts dont elle désigne l’appartenance partisane. Le lion, en tant qu’emblème des libéraux, relève de la caractérisation symbolique. Les quatre figures de journaux sont constituées d’un empilement d’attributs métonymiques, comme leur une imprimée, ou métaphoriques et conventionnels, comme les couvre- chefs, poire du Moniteur et bonnet à pointes et à plumes de la Caricature518, et les divers ustensiles bruyants, à commencer par les grelots, qui distinguent le Charivari. Le même jeu d’attributions conventionnelles est systématiquement à l’œuvre dans la Suite de la Panhypocrisiade. On peut par exemple y suivre les avatars des couvre-chefs politiques. Le bonnet rouge dont Tigrispierre coiffe Lutessote se transforme une première fois dans l’« attirail magique » du chasseur Fusillaron :

FUSILLARON

Regarde mes grelots, mes hochets, mes rubans, Mon cor et mon mousquet, ce sont mes talismans.

LUTESSOTE

À quoi te servira cet attirail magique ? FUSILLARON

À métamorphoser toute ta république.

Tiens, j’en ai fait moi-même un essai singulier. Quand tomba Tigrispierre au fond de son bourbier, Je pris son bonnet rouge, et, par mon artifice, Le retappai moi-même en bonnet de milice […]519.

516

Citée par Ségolène Le Men, « Daumier et l’estampe », in Daumier, 1808-1879, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa, 11 juin-6 septembre 1999 ; Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 5 octobre 1999-3 janvier 2000 ; The Phillips Collection, Washington, 19 février-14 mai 2000, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1999, p. 40.

517

L’histoire en est célèbre. Inventée par Philippon, directeur de la Caricature, puis du Charivari, à partir d’une analogie géométrique supposée avec le visage du souverain constitutionnel, elle en devient immédiatement le symbole. Lors du procès intenté contre lui, Philippon montra, crayon à la main, que le fruit, obtenu par une série de dérivations géométriques, n’avait plus aucun rapport de ressemblance avec son prétendu modèle. « Le symbole avait été trouvé par une analogie complaisante. Le symbole dès lors suffisait. » (Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », op. cit., p. 550).

518

C’est l’emblème que porte le personnage des cartouches du périodique.

519

Un peu plus tard, Fusillaron fait revenir Féodalie et Inquisitine pour des travaux d’aiguille :

FUSILLARON

Tenez, sur cette coiffe essayez-vous un peu : C’était le bonnet rouge, et je l’ai teint en bleu, Pour en changer l’aspect, dont toujours on frissonne, Il faut que votre aiguille y tresse une couronne520.

L’empilement des couvre-chefs militaire et royal sur le bonnet révolutionnaire, passé de la tête de Lutessote à celle de l’escamoteur napoléoniste, renvoie clairement à la monstruosité de cette alliance des contraires que représente ici l’Empire, réconciliant « la noblesse et la démagogie521 » dans une funeste volonté d’expansion territoriale.

Comme dans la lithographie, où le tournoi lui-même, avec ses combattants et ses hérauts, malgré l’empilement hétéroclite des attributs allégoriques, constitue un monde scénique homogène, distinct de celui des spectateurs, le spectacle de la Suite de la Panhypocrisiade tente de dérouler devant son public infernal, par-delà la profusion des emblèmes, un univers grotesque cohérent. La chasse menée par le grand veneur Fusillaron fournit ainsi, dans les épisodes napoléoniens, une isotopie largement exploitée. Collatéral à l’espace domestique de la maison de Lutessote, se développe un univers cynégétique. Celui-ci fait appel à un bestiaire qui utilise, ou crée, une héraldique, comme le montre cette fanfaronnade de l’impérial chasseur :

Je ne suis pas au bout : dans quelque adroite embûche Mes rêts [sic] feront tomber l’impériale autruche ; Et j’atteindrai du nord les rennes et les ours. Je veux où bon me semble ainsi chasser toujours : Et sans le bras de mer, à franchir difficile,

Qui sépare de moi Londrine dans son île, Mon fusil abattrait ses maudits léopards.

