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Un seul mode pour concevoir les modes infinis

CHAPITRE 5 L’ACTE D’ÉDUQUER (parfaire la raison, guérir l’entendement)

5.2 L’idée de Dieu est-elle une notion commune?

5.2.1 Un seul mode pour concevoir les modes infinis

La première raison: parce que nous possédons un seul mode de penser pour concevoir les choses infinies : l’idée de l’éternité (de l’idée du corps) qui explique l’existence de la Substance et par conséquent l’idée de Dieu, de ses attributs, les vérités éternelles et les notions communes. Nous pensons donc qu’au niveau de l’esprit, il n’y a pas de différence

entre l’idée de l’éternité et l’idée de Dieu. Et comme Jaquet a déjà reconnu l’idée de l’éternité comme étant une notion commune, nous revendiquons le même statut pour l’idée de Dieu. Dans sa lettre appelée la lettre sur l’infini, Spinoza explique à Louis Meyer les causes de la difficulté, pour l’esprit humain, de concevoir l’infini. Elles se résument toutes à une seule : l’ignorance que nous possédons deux modes de penser distincts pour comprendre les choses. Le mode de l’intellection, l’entendement ou la raison, permet à l’esprit de concevoir l’essence des choses sous le regard de l’éternité, c’est-à-dire, d’enchaîner et de comprendre les choses d’après leurs propriétés éternelles. Le mode de l’imagination, qui lui, permet à l’esprit de concevoir l’existence du corps sous le regard de la durée, autrement dit, d’imaginer présentes les traces que le corps a retenues des autres modes finis qui l’ont affecté extérieurement selon l’ordre propre à son histoire. Le premier est le mode de la totalité tandis que le deuxième est singulier.

D’où il apparaît clairement que nous concevons l’existence de la Substance d’une manière totalement différente que celle des modes (finis). De là découle la différence entre l’éternité et la durée : par la durée, nous ne pouvons qu’expliquer l’existence des modes, mais celle de la substance s’explique par l’éternité, c’est-à-dire par la jouissance infinie de l’exister (exitendi), ou, avec un barbarisme, par l’infinie jouissance de l’être (infinitam essendi

fruitionem)244.

Spinoza ajoute aux concepts des modes infinis l’idée de l’éternité de l’idée du corps qui définit l’esprit. Or, il est clair pour lui que les concepts des modes infinis ne peuvent être perçus autrement que par l’intellection. Ils sont détruits dès qu’ils sont appliqués à l’imagination ou à une quelconque mesure ou durée.

Comme il y a de nombreuses choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par l’entendement et en aucune manière par l’imagination, telles la Substance, l’éternité, etc., on s’applique vraiment à déraisonner par l’imagination si l’on tente d’expliquer de tels concepts à l’aide de notions comme le temps, la mesure, etc., qui sont des auxiliaires de l’imagination245.

Nous pensons que sa définition du mode infini où l’idée de l’éternité explique la Substance qui est unique a été pour Spinoza une manière claire de nous dire que l’idée de l’éternité explique tous les modes infinis. L’esprit ne fait pas la différence entre la Substance qu’il explique par l’idée de l’éternité qui est aussi son essence, la propriété de

244 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1097. 245 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1099.

Dieu en soi, la connaissance qu’il enveloppe et la nécessité et la conscience de sa joie d’exister dans un corps éphémère246. Nous pensons que l’idée de l’éternité en soi est l’idée

la plus puissante que l’esprit humain peut percevoir, puisque, nous dit Spinoza, elle explique la Substance. Nous posons même que l’esprit ne peut absolument pas faire de différence entre l’idée de Dieu et l’idée de l’éternité qui constitue sa propre essence car elles coïncident parfaitement. Par conséquent, nous disons à Deleuze que la distinction entre les modes infinis (Substance, éternité, lois de la nature ou notions communes) appartient aux limites du langage et que pour l’être formel de l’esprit tout ce qui existe a pour cause son idée adéquate de Dieu, laquelle s’explique par l’idée de l’éternité qui est l’essence de Dieu.

