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PROBLÈMES CLASSIQUES DE LA RÉCEPTION D’ARISTOPHANE

A. ARISTOPHANE ET LA SATIRE PERSONNELLE

1. La tradition classique

Aristophane t’a joué sur le théâtre ; tu as passé pour un impie, et on t’a fait mourir.

Fénelon, Dialogues des morts composés pour l’éducation d’un prince, 1718.

La lecture classique d’Aristophane repose sur une tradition érudite qui associe l’ancienne comédie à la satire et selon laquelle sa spécificité consiste dans la représentation nominative de personnes réelles. Remontant aux grammairiens grecs, dont les textes souvent anonymes sont déjà en partie publiés dans l’édition princeps de 149872, et perpétuée par Horace73, cette tradition oppose l’ancienne comédie, représentée principalement par Aristophane, à la nouvelle comédie de Ménandre74. Le passage de l’une à l’autre, via une forme intermédiaire, la comédie moyenne, sur laquelle les hypothèses varient, est attribué à l’intervention politique d’une loi interdisant la représentation ou la nomination des personnes. Un « Vie et œuvres d’Aristophane » introduisant, au début du XVIIe siècle, une édition grecque avec traduction latine75, donne un très bon exemple de ce schéma, dont, depuis l’antiquité, on repère le déroulement dans l’évolution même de l’auteur des Chevaliers. Dans la première période, Aristophane « mit à profit la liberté de la comédie ancienne, en s’attaquant nommément aux particuliers qui s’étaient montrés fautifs76 ». L’invention de la comédie nouvelle procède d’une interdiction de ces railleries personnelles :

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Aristophanis comœdiae novem, edidit Marcus Musurus, Venitiis, apud Aldum, 1498. Cette édition, dite « Aldine », comporte, outre le texte et les scolies de neuf des onze comédies conservées d’Aristophane (manquent Lysistrata et les Thesmophories), plusieurs traités sur la comédie, dont celui de Platonios, ainsi qu’une Vie anonyme du poète.

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Horace, Satires, I, 4, v. 1-5, Art poétique, v. 281-284.

74

Pour un panorama de la réception antique de la comédie ancienne, cf. Martin Holtermann, Der deutsche

Aristophanes. Die Rezeption eines politischen Dichters im 19. Jahrhundert, op. cit., p. 30-49. 75

« Aristophanis scripta et vita », in Aristophanis comœdiae undecim, graece & latine, cum Indice Paroemiarum selectiorum, et emendationibus virorum doctorum praecipue Josephi Scaligeri. Accedunt praeterea Fragmenta ejusdem ineditarum Comœdiarum Aristophanis, Lugduni Batavorum, ex officina Joannis Maire, 1626, non paginé. L’ouvrage recueille les traductions les plus connues du XVIe siècle, dues à Andreas Divus (première édition : Aristophanis comicorum principis comœdiae undecim, e graeco

in latinum ad verbum translatae, Venetiis, Jacob a Burgofrancho, 1538), Nicodemus Frischlin

(Aristophanes Veteris comœdiae princeps, poeta longe facetissimus & eloquentissimus, repurgatus a

mendis, imitatione Plauti atque Terentii interpretatus, Francoforti ad Moenum, Joannes Spies, 1586), et

Florent Chrétien (In Aristophanis Irenam, vel Pacem commentaria glossemata... cum latina graeci

dramatis interpretatione, Lutetiae apud F. Morellum, 1589 ; Lysistrata et Les Guêpes dans Aristophanis comœdiae undecim cum scholiis antiquis, […], Aureliae Allobrogum, sumptibus Caldorianae societatis,

1607).

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Après la promulgation à Athènes d'un décret interdisant que dans la Comédie un acteur ou un mime égratigne nommément une personne, il fut pratiquement l’inventeur de la Comédie Nouvelle, non sans avoir d'abord expérimenté un autre genre, qu'on appelle Comédie Moyenne, où il se contentait de parodier Homère et les Tragiques, en représentant l’Aiolosicon et des pièces semblables. Il donna le premier exemple de la comédie nouvelle avec le Cocalos, où il met en scène des personnages non plus réels comme dans l’ancienne, mais fictifs […]77.

