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Guérison de Spinoza lui-même

CHAPITRE 1 L’IDÉE FONDATRICE DE SA CONCEPTION ORIGINALE DE

1.5 Guérison de Spinoza lui-même

Notre hypothèse stipulait que la découverte de l’idée de l’éternité corrélée avec l’infinie jouissance de l’exister de Spinoza avait eu trois effets remarquables sur son travail; l’inachèvement du TRE, l’évolution de sa conception de l’éducation, la guérison de la crainte des Théologiens de son temps.

Nous allons donc confirmer sa guérison de la crainte des théologiens de son temps en nous servant de sa correspondance entre 1661 et 1665 qui nous fait témoins de son passage de la passivité à l’activité. Nous allons démontrer par l’étude de trois lettres, la première adressée à Oldenburg (1661), la deuxième, à Louis Meyer (1663) et la troisième à Blyenbergh (1665), que Spinoza a effectué ce passage avec succès. Regardons cela de plus près.

Une lettre écrite à Oldenburg en 1661 nous indique que Spinoza subissait à ce moment-là la passivité qu’engendrait dans son esprit sa crainte d’être désigné comme un athée par les Théologiens de son temps. Cette crainte se comprend parfaitement chez un homme qui, en 1656, avait fait l’objet d’un Herem sévère et avait gardé le manteau déchiré par le couteau d’un extrémiste qui, heureusement, ne l’avait pas blessé86. Or, selon sa

propre philosophie, seule l’idée d’une grande joie aurait pu le guérir de cette crainte87.

Nous supposons que la grande joie qui a annihilé sa crainte est la jouissance infinie de l’exister corrélée à l’idée de l’éternité qu’il a découverte à la fin du TRE.

À l’automne 1661, Spinoza se confie dans une lettre à Oldenburg. Il craint que les Théologiens de son temps ne fassent de sa vie un enfer dès qu’ils sauront qu’il conçoit Dieu

85Lettre XXXVII, Spinoza à Jean Bouwmeester, p. 1194.

86 Spinoza, Œuvres complètes, Appendice, La vie de Spinoza par Jean Colerus, « M. Bayle rapporte en outre

qu’il lui arriva un jour d’être attaqué par un Juif au sortir de la comédie, qu’il en reçut un coup de couteau au visage; quoique la plaie ne fut pas dangereuse, Spinoza voyait pourtant que le dessein de l’autre était de le tuer. » p. 1310.

87 E 3P37D. « Or (selon la définition de la tristesse), plus grande est la tristesse, plus grande est la quantité de

et ses propriétés d’une autre manière qu’eux. Comme Spinoza déteste les polémiques, il demande l’avis d’Oldenburg sur la pertinence de publier ses idées.

Quant à votre nouvelle question sur l’origine des choses et du lien qui les attache à la cause première, j’ai composé sur ce sujet et sur la purification de l’entendement, un ouvrage entier; je suis occupé à l’écrire et à le corriger. Mais j’abandonne parfois cet ouvrage, parce que je n’ai pas pris de décision au sujet de sa publication. Je crains, en effet, que les Théologiens de notre temps n’en soient offusqués et qu’ils ne m’attaquent de la façon haineuse dont ils sont coutumiers, moi qui ai les polémiques en horreur. Je prendrai en considération vos conseils touchant cette affaire et pour que vous sachiez quelle thèse contenue dans mon ouvrage peut déplaire aux prédicants, je vous dirai que je considère comme des créatures beaucoup de propriétés attribuées à Dieu par eux, en vertu de préjugés, comme des choses créées, et je m’applique à montrer qu’ils ne les entendent pas bien. En outre, je n’établis pas entre Dieu et la nature la même séparation que les auteurs, à ma connaissance, ont établie88.

Nous pensons que Spinoza se réfère ici au chapitre VII de la première partie du CT, « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu89 ». Il faut dire qu’à son époque un homme

qui s’intéressait à la cause des choses était mal vu des autorités théologiques qui répandaient alors la rumeur que cet homme était un athée, une réputation qui, à l’époque, rendait la vie d’un homme très précaire.