L’éternité est l’essence même de Dieu, en tant que celle-ci enveloppe l’existence nécessaire (selon la définition 8, partie 1). Donc concevoir les choses sous l’espèce de l’éternité, c’est concevoir les choses en tant qu’elles se conçoivent par l’essence de Dieu comme des êtres réels (entia realia), autrement dit en tant que par l’essence de Dieu, elles enveloppent l’existence. Et par conséquent notre esprit, dans la mesure où il se conçoit lui-même et conçoit le corps, sous l’espèce de l’éternité, a nécessairement la connaissance de Dieu et sait, (qu’il est en Dieu et conçu par Dieu) etc.247.

Répétons-le, selon nous, il n’y a, pour l’esprit humain, aucune différence entre l’idée de l’éternité qui compose son mode infini, l’idée de la Substance et l’idée de Dieu. Or, comme Jaquet a démontré que l’idée de l’éternité était une notion commune, nous revendiquons le même statut pour l’idée de Dieu. « L’éternité remplit donc bien les exigences nécessaires pour faire l’objet d’une notion commune248. » La première exigence

est l’omniprésence. L’idée de l’éternité est la fois dans la partie et dans le tout. La deuxième, sa non-appartenance à une chose particulière. Elle est une propriété qui peut être conçue sans Pierre, Paul ou Siméon et s’appliquer également à eux. La troisième, son adéquation, c’est-à-dire, elle est perceptible seulement par le deuxième ou le troisième genre de connaissance249. Nous pensons que l’idée de Dieu remplit exactement les mêmes

exigences que l’idée de l’éternité et qu’elle peut être considérée elle-aussi comme une notion commune.

246 Bien sûr, nous ne pensons pas que du point de vue de la nature totale, Dieu, qui a une infinité d’attributs, se

limite à être une idée de l’éternité constituante de l’esprit humain.

247E 5P30D.

248 C. JAQUET, Les expressions de la puissance d’agir, op. cit., p. 33. 249 Ibid.

Alors la question qui se pose est celle-ci : si l’idée de l’éternité est l’idée de Dieu et une notion commune, pourquoi les hommes sont-ils si divisés sur l’idée de Dieu? Selon nous, la cause est celle-là même que Spinoza attribue à connaissance inégale de Dieu et des notions communes parmi les hommes. Cette cause, c’est la persistance de l’utilisation du mode fini qu’est l’imagination. Les hommes peuvent à peine échappés à leur imagination tant ils sont continuellement affectés par les choses du monde extérieur, Ils sont empêchés d’utiliser leur mode de la connaissance infinie car ils sont accaparés par la passivité inhérente aux modes finis, c’est-à-dire, la passivité inhérente à la condition humaine.

Que d’ailleurs, les hommes n’aient pas une connaissance également claire de Dieu et des notions communes, cela vient de ce qu’ils ne peuvent imaginer Dieu comme ils le font pour les corps, et de ce qu’ils ont réuni le nom de Dieu et les images des choses qu’ils ont l’habitude de voir, ce que les hommes peuvent à peine éviter, parce qu’ils sont continuellement affectés par les corps extérieurs. Et bien entendu, la plupart des erreurs consiste en cela seul que nous ne donnons pas correctement leurs noms aux choses250.

Selon nous, Spinoza explique que c’est l’accaparement des choses éphémères, et par conséquent, l’empêchement de concevoir les choses sous le regard de l’éternité ou selon la raison, c’est-à-dire comme Dieu lui-même les conçoit, qui contrevient à la compréhension de la similitude entre l’idée de Dieu et l’idée de l’éternité qui l’explique et est reconnue comme une notion commune. D’ailleurs, nous pensons que c’est justement l’affirmation d’un Dieu universel, donc d’un Dieu qui est une notion commune, qui a été le message du Christ dans la civilisation occidentale. Or, comme ce message a eu une puissance civilisatrice réelle pour perfectionner la raison des hommes, nous ne comprenons pas du tout que Deleuze puisse affirmer que l’idée de Dieu n’est pas une notion commune.