Cette critique directe des personnes, donnée comme le critère différentiel de l’ancienne comédie, constitue, à l’époque classique, sa définition principale78 ; aucune pièce n’échappe à la règle ; quand la représentation ou la citation nominale font défaut, c’est le masque qui est chargé d’identifier la personne. Il n’est pas jusqu’au chœur qui ne soit concerné, comme l’indique une description de Boivin, traducteur des Oiseaux :

Il y avoit des Acteurs de trois espéces ; des Hommes, des Oiseaux, & des Dieux. Les hommes représentoient pour la pluspart des personnes connuës à Athénes. Quelques-uns, comme le Poëte boiteux & le Géomètre, sont désignéz par leur propre nom. L’autre Poëte, l’Imposteur, le crieur d’Édits, l’Intendant, le fils dénaturé, & le Chicanneur, ne sont pas nommez ; mais leurs masques pouvoient les faire connoître. […]

Les Oiseaux, ou les Acteurs de la seconde espèce, étoient des hommes presque nuds, avec des crêtes, des becs, des griffes, & quelques plumes clair-semées. […] Les personnages du Chœur étoient aussi des hommes masquéz & travestis en Oiseaux, parmi lesquels on remarquoit certains particuliers d’Athénes, reconnoissables par la physionomie & par le masque79.

Ainsi identifiée comme une satire personnelle et théâtrale généralisée, la comédie ancienne fait l’objet, au regard des canons de l’esthétique classique, d’une double condamnation, esthétique et morale. D’Aubignac la formule en termes clairs :

La comedie dans son origine, et quand elle commença à recevoir des acteurs, à l’exemple de la tragedie, n’estoit qu’une poësie vrayement satyrique, et qui peu à peu sous pretexte de reprendre les vices du peuple pour l’instruire, s'emporta impunément dans une indigne medisance, non seulement contre les citoiens, mais aussi contre les magistrats et les personnes les plus illustres, dont on mettoit les

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« Decreto demum Athenis promulgato, ne quis actor aut ludio nominatim aliquem in Comoœdiâ perstringeret. Novam Comœdiam paene primus invenit, tentato tamen prius alio quodam genere (quod Mediam Comœdiam vocant) quo Homerum atque Tragicos solum carpebat, Aeolosicona & similes fabulas exhibens. Novae autem Comœdiae primum specimen ostendit in Cocalo ; ubi non veras, ut in veteri, sed fictas personas introducit [...]. » « Nominatim perstringere » traduit l’expression grecque o)nomasti\ kwmw|dei=n, qui désigne, chez les historiens hellénistiques de la comédie, une spécificité fondamentale de la comédie ancienne (cf. Stephen Halliwell, « Comic Satire and Freedom of Speech in Classical Athens », Journal of Hellenic Studies, n° 111, 1991, p. 56-63).

78

Voir par exemple Boileau, Art poétique, chant III, in Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, édition de Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Poésie », 1985, v. 335-348, p. 248-249, ou, pour une mise au point synthétique, l’article « Aristophane » dans Adrien Baillet, Jugemens des savans sur les principaux

ouvrages des auteurs, op. cit., t. III, s.v. « Aristophane », p. 129-130. 79

Jean Boivin, « Préface sur les Oiseaux d’Aristophane », in Œdipe […] et Les Oiseaux […], op. cit., p. 200-202. Cette préface, publiée à titre posthume comme la traduction, reprend une conférence prononcée à l’Académie des Inscriptions le 11 août 1713, et publiée dans les Mémoires de littérature de

noms, les actions et les visages sur le theatre, et c’est ce que depuis on a nommé la vieille comedie80.