Au commerce elle et moi nous voulons mêmes parts : Moi, sous ma gibecière ; elle, traînant sa nasse ; Elle usurpe la pêche, et j’envahis la chasse522.

Dans ce partage des hégémonies terrestre et maritime, la géopolitique se fait zoomorphe ; au léopard anglais s’ajoutent des mascottes septentrionales et, par la grâce d’une paronomase, l’autruche autrichienne. L’allégorie caricaturale, qu’Ute Gerhard définit « comme un produit intertextuel, autrement dit, par référence à J. Kristeva, comme ‘une mosaïque de citations’523 », donne ici cohérence à des éléments composites

520

Ibid., chant XVIIIe, p. 41.

521

Ibid., p. 46.

522

Ibid., p. 51.

523

Ute Gerhard, « Procédés littéraires de la caricature en Allemagne (1848-1849) », in Philippe Régnier (dir.), La Caricature entre République et censure. L'imagerie satirique en France de 1830 à 1880 : un

et fait jouer une tension paradoxale entre l’hétérogénéité de ses attributs, renvoyant plus ou moins arbitrairement à leurs référents, et l’homogénéité postulée de l’ensemble assurée, selon un procédé classique de rabaissement burlesque, par l’animalisation des actants. Le portrait de la chimère qui caricature, dans le dernier chant, la Sainte Alliance victorieuse de Napoléon pousse à fond cette logique :

CHIMÈRE L’ALLIANCE, aux quatre fronts hautains, Griffes à ses huit piés [sic], griffes à ses huit mains, Une tête de loup, teinte du bleu prussique,

Une de léopard, une d’ourse taurique, Une d’autruche avide ; et cela sur un corps Tout ordure au-dedans et splendeur au-dehors, Corps dont la longue queue, infecte, incendiaire, Balaye en circulant le château, la chaumière, Moulins, bois, et guérêts, et bercail, et pasteurs, Souillant tout, brisant tout de ses coups destructeurs. Chimère l’Alliance amène sur sa croupe

Le bon Dynastiarque, et ses sœurs, et leur troupe : On lit sur tous ses fronts, paix, magnanimité, Désintéressement, et générosité524.

Très clairement inspirée par les procédés de la caricature politique, comme le montre la comparaison avec la planche de Grandville et Desperet, La Suite de la Panhypocrisiade donne en même temps corps aux analyses théoriques de l’esthétique « aristophanique » que propose Lemercier. Tout se passe donc comme si la satire graphique donnait corps au grotesque allégorique aristophanien. Cette définition intermédiale de la comédie d’Aristophane, saisie ici à l’œuvre dans ses premiers tâtonnements, va bénéficier, dans les décennies suivantes, d’une fortune remarquable.

2.

Une « comédie de caricature » ? Fortune et limites d’une définition

Le théâtre comique et la caricature ne font qu’un seul et même art chez les anciens.

Édouard Fournier, cité par Champfleury, Histoire de la caricature antique, 2e éd., 1867.

À mesure que l’on avance dans le siècle et que croît sa diffusion, la caricature s’impose en effet comme la forme plastique adéquate pour rendre compte de l’esthétique aristophanienne. Tout un jeu de comparaisons et d’équivalences se met en place entre la comédie ancienne et le dessin caricatural, dont les différents modes éclairent largement la poétique. Si elle fournit une assise figurative au fantastique allégorique aristophanien, la caricature, prenant le relais du modèle satirique, donne

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aussi, à travers le genre du portrait-charge, une nouvelle lisibilité à la question des personnalités. La comédie ancienne en arrive même à apparaître comme une sorte de prototype théâtral de l’art de la caricature. Mais s’il apporte avec lui la théâtralité d’un spectacle, le modèle caricatural ne suffit pas à résoudre la question de la forme dramatique. C’est dans son organisation discursive, pensée sous l’angle de la rhétorique, que l’on va désormais chercher la cohérence structurelle de la comédie aristophanienne.

a)« Un grand caricaturiste en poésie » : pertinence du modèle

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