De même, si nous corrélons l’idée de Dieu avec son affect correspondant, nous arrivons au souverain bien. Or, il est très clair pour Spinoza que le souverain bien est une notion commune, car c’est par nature et par nécessité qu’il l’est.

Je répondrai que ce n’est pas par accident, mais en vertu même de la nature de la raison que le souverain bien de l’homme est commun à tous, parce que, en vérité, cela se déduit de l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est définie par la Raison, et que l’homme ne pourrait ni être, ni être conçu, s’il n’avait le pouvoir de tirer sa joie du souverain bien. Il appartient en effet à l’essence de

l’esprit humain (selon la proposition 47, partie II) d’avoir une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu251.

Deleuze pourrait opposer : si l’idée de Dieu que nous avons est l’idée de notre corps singulier, comment pourrait-elle être une notion commune? Et même si le souverain bien est commun à tous, chaque corps ne sera-t-il pas affecté selon sa nature particulière? L’idée de Dieu n’est-elle pas singulière à un homme qui l’a perçue selon les modes de son corps particulier?

Selon nous la singularité du corps a très peu d’importance dans la perception de cette idée, comme toutes les notions communes et cela même si Spinoza pose la perception de l’idée de son propre corps sous le regard de l’éternité pour concevoir l’idée vraie de l’éternité252. En effet, cette perception le conduit à savoir qu’il est une idée parmi une

infinité d’idées. Ce qui enlève toute importance à sa singularité. Cependant, nous accordons que l’homme conserve l’idée de son corps singulier. Ce qui est très utile car ainsi il pourra alors communiquer aux autres hommes et selon sa complexion singulière, son expérience de la perception consciente de l’idée de l’éternité qui est une notion commune et qui explique Dieu. Ainsi il pourra être significatif aux hommes qui se reconnaissent des ressemblances avec lui. Ce pourquoi Spinoza nous dit dans le TTP, « certes, d’après elle (la raison) celui qui a l’autorité d’enseigner a aussi celle de choisir la voie qu’il veut253 ».

Aussi, nous ne concevons aucun paradoxe entre la singularité de chaque homme, c’est-à- dire sa façon particulière d’être affecté par l’idée de Dieu et par le souverain bien, et la propriété commune ou universelle de cette idée unique, infinie et éternelle.

En conclusion nous pouvons dire que parfaire la raison pour Spinoza, c’est conduire l’homme à comprendre l’idée de Dieu et de ses attributs, en tant qu’elle est l’idée de l’éternité qui constitue l’essence de l’esprit en soi. Comme Spinoza écrit à Louis Meyer que c’est l’idée de l’éternité qui explique la Substance nous nous demandons pourquoi Spinoza ne met pas davantage l’accent sur l’idée de l’éternité en tant que c’est d’elle que nous pouvons tirer la connaissance de Dieu qu’enveloppe notre essence. Nous pensons que c’est parce qu’il vivait à une époque où l’idée de l’éternité était très confuse, comme nous

251 E 4P36S.

252 E5P29, « Tout ce que l’esprit comprend sous l’espèce de l’éternité, il le comprend, non parce qu’il conçoit

l’existence actuelle du corps, mais parce qu’il conçoit l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité. »

l’avons vu, même parmi les théologiens et les philosophes. Cependant, nous pensons que de nos jours, nous pouvons comprendre que puisque l’idée de l’éternité explique Dieu, plus l’esprit forme l’idée de l’éternité, plus il devient parfait et s’approche du troisième genre de connaissance qui lui permettra d’en saisir l’essence en soi. Ce qui satisfera le désir d’éduquer de Spinoza.