Par une distorsion historique évidente, le fonctionnement de la vieille comédie apparaît ici comme une déviation de l’essence moralisatrice de la comédie, un castigare ridendo mores qui aurait mal tourné pour devenir un castigare homines diffamatoire. La rhétorique du blâme qu’elle met en jeu, interdite de séjour par l’esthétique classique – sauf à se cantonner dans une satire générique à la manière d’Horace –, y devient attentat contre les personnes, rhétorique et esthétique de l’insulte, ajoutant à la dimension calomnieuse de la satire ad hominem la figuration visible de sa cible. Les comédies d’Aristophane ne sont ainsi rien d’autre « que des libelles diffamatoires contenants les noms, les qualités, les actions, et mesme les portraits visibles de ceux que le poëte entreprenoit, sans autre conduitte que son caprice et sa hayne81 ».

La théorie des humeurs peut venir au secours de la poétique pour tenter d’expliquer cette déviation par une disposition déréglée du poète. Anne Dacier, pourtant enthousiaste défenseur d’Aristophane, attribue l’inclination de « son génie », porté « particulièrement à la raillerie », à son « naturel bilieux & ardent82 ». Le furor poeticus qui préside ainsi à la création aristophanienne, pour peu qu’il soit déréglé, devient ainsi une fureur aux effets dévastateurs. L’exemple canonique de cette pathologie et du scandale moral qu’elle entraîne est précisément l’attaque contre Socrate dans Les Nuées, rendue responsable de son procès et de sa condamnation : « cette liberté degenera en licence si pleine de fureur », s’indigne d’Aubignac, « que le theatre d'Aristophane servit pour exciter le peuple contre Socrate et le faire mourir83 ».

Quelque cent ans après d’Aubignac, Jean-Jacques Rousseau, dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, généralise cette vision furieuse de la comédie grecque et étend ses crimes à l’État tout entier, pour refuser catégoriquement la comédie à Genève, qui tournerait selon lui immédiatement en satire personnelle :

Nôtre ville est si petite que les peintures de mœurs les plus générales y dégénéreroient bientôt en satyres et personalités. L'éxemple de l'ancienne Athènes, ville incomparablement plus peuplée que Genève, nous offre une leçon frappante. C'est au théâtre qu'on y prépara l'exil de plusieurs grands hommes et la mort de Socrate ; c'est par la fureur du théâtre qu'Athènes périt […]84.

80

François Hédelin, abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, Paris, Antoine de Sommaville, 1657, Livre I, chap. 7. Cité d’après l’édition Alger, J. Carbonel, 1927, p. 46.

81

Ibid., p. 47.

82

[Anne Dacier], Le Plutus et Les Nuées, comédies grecques, traduites en françois […] par Mademoiselle Lefevre, op. cit., Préface. Cité d’après l’édition des Comédies grecques d’Aristophane traduites en françois […] par Madame Dacier, Amsterdam, George Gallet, 1692, non paginé. Fille du grand helléniste Tanneguy Lefevre, récente épouse d’André Dacier, traducteur d’Horace et d’Aristote, Anne Dacier publie sa traduction sous son nom de jeune fille.

83

François Hédelin, abbé d’Aubignac, op. cit., p. 46.

84

Jean-Jacques Rousseau, Lettre à M. d'Alembert sur les spectacles, Amsterdam, M.-M Rey, 1758. Cité d'après Rousseau, Œuvres complètes, tome V, Écrits sur la musique, la langue et le théâtre, sous la

Faute originelle de la comédie ancienne, la responsabilité d’Aristophane dans la condamnation de Socrate, pourtant bien postérieure à la première représentation des Nuées, n’est pas une invention moderne. Platon fait déjà allusion à la pièce dans L’Apologie de Socrate85, la prenant comme exemple des nombreuses calomnies qui accompagnaient depuis longtemps le philosophe, accusé à tort de se livrer à des observations astronomiques et géophysiques sacrilèges et d’enseigner la sophistique. Mais c’est à une époque plus tardive, une fois canonisée la figure du philosophe martyr, qu’on attribue aux Nuées un rôle intentionnel dans le complot qui aboutit à sa mort. L’auteur anonyme d’un des arguments de la pièce rapporte ainsi un on-dit selon lequel « Aristophane écrivit Les Nuées sous la pression d’Anytos et Mélétos, afin qu’ils examinent précisément les dispositions des Athéniens à l’égard de Socrate pendant le spectacle. Ils étaient en effet sur leurs gardes, parce que celui-ci avait de nombreux amis, particulièrement dans l’entourage d’Alcibiade, qui justement fit en sorte que le poète ne remportât pas la victoire pour cette pièce86. »

