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L’éducation au désir selon Misrahi

CHAPITRE 3 AVANTAGES D’UNE ÉDUCATION AU DÉSIR

3.4 L’éducation au désir selon Misrahi

Alors que pour Rabenort la philosophie de Spinoza est une philosophie de la nature, pour Misrahi, elle est une philosophie du désir, de la joie et de la recherche du vrai bien169.

L’essence de l’homme, dit Spinoza, est le Désir. C’est là le socle d’une philosophie de l’existence : l’homme n’est pas d’abord défini par sa raison mais par son mouvement d’affirmation et d’accroissement de son existence en tant qu’elle concerne sa joie ou son malheur. La capacité de connaître n’est qu’une forme du pouvoir d’exister (ce en quoi elle est la vertu véritable), et ne vaut d’ailleurs que comme moyen de passer de la confusion à l’adéquation, c’est-à-dire de la servitude toujours triste à la liberté véritable. Spinoza pense à une éthique de la liberté par la compréhension de ce qui cause la passivité du désir qui s’accorde avec la servitude de l’homme170.

Selon Misrahi, le désir se comprend par la joie puisqu’il vise la satisfaction. Misrahi s’étonne de ce que l’époque contemporaine définisse encore le désir comme un manque ou un besoin alors que pour lui le désir est inséparable de l’intelligence et de la conscience, de la relation à l’autre, de la réciprocité et de la communauté. Selon lui, l’éducation devrait former au bonheur plutôt qu’au travail car la finalité de l’existence, comme de la connaissance, est la joie. « L’éducation doit déployer en tout premier lieu le sens du bonheur, c’est-à-dire, une espèce d’attention, de perspicacité, portées à soi et à la vie, et qui indique que seule la joie importe171. » Pour Misrahi, l’objectif de l’éducation devrait être de

nous apprendre à être heureux et à être vigilant avec nos désirs. « L’existence est justement si courte (une pensée lucide doit comprendre cela) qu’il est préférable de consacrer toute notre énergie à la construire et à la déployer plutôt que de se lamenter sur sa fin, et donc déjà de la terminer172. » Le désir nous conduit à former des idées de bonheur, cependant, il

faut être vigilant. Les désirs que la société nous propose sont aliénants et le désir laissé à lui-même est irréfléchi, aveugle aux autres et à sa propre vérité. Le désir aveugle est impatient, il nous trompe et engendre d’autres désirs contradictoires. « On comprend alors

169 R.MISRAHI, Le désir, la réflexion et l’être dans le système de l’Éthique, Réflexions sur une appréhension

existentielle du spinozisme aujourd’hui, in Spinoza au XXe siècle : actes des journées d’études organisées les

14-21 janvier, 11 et 18 mars 1990 à la Sorbonne, 1993, pp. 129-142.

170 R. MISRAHI, op.cit., p. 136.

171 R. MISRAHI, « La responsabilité de l’éducation, former à la joie non au travail », in Le monde de

l’éducation, février 1985, p. 23-25.

que l’humanité fasse son propre malheur. Elle entre dans des conflits qu’elle pourrait éviter en creusant la signification de ce qu’elle