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CHAPITRE 1 L’IDÉE FONDATRICE DE SA CONCEPTION ORIGINALE DE

1.2 Notre hypothèse

1.2.1 Retour à la fin du TRE

Nous voulons démontrer qu’à la fin du TRE, l’enchaînement des idées de Spinoza le conduisait naturellement à concevoir l’idée de l’éternité qui allait servir à la définition de l’essence de la pensée.

Retournons aux derniers moments du TRE. Spinoza en était à la dernière étape de la règle qu’il s’était donnée pour trouver la bonne définition de l’essence de la pensée50. Il

avait énuméré huit propriétés de l’entendement que nous rapportons succinctement ici. 1. La certitude. 2. La production de certaines idées en soi expressives de l’infinité. 3. La

50 TRE, par. 107, « Mais, jusqu’ici, nous ne possédions aucune règle pour découvrir les définitions, et puisque

nous ne pouvons établir ces règles sans connaître la nature, la définition et la puissance de l’entendement, il faut bien que la définition de l’entendement soit claire en elle-même, ou alors nous n’en pourrons rien comprendre. »

production de certaines idées à partir de d’autres exprimant la quantité et la durée. 4. La formation des idées positives avant la formation des idées négatives. 5. La perception plus fréquente des choses sous l’aspect de l’éternité ou du nombre infini, que des choses sous l’aspect de la durée et du nombre défini ou indéfini (auquel cas, l’esprit les imagine51). 6.

La clarté de ses idées attribuable à sa puissance, et à l’inverse, la confusion de ces idées attribuable à l’impuissance qu’il subit à cause de son union au corps. 7. La puissance de former, à partir des autres idées, une grande diversité et une multiplicité de formes géométriques et de formules mathématiques. 8. La propriété de l’idée d’égaler en perfection la perfection de l’objet qu’elle exprime52.

Le but de l’énumération des propriétés de l’entendement était de trouver leur raison commune, ou leur dénominateur commun, « un principe dont on déduira les pensées et la voie qui permettra à l’entendement – dans la mesure de sa capacité – de parvenir à la connaissance des choses éternelles, c’est-à-dire en tenant compte des forces de l’entendement53 ». Spinoza s’apprêtait à trouver le principe du perfectionnement de l’esprit

humain et celui-ci se déduisait des propriétés de l’entendement qu’il venait de formuler en pratiquant la méthode réflexive de l’idée vraie.

Par conséquent (parce qu’elles se caractérisent par un manque de connaissance), idées fausses et fictions, comme telles, ne peuvent rien nous apprendre sur l’essence de la pensée. Cette connaissance doit être demandée aux propriétés positives (de l’entendement), recensées ci-dessus. Ce qui signifie qu’on doit maintenant établir quelque raison commune dont les propriétés découlent nécessairement, c’est à dire, telle qu’une fois donnée, ces propriétés le soient aussi, et une fois supprimée, elles le soient toutes également54.

C’est là que s’arrête la rédaction du TRE.

51 TRE, par. 108, propriété numéro V, « Il perçoit les choses moins sous l’aspect de la durée que sous une

certaine espèce d’éternité et sous le nombre infini. Ou plutôt, pour la perception des choses, il ne tient compte ni du nombre ni de la durée. En revanche lorsqu’il imagine ces choses, il les perçoit sous (l’aspect d’) un nombre, d’une durée, d’une quantité déterminés. »