Aristophane devient donc, de gré ou de force, l’instrument des accusateurs du philosophe, et Les Nuées fonctionnent, dans leur complot, comme une sorte de test ou de ballon d’essai. Cette hypothèse est beaucoup plus longuement développée, au début du IIIe siècle après J.-C., par l’historien Élien, qui y ajoute un récit de l’attitude de Socrate pendant le spectacle, et, surtout, précise les motivations d’Aristophane. Le texte d’Élien commence par exposer le dessein d’Anytos et de ses amis. La notoriété de Socrate et le respect dont l’entouraient les Athéniens les faisant reculer devant le risque d’une attaque directe devant les tribunaux, ils imaginent de « tâter les esprits par un essai87 », en faisant appel à Aristophane, qui « saisit ardemment ce sujet », prompt à traduire ainsi sur le théâtre « le plus grand homme de la Grèce88 ». Élien attribue deux autres motivations au poète : la rancœur, partagée par les autres comiques, à l’égard de Socrate qui méprisait la comédie et ses auteurs « qui ne savent que mordre et insulter, sans dire jamais rien d’utile89 », et la vénalité :

direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995.

85

Platon, Apologie de Socrate, 19b-c.

86 Les Nuées, 0Upo/qesij V, cité d’après Aristophane, tome I, texte établie par Victor Coulon et traduit par

Hilaire Van Daele, Paris, Les Belles Lettres, 1923, p. 161 (« Fasi\ to\n 0Aristofa/nhn gra/yai ta\j Nefe/laj a0nagkasqe/nta u(po\ 0Anu/tou kai\ Melh/tou, i3na prodiaske/yainto poi=oi/ tinej ei]en 0Aqhnai=oi kata\ Swkra/touj a)kou/ontej. Hu)labou=nto ga/r, o3ti pollou\j ei]xen e)rasta\j kai\ ma/lista tou\j peri\ 0Alkibia/dhn, oi4 kai\ e)pi\ tou= dra/matoj tou/tou mhde\ nikh=sai e0poi/hsan to\n poihth/n. »)

87 Élien, Varia historia, II, 13 (« e)boulh/qhsan pei=ran kataqei=nai u(pe\r th=j kat’au)tou= diabolh=j »).

Le texte est donné dans l’édition et la traduction de Bon-Joseph Dacier, Histoires diverses d’Élien, Paris, Moutard, 1772, cité d’après l’édition Paris, A. Delalain, 1827, p. 46-47.

88 Ibid., p. 48-49 (« labo/menoj u(poqe/sewj eu] ma/la a)ndrikh=j […] kai\ to\n a1riston tw=n (Ellh/nwn

labw\n u(po/qesin »).

Il est […] vraisemblable que ces deux hommes [Anytos et Mélétos] payèrent bien Aristophane […]. Serait-il étonnant que des gens qui désiraient avec ardeur de perdre Socrate, et qui en cherchaient tous les moyens, eussent donné de l’argent, et qu’Aristophane, pauvre et méchant, l’eût reçu, pour prix d’une action indigne90 ?

Mais Élien diffère radicalement des auteurs des Arguments, et contredit le texte même des Nuées91, dans le récit de la réception du spectacle, lui donnant par là-même une fonction réelle dans le retournement des Athéniens contre Socrate :

Les Athéniens, qui ne s’attendaient pas au spectacle qu’on leur avait préparé, et moins encore à voir Socrate sur la scène dans une comédie, furent d’abord singulièrement étonnés. Mais comme ils sont envieux par caractère et détracteurs nés, tant de ceux qui ont part au gouvernement et qui remplissent les magistratures, que de tous ceux qui se distinguent par leur sagesse, ou se rendent respectables par leur vertu, ils prirent beaucoup de plaisir à la comédie des Nuées : ils donnèrent au poëte plus d’applaudissements qu’il n’en avait jamais reçu, le déclarèrent vainqueur avec acclamations, et ordonnèrent aux juges d’inscrire le nom d’Aristophane au-dessus de ceux de ses concurrents92.