(…) celui qui cherche les vrais causes des miracles et s’applique à comprendre en savant (ut doctus) les choses naturelles, au lieu de s’en étonner comme un sot est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Car ils savent que, l’ignorance une fois détruite, s’évanouit cet étonnement, leur unique moyen d’argumenter et de conserver leur autorité90.

Sa crainte légitime de la réaction violente de la part des Théologiens de son temps, à l’automne 1661, témoigne selon nous d’une passivité de l’esprit qui va de pair avec la méconnaissance d’un affect contraire et plus fort pour annihiler cette crainte.

Or, comme nous l’avons déjà dit, au printemps 1663, Spinoza connaît cet affect. C’est ce que nous pouvons lire dans la lettre communément appelée la lettre sur l’infini. Spinoza parle à Louis Meyer de notre mode de penser les choses infinies et il établit naturellement la corrélation entre l’idée de l’éternité et l’infinie jouissance de l’exister.

88 Lettre VI, Spinoza à Oldenburg, p. 1081-1082. 89CT, 1ière partie, chap. 7, p. 37.

« De là découle la différence entre l’éternité et la durée : par la durée nous ne pouvons expliquer que les modes, mais celle de la Substance s’explique par l’éternité, c’est-à-dire, par la jouissance infinie de l’exister ou avec un barbarisme, l’infinie jouissance de l’être

(infinitam essendi fruitionem)91 ». Nous pensons que la jouissance infinie de l’exister a été

un affect assez puissant pour guérir Spinoza de la crainte des théologiens de son temps. Nous en avons pour preuve une autre lettre de Spinoza, cette fois-ci adressée à Blyenbergh, où Spinoza exprime sa paix d’esprit. Il est guéri de toute passivité en lien avec l’expression de sa pensée. Il est affecté, non plus par la crainte, mais par la joie qu’il tire de la compréhension des choses. « Je me repose sur ce que l’entendement me fait percevoir, sans craindre de me tromper, ni que l’Écriture puisse lui opposer une contradiction car la vérité ne peut contredire la vérité (…) et l’exercice de mon pouvoir naturel de comprendre a fait de moi un homme heureux92». Il n’hésite plus à s’affirmer, à sortir de l’ombre de

Descartes, à le contredire. Il énonce les avantages de sa manière à de penser l’union du corps et de l’esprit en Dieu.

Maintenant, je m’occuperai de ce qui concerne plus particulièrement mon opinion personnelle et, en premier lieu, je soulignerai le principal avantage de celui-ci : à savoir que notre entendement offre à Dieu notre corps et notre esprit, sans qu’une superstition quelconque vienne fausser l’interprétation de ce geste. (…). Tant s’en faut donc que mon opinion puisse être nuisible; bien au contraire, elle donne à ceux qui n’ont pas l’esprit occupé de préjugés ou d’une superstition puérile, un moyen unique de parvenir au plus haut degré de béatitude93.

Nous avons déduit que Spinoza s’est guéri de la crainte de la hargne des théologiens de son temps parce qu’une joie plus grande est venue la remplacer pour le plus grand bien de son esprit. Selon nous, la guérison de cette crainte ou la joie de sa découverte a renforcé sa certitude de l’utilité de son travail. Ce qui était absolument nécessaire à l’audace que demandait la rédaction sereine du Traité Théologico-Politique et sa publication, même anonyme. Dans ce traité, Spinoza a pris le temps de montrer aux théologiens comment lire l’Écriture pour enseigner la véritable loi divine et ne pas faire subir à leurs fidèles les affects passifs (la crainte et les menaces) que les histoires étaient sensées produire à

91 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1097. 92 Lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1146. 93 Ibid., p. 1150.

l’époque où elles furent adressées à une foule d’hommes ignorants pour les éduquer à obéir aux lois civiles.