52 TRE, par. 108. 53 TRE, par. 105. 54 TRE, par. 110.

1.2.2 La propriété affective de l’idée de l’éternité

Nous supposons qu’après l’écriture de son dernier paragraphe, Spinoza, réfléchissant à la propriété commune à toutes les propriétés de l’entendement a perçu une idée de l’éternité qui a affecté son corps de la jouissance infinie de l’exister. Il en a déduit que pour l’homme, l’idée de l’éternité était nécessairement l’idée du corps selon le regard de l’éternité, c’est-à-dire, l’idée essentielle qui constitue son esprit. Or, il ne s’attendait pas à percevoir la propriété affective de l’éternité car cette propriété ne figurait dans aucune des propriétés de l’entendement qu’il avait énumérées. Il s’attendait à concevoir l’idée pure de l’être, et voilà que cette idée pure était l’idée du corps selon le regard de l’idée, une idée qui l’affectait de la jouissance infinie de l’exister en même temps qu’elle était intelligible, puisqu’elle est la cause du système rationnel. Spinoza venait de trouver une idée de l’éternité plus perfectionnée que celle qu’il s’attendait à trouver quand il avait débuté sa recherche d’une définition de l’essence de la pensée.

Il trouva cette idée de l’éternité plus parfaite car elle se faisait connaître par l’idée d’une affection du corps comme étant une joie, un désir, un effort d’exister. Elle était l’essence affective et intelligible à la fois. Ce qui la rendait beaucoup plus facile à percevoir clairement. Il l’identifia au conatus et il comprit qu’il venait de trouver « un principe dont on déduira les pensées et la voie qui permettra à l’entendement – dans la mesure de sa capacité – de parvenir à la connaissance des choses éternelles, c’est-à-dire en tenant compte des forces de l’entendement55 ». Du coup, le TRE devenait désuet. Le

conatus allait être un principe plus utile pour conduire l’homme au mode supérieur de la

connaissance que l’idée vraie innée de l’entendement, sans objet et désincarnée, significative seulement pour le sage dépassionné.

Dans la prochaine sous-partie, nous allons voir à quel point l’idée de l’éternité de Spinoza est originale en la comparant aux idées de l’éternité du courant classique que représentent Platon et Aristote, du courant juif et chrétien que représente Maïmonide, et de la tradition scolastique que représente Saint-Thomas D’Aquin. Mais avant, nous nous demanderons : quelles conditions étaient réunies à la fin du TRE pour favoriser l’émergence de cette idée très perfectionnée de l’éternité chez Spinoza?

1.2.3 Découverte de cette idée à la fin du TRE

En premier lieu, nous supposons que la supériorité pédagogique de l’idée de l’éternité de Spinoza par rapport à l’idée vraie innée de l’entendement confirme la fonction d’outil de perfectionnement ou d’auto-perfectionnement que Spinoza avait accordée à la première idée de l’entendement dans le TRE, de même que l’efficacité de la méthode réflexive que Spinoza a pratiquée durant toute la rédaction du TRE.

(…) l’entendement, par sa propre force innée, se forge des outils intellectuels grâce auxquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres intellectuelles, et grâce à ces œuvres d’autres outils, c’est-à-dire le pouvoir de chercher plus avant. Ainsi avance-t-il degré par degré jusqu’au faîte de la sagesse. Il est facile de voir que c’est là le procédé de l’entendement, pourvu que l’on comprenne ce qu’est la Méthode de la recherche du vrai et ce que sont les seuls instruments innés dont il a besoin pour en confectionner d’autres qui le conduisent plus avant56.

Nous pensons qu’à la fin du TRE, Spinoza a pu concevoir cette idée de l’éternité corrélée avec l’affect de la jouissance infinie de l’exister parce que son esprit avait été rendu plus actif par la méditation que lui imposait la pratique de la méthode réflexive nécessaire à la rédaction de son Traité de la Réforme de l’Entendement, d’autant plus que l’idée vraie elle-même avait une action d’auto-perfectionnement. En effet, il fallut que son esprit soit très actif pour saisir que l’accord réciproque entre l’idée de l’éternité et la joie d’exister était son essence, son conatus, le principe du perfectionnement de la raison dont il allait faire son nouvel objet d’éducation dans l’Éthique.