Alors que les humanistes minimisent parfois la portée de ce texte93, sa fortune à l’époque classique et au XVIIIe siècle est telle qu’il constitue une des rares sources antiques – avec la Comparaison d’Aristophane et de Ménandre de Plutarque, qui s’en prend au style du comique ancien – à faire autorité, et que toute présentation, même apologétique, du dramaturge grec implique une prise de position par rapport à lui. Ainsi Anne Dacier, qui rejette l’accusation de vénalité d’Aristophane et préfère expliquer qu’il donna suite à la requête d’Anytos et Mélétos pour se venger du mépris de Socrate pour la comédie, le paraphrase dans la préface de sa traduction des Nuées, en amplifiant la victoire d’Aristophane et la portée de la réaction des spectateurs :

[…] le succés qu’[…] eut [la pièce] fût [sic] si grand que les Atheniens surpris & charmez de sa beauté, sans attendre qu’elle fût achevée de representer ordonnerent

90 Ibid., p. 50-51 (« Ei)ko\j de\ kai\ xrhmati/sasqai […] 0Aristofa/nhn. Kai\ ga\r boulome/nwn, ma=llon

de\ e)k panto\j sukofanth=sai to\n Swkra/th speudo/ntwn e)kei/nwn, kai\ au)to\n de\ pe/nhta a3ma kai\ kata/raton o1nta, ti/ para/docon h]n, a)rgu/rion labei=n e)p’ ou)deni\ u(giei= ; »)

91

Le texte qui nous est parvenu est issu d’un remaniement opéré par Aristophane lui-même ; la parabase (v. 510 sq.) fait directement allusion à l’échec de la première représentation.

92 Élien, Varia historia, trad. cit., p. 48-49 (« a3te ou]n a1hqej pra=gma kai\ o3rama para/docon e)n skhnh|=

kai\ kwmw|di/a| Swkra/thj, prw=ton me\n e)ce/plhcen h (kwmw|di/a tw=| a)dokh/tw| tou\j )Aqhnai/ouj. Ei]ta de\ kai,\ fu/sei fqonerou\j o1ntaj, kai\ toi=j a)ri/stoij baskai/nein proh|rhme/nouj, ou) mo/non toi=j e)n th|= politei/a| kai\ tai=j a)rxai=j, a)ll’e1ti kai\ ple/on toi=j eu)dokimou=sin, h2 e)n lo/goij a)gaqoij, h2 e)n bi/ou semno/thti, a1kousma e1docen h3diston ai3de ai( Nefe/lai, kai\ e)kro/toun to\n poihth\n, w(j ou1 pote a1llote, kai\ e)bo/wn nika=n, kai\ prose/tatton toi=j kritai=j a1nwqen )Aristofa/nhn, a)lla\ mh\ a1llon, gra/fein. »)

93

Pour l’érudit allemand Frischlin, auteur, en 1586, d’une édition de cinq pièces d’Aristophane avec traduction métrique en latin, Les Nuées visent, non Socrate, mais les sophistes qui l’entouraient ; selon lui, Élien, « quoiqu’il ait été le seul à oser blâmer [Aristophane] », pas plus que Plutarque, ne considéraient comme vraisemblable l’hypothèse d’une corruption d’Aristophane par Anytos et Mélétos (Introduction aux Nuées, in Aristophanis comœdiaie undecim, op. cit., 1626).

que le nom d’Aristophane seroit écrit au dessus du nom de tous ses rivaux. Elle fit mesme une si grande impression dans leur esprit qu’il en couta la vie à Socrate94.

