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L’éducateur conduit par la passion

CHAPITRE 4 CONCEPTION DE L’ÉDUCATEUR ET DU SUJET À ÉDUQUER

4.2 L’éducateur conduit par la passion

Spinoza écrit le TTP poussé par son incompréhension des passions que provoquent les enseignements des Prédicants de son temps, alors qu’ils sont supposés enseigner l’amour du prochain. « J’ai vu maintes fois avec étonnement des hommes fiers de professer la foi chrétienne, c’est-à-dire, l’amour, la joie, la paix, la continence et la bonne foi envers tous, se combattre avec une incroyable ardeur malveillante et se donner des marques de la haine la plus âpre, si bien qu’à ces affects plus qu’aux précédents leur foi se faisait connaître201. » Il se voit forcé d’admettre qu’il ne suffit pas d’avoir un bon objet

d’éducation, c’est-à-dire, de parler de la charité et de la justice pour donner un enseignement moral. Comment se fait-il que l’enseignement de ces hommes fiers de prêcher l’amour de Dieu produise des affects opposés à ceux professés? Voilà qui demandait réflexion.

200 TTP, chap. 5, p. 109. 201 TTP, préface, p. 22.

« Cherchant donc la cause pour ce mal, je n’ai pas hésité à reconnaître que l’origine en était que les charges d’administrateur d’une Église tenues pour des dignités, les fonctions de ministre du culte devenues des prébendes, la religion a consisté pour le vulgaire à rendre aux pasteurs les plus grands honneurs. Dès que cet abus a commencé dans l’Église en effet, un appétit sans mesure d’exercer les fonctions sacerdotales a pénétré dans le cœur des plus méchants, l’amour de propager la foi en Dieu a fait place à une ambition et à une avidité sordides, le Temple même a dégénéré en un théâtre où l’on entendit non les Docteurs mais les Orateurs d’Église dont aucun n’avait le désir d’instruire le peuple, mais celui de le ravir d’admiration, de reprendre publiquement les dissidents, de n’enseigner que des choses nouvelles, inaccoutumées, propres à frapper le vulgaire d’étonnement. De là en vérité ont dû naître de grandes luttes, de l’envie et une haine que les années écoulées furent impuissantes à apaiser. Il n’y a donc pas à s’étonner si rien n’est demeuré de la Religion même, sauf le culte extérieur, plus semblable à une adulation qu’à une adoration de Dieu par le vulgaire, et si la foi ne consiste plus qu’en crédulité et préjugés. Et quels préjugés? Des préjugés qui réduisent les hommes raisonnables à l’état de bêtes brutes, puisqu’ils empêchent tout libre usage du jugement, toute distinction du vrai et du faux et semblent inventés tout exprès pour éteindre toute la lumière de l’entendement. La piété, grand Dieu! et la religion consistent en d’absurdes mystères, et c’est à leur complet mépris de la raison, à leur dédain, à leur aversion de l’entendement dont ils disent la nature corrompue, que, par la pire injustice, on reconnaît les détenteurs de la lumière divine. Certes, s’ils possédaient une étincelle de lumière divine, ils ne seraient pas si orgueilleux dans leur déraison, mais apprendraient à honorer Dieu de plus sage façon et, comme aujourd’hui par la haine, l’emporteraient sur les autres par l’amour; ils ne poursuivraient pas d’une si âpre hostilité ceux qui ne partagent pas leurs opinions, mais plutôt auraient pitié d’eux –si du moins c’est pour le salut d’autrui et non pour leur propre fortune qu’ils ont peur. En outre, s’ils avaient quelque lumière divine, cela se reconnaîtrait à leur doctrine202.

Ainsi, Spinoza identifie la cause première de l’échec de cet enseignement moral qui l’affecte particulièrement. Il trouve que cet échec n’est pas dû aux hommes eux-mêmes mais à l’aura de prestige qui entoure la fonction de ministre du culte. Ainsi parée, la fonction a attiré les hommes les moins aptes à l’exercer. Des hommes orgueilleux qui aiment stupéfier leur auditoire, ne pensent pas du tout au salut des hommes et méprisent les Docteurs plein d’humanité car ils savent bien quelque part qu’ils ont usurpé leur fonction. Cette imposture est à l’origine des guerres intestines, des préjugés, de l’incitation à la haine, de l’augmentation des affects passifs dans la société.