Ce qui nous amène à situer l’inachèvement du TRE entre 1662 et 1663. En effet, dans une lettre écrite par Spinoza au printemps 1663 et adressée à Louis Meyer, « la lettre sur l’infini », nous pouvons lire qu’à cette époque, Spinoza ne conçoit plus de différence entre l’idée de l’éternité et la jouissance infinie de l’être. « De là découle la différence entre l’éternité et la durée : par la durée nous ne pouvons expliquer que l’existence des modes, mais celle de la substance, s’explique par l’éternité, c’est-à-dire, par la jouissance infinie de l’exister (existendi), ou avec un barbarisme par l’infinie jouissance de l’être

(infinitiam essendi fruitionem)57. » Ce qui veut dire qu’au printemps 1663, Spinoza avait

56 TRE, par. 31 et 32.

déjà compris la corrélation entre l’idée et l’affect avec tout ce qui en suit, c’est-à-dire, la découverte que l’activité et le désir de l’esprit est la compréhension de son conatus selon la raison.

Nous pensons que la compréhension de l’idée de l’éternité corrélée à la joie infinie de l’exister comme étant l’activité ou le désir de l’esprit requiert des conditions propices à sa perception claire; c’est-à-dire que certaines conditions de l’existence spatio-temporelle sont nécessaires pour la percevoir clairement et consciemment. Nous pensons qu’à la fin du TRE ces conditions étaient réunies : 1. Son corps et son esprit avaient atteint une certaine puissance, c’est-à-dire, étaient parvenu à un certain degré de maturité ou d’activité. Par exemple, dans l’Éthique, Spinoza ne reconnaît pas à l’enfant, dont le corps est apte à peu de choses, un esprit qui a la puissance nécessaire pour percevoir clairement et consciemment cette idée. En 1663, il avait 29 ans. 2. Il avait effectué le passage d’un état d’impuissance à un état de puissance; c’est-à-dire, il avait été chassé par sa communauté et il s’était fait de nouveaux amis qui étaient intéressés par ses idées. Il était passé de Baruch à Benedict. 3. La méthode réflexive avait rendu l’esprit de Spinoza actif, comme nous l’avons dit. 4. Enfin, il vivait dans un pays où il jouissait d’une relative liberté de penser. Spinoza était né et avait grandi durant le siècle d’or de la Hollande. Il avait évolué dans un contexte géographique où les découvertes scientifiques avaient fait apparaître de nouvelles terres, dans un contexte culturel où la raison était vue comme un progrès, dans un contexte économique où le commerce effaçait le sectarisme, dans un contexte politique où les citoyens n’avaient pas trop eu à subir la passivité de l’ordre commun.

Jaquet a bien remarqué qu’il s’était produit une évolution intellectuelle chez Spinoza au cours de son œuvre. Elle s’est intéressée au passage d’une conception de la connaissance où la compréhension et les affects étaient considérés comme un pâtir à une autre, où la compréhension et certains affects sont devenus un agir. « La connaissance change donc de statut, car Spinoza cesse de penser l’entendement et ses idées comme passifs58. » Jaquet

cherchait à situer sa rupture avec Descartes dans le contexte de son évolution intellectuelle. « La question est de savoir quand, comment et pourquoi s’est opérée cette transformation

de la conception des affects59. » Voici nos suggestions de réponse : Quand? À la fin du

TRE, que nous situons entre l’hiver 1662 et le printemps 1663. Comment? Par la saisie de

la corrélation entre l’idée de l’éternité et la jouissance infinie de l’exister. Pourquoi? Parce que la compréhension de ce rapport fut si satisfaisante qu’il a dû admettre que la compréhension était un agir de l’esprit, elle ne pouvait pas être un pâtir.

Mais en quoi est-elle si originale, l’idée de l’éternité de Spinoza? Pour le savoir nous allons la comparer à celles du courant classique représenté par Platon et Aristote, à celle de Maïmonide et des Chrétiens et à celle de la tradition scolastique représentée par St-Thomas D’Aquin.

1.3 L’originalité de l’idée de l’éternité de Spinoza