Cependant, une autre lecture persiste, qui, tout en s’accordant sur la primauté de la représentation des personnes dans la comédie ancienne, réhabilite sa fonction politique, en minimisant la portée de l’attaque contre Socrate. Elle est principalement le fait des traducteurs, Dacier, Brumoy, ou d’un savant comme l’abbé Vatry, qui poursuit, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, des recherches sur Aristophane et la vieille comédie95. La Préface de madame Dacier forge l’image d’un dramaturge engagé et courageux, conseiller politique avisé pour les Athéniens :

[…] comme il avoit beaucoup d’élévation & de courage, & qu’il estoit l’ennemi déclaré de la servitude & de tous ceux qui vouloient opprimer son païs, il trouva une ample matière à exercer son esprit, & à faire voir l’amour qu’il avoit pour la liberté. Les Atheniens se laissoient alors gouverner par des gens qui ne songeaient qu’à s’en rendre les maîtres. Aristophane qui estoit trop fin pour ne se pas apercevoir de leurs desseins, fut le seul qui s’y opposa et […] il découvrit aux Atheniens les pernicieuses pratiques de leurs Generaux & de leurs premiers Magistrats. Il leur enseigna les moyens de les prevenir, & les garantit par là des plus grands malheurs96.

Très significativement, le premier exemple de la traductrice des Nuées, en bonne chronologie, est l’attaque contre Cléon ; les Chevaliers deviennent le texte emblématique d’une lecture politique positive qui, subordonnant la satire personnelle à des valeurs de justice morale, permet de retrouver le précepte horatien du miscere utile dulci97 :

Il assembloit les spectateurs, non pas pour les flatter par des louanges fades & trompeuses, ou pour les divertir par des grossieretez ; mais pour les instruire par des leçons solides, qu’il sçavoit rendre agreables en les assaisonnant de mille inventions plaisantes, que personne que luy ne pouvoit trouver. Il ne se contentoit pas de les avertir de leur devoir, il leur reprochoit leurs fautes, il leur disoit qu’ils raisonnoient comme des enfans […]98.

Quelques décennies plus tard, l’Abbé Vatry, tentant de donner une méthode de lecture des incompréhensibles textes d’Aristophane, choisit de procéder par l’exemple en analysant, cette fois encore, les Chevaliers, comme la pièce la plus propre à rendre

94

Anne Dacier, op. cit., Préface. Le père Brumoy, dans la présentation des Nuées incluse dans son

Théâtre des Grecs, publié en 1730, relève pour sa part les inexactitudes du texte, qu’il cite intégralement,

et dont il ne fait que modérer les conclusions (Pierre Brumoy, Le Théâtre des Grecs, 3 vol., Paris, Rollin père et fils ; J.-B. Coignard, 1730, t. III, p. 51-52).

95

Plusieurs membres de l’Académie des Inscriptions travaillent sur Aristophane : François Charpentier (mort en 1702), qui communique ses traductions restées inédites du Plutus, des Nuées et des Grenouilles, Jean Boivin (mort en 1726), René Vatry. Jean-Louis Le Beau, dit le Cadet donne plusieurs mémoires, sur

L’Assemblée des femmes, Les Grenouilles, Plutus et la comédie moyenne, tous publiés dans les Mémoires de littérature de l'Académie des Inscriptions, t. XXX, 1764.

96

Anne Dacier, op. cit., Préface.

97

Horace, Art poétique, v. 443.

98

compte du sens réel de l’hétérogénéité de l’ancienne comédie, dont la violence satirique et la bouffonnerie souvent obscène se mêlent « de morceaux de poësie admirable, de vraie & de saine morale, & sur-tout de la plus fine et de la plus profonde politique99 ». La réappréciation de l’utilité pratique de la comédie aristophanienne va ainsi de pair avec l’éloge de son atticisme, considéré, depuis l’appréciation de Quintilien sur la pureté de la langue de la comédie ancienne, dépositaire de « la grâce native du parler attique100 », comme inimitable. Anne Dacier n’a que louanges pour le style

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