Spinoza pense que la fonction d’éducateur moral ne convient pas à l’homme orgueilleux car il tient l’orgueil pour un effet de l’ignorance de posséder une essence. Dans son ignorance, l’orgueilleux confond le souverain bien éternel avec un bien éphémère comme les honneurs. Comme il est ignorant de son essence, il est ignorant de sa puissance, ce qui le rend vulnérable à la servitude. En éduquant, l’orgueilleux dénature l’éducation. Alors, même s’il enseigne la justice et la charité, son enseignement donne naissance à des affects complètement opposés.

D’où nous voyons que pour Spinoza, le véritable éducateur ne recherche pas les honneurs, ce dont témoignent d’ailleurs les derniers mots du Court Traité. « Vous n’ignorez pas dans quelle époque nous vivons, mais je vous prie instamment d’être très prudents en communiquant ces choses à d’autres. Je ne veux pas dire que vous devriez les garder pour vous, mais seulement que, si vous les communiquiez à quelqu’un, vous ne soyez inspirés par d’autres fins ni d’autres mobiles que le salut de votre prochain203. »

Ce n’est pas un homme orgueilleux, et il serait souhaitable qu’il ait une certaine connaissance de la stratégie paradoxale de l’amour-propre telle que nous avons commencé à la voir avec Ravven et Bove. En effet, autant du côté de l’éducateur que de la personne à qui il s’adresse, l’orgueil est un grand obstacle au perfectionnement de la raison. Nous verrons alors que rien ne risque davantage de faire dévier l’éducation de son sens profond, qui est de perfectionner l’entendement, qu’un éducateur qui ignore la dynamique de l’imitation des affects à laquelle nous convie le conatus humain, dynamique dont l’origine est justement ce que Bove appelle la stratégie paradoxale de l’amour-propre204.

Spinoza rencontre un des thèmes majeurs des moralistes du XVIIe siècle : celui

de l’amour-propre. Et c’est sur ce constat d’échec de la stratégie de l’amour- propre (expression de la logique spontanée du conatus en régime d’hétéronomie qui favorise le déploiement quasi-autonome de la violence) que s’impose, comme une nécessité vitale, un réajustement de la conduite de la vie selon une pensée et une stratégie adéquate, c’est-à-dire éthiques. Mais ce qui était de son temps le sujet principal d’une « satire », voire d’un jeu mondain, ou le triste préalable d’une théologie édifiante et réconfortante qui engage l’homme à l’humilité, devient, dans l’œuvre de Spinoza, l’objet d’une véritable théorie et la propédeutique d’une entreprise dont le projet éthico-politique est

203 Court Traité, 2ième partie, chap. 26, par. 10.

de rompre avec l’impuissance à déployer réellement la vie, ses capacités d’humanité, de connaissance et de liberté205.

Nous pensons que la stratégie de l’amour-propre est très utile à connaître surtout pour un éducateur. L’homme qui exerce cette fonction doit au moins savoir que les affects ont plus de force que les idées pour modifier les comportements et que les hommes ont tendance à imiter les affects et des uns et des autres. Il doit savoir que l’éducation consiste à imiter les affects des personnes que nous jugeons semblables à nous et à qui nous voulons plaire.

Regardons avec Bove l’utilité de la dynamique de l’imitation des hommes entre eux. Bove la juge organisationnelle en deux sens. Premièrement, l’imitation propose un ordre dans l’enchaînement des idées selon l’imagination et deuxièmement, elle crée l’union, l’unité ou l’uniformisation des hommes entre eux.

Deuxièmement, la dynamique de l’imitation est génératrice, par l’unité qu’elle réalise entre les hommes, d’un nouvel individu que Spinoza nomme « Humanité ». Elle est donc au fondement même de la constitution d’un corps social (qui précède la formation d’une « société civile », c’est-à-dire, régie par une organisation politique commune (TP 3/1). C’est alors d’une stratégie du

conatus global de cette communauté humaine en voie de réalisation qu’il faut

parler; conatus avec sa durée propre, ses hausses et ses baisses de puissance, ses joies et ses peines selon un niveau de constitution qui, comme pour l’Habitude, n’est pas encore celui, réfléchi, d’un ordre historique du temps, mais immédiatement senti dans « une continuation indéfinie de l’existence »206.

Imiter les autres serait ainsi la première directive du conatus individuel déterminé par le conatus global du corps social, que chaque homme, par imitation, contribue à construire. Par imitation, l’homme apprend à agir de façon à produire la satisfaction des personnes à qui il veut plaire. Il contribue ainsi à constituer une mémoire collective qui confirme les bons comportements et les mauvais sous le regard d’autrui. De ses actions, suit la joie de prendre part, avec notre puissance d’agir au conatus global et d’être aussi la cause de la joie des gens que nous considérons comme nos semblables. Dans une communauté de sages, le

conatus global étant constitué par des imitations d’affects actifs, le conatus global de cette

communauté est alors en régime d’autonomie ainsi que les individus qui la composent.

205 L. BOVE, op. cit., p. 70. 206 Ibid, p. 71.

Par contre, dans la condition humaine ordinaire, qui est celle de l’impuissance et de l’ignorance, la joie de ses actions découle des préjugés propres à une nation. Les hommes imitent alors des affects passifs. Le conatus global de cette communauté est alors en régime d’hétéronomie ainsi que les individus qui la composent. « Ce modèle est celui d’une opinion commune c’est-à-dire des préjugés propres à une nation, à ses mœurs particulières. C’est donc le vulgaire qui va être imité et à qui nous nous efforçons de plaire (…) et c’est ce désir que Spinoza nomme Ambition207 .

C’est ici qu’entre en jeu la stratégie paradoxale de l’amour-propre, paradoxale parce que l’orgueil est la structure naturelle de l’amour-propre. « Chacun fait effort pour que tous aiment ce qu’il aime208 ». Ainsi dans un premier temps, cette stratégie, perçue comme un

affect d’ambition, va conduire l’homme à plaire aux autres. Seulement, parce que son ambition va être dirigée par l’idée du souverain bien selon l’ordre commun, elle va se modifier en envie et en orgueil. Un jour, l’homme se réveille et il prend conscience de la vanité des biens éphémères. Il a une perception aiguë de l’urgence de trouver un remède pour échapper à une mort certaine. Il renonce aux biens éphémères et voit, comme dans le prologue du TRE, la nécessité de privilégier les biens éternels. Alors, dans un deuxième temps, l’ambition s’est modifiée en humanité, en amour de soi et de Dieu, en force d’âme.

Les Prédicants du temps de Spinoza n’en étaient cependant qu’à la première phase de la stratégie de l’amour-propre. Ils voulaient soumettre leurs semblables à leurs préjugés particuliers, à l’amour d’une image vénérée par l’ordre commun au lieu de les conduire à l’amour du réel en soi. Ce qui, pour Spinoza, n’était pas digne d’un éducateur moral.

Spinoza ne parle pas des éducateurs conduits par la passion comme étant des éducateurs. Pour Spinoza, un éducateur digne de ce nom n’affecte pas ceux qui l’écoutent de tristesse ou de crainte. Spinoza exclut la tristesse de l’éducation. Il est très sévère à l’endroit des hommes qui affectent les autres de tristesse. « Les superstitieux, qui savent reprocher les vices plutôt qu’enseigner les vertus et qui s’appliquent non à conduire les hommes par la Raison, mais à les contenir par la crainte pour qu’ils fuient le mal plutôt que d’aimer les vertus, ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres plus malheureux qu’eux-

207 Ibid, p. 73. 208 E 3P31C.

mêmes; aussi n’est-il pas étonnant que le plus souvent ils soient insupportables et odieux aux hommes209. »

Il faut dire qu’il attribuait le revirement d’Albert Burgh, qui l’avait déjà considéré comme son maître, à la peur de l’enfer que les prêtres catholiques lui auraient inspirée. « D’autant plus que je le vois bien et votre lettre le montre assez, que si vous êtes l’esclave de cette Église, ce n’est pas l’amour de Dieu qui vous y pousse, mais la peur de l’enfer : c’est la source de toutes les superstitions (…). Laissez donc cette mauvaise superstition, reconnaissez la raison que Dieu vous a donnée et cultivez-la si vous ne voulez pas compter parmi les brutes210. »

Par conséquent, Spinoza considérait tous les affects passifs comme des nuisances à l’éducation. Par exemple, Spinoza ne reconnaissait pas le repentir comme étant une bonne chose en éducation. Il disait qu’un homme qui se repent est deux fois malheureux. Cependant, il reconnaissait qu’un homme rouge de honte montre davantage qu’il est prêt à s’amender qu’un autre qui n’en est pas affecté. Il n’oubliait pas que les affects sont susceptibles d’être imités. « Dans la mesure où les hommes sont entraînés les uns contre les autres par l’envie ou par quelque sentiment de haine, ils sont opposés les uns aux autres, et sont par conséquent d’autant plus à craindre qu’ils ont plus de pouvoir que les autres individus de la nature211. » Il était donc très inquiet de l’éducation que donnaient les

Prédicants conduits par la passion. Il était conscient que ceux-ci faisaient régresser les hommes au rang de brutes.

Spinoza a reproché aux Prédicants d’enseigner de nouvelles doctrines, qu’il disait destinées à frapper les hommes d’étonnement, à divertir leur pensée. Comme l’a remarqué Pierre-François Moreau, chez Spinoza, c’est la constance d’une idée qui conduit les hommes à distinguer la qualité différente entre les idées, à reconnaître la finitude et à concevoir la nécessité.

Ce qui est important c’est la consistance de l’idée. Ce qui lui donne sa consistance, c’est la différence avec le reste. La différence se manifeste par le sentiment de finitude comme condition du sentiment de l’éternité. Dans sa

209 E 4 P63.S.

210 Lettre LXXVI, Spinoza à Albert Burgh, p. 1292. 211 E 4 App. Chap. 10.

limitation même, la finitude joue un rôle intensément positif : elle dessine les linéaments du nécessaire et induit à l’assumer comme éternel. Toutes les âmes sont finies et éternelles, mais toutes n’ont pas le sentiment de la finitude, donc de l’éternité212.

Pour Spinoza, un véritable éducateur moral, celui qui veut le salut de son prochain, renvoie son lecteur à l’idée la plus stable en lui, son idée de l’éternité. Il ne passe pas son temps à l’en distraire avec des histoires qui l’impressionnent et le rendent confus.

Notre examen de la critique de Spinoza concernant les Prédicants nous conduits à réaliser que les auditeurs d’une doctrine ne retiennent pas les idées enseignées mais imitent les affects des éducateurs qui les expriment. Ainsi, un éducateur qui affecte les autres d’affects passifs n’est pas un bon éducateur car ces affects sont des obstacles à la compréhension des choses.

L’étude de la cause de l’échec de l’enseignement des Prédicants a commencé à nous faire voir que la fonction de l’éducateur était d’enseigner à l’homme qu’il avait une essence propre. Par exemple, l’homme qui n’enseigne pas pour le bon motif, c’est-à-dire, celui qui enseigne pour le prestige et non pour le salut des hommes, peut s’attendre à générer les affects contraires à ceux qu’ils professent.

Nous en avons assez dit pour l’instant sur la conception de l’éducateur conduit par la passion. Nous allons maintenant regarder de l’autre côté de Spinoza. Comment Spinoza conçoit-il l’homme à qui il s’adresse, son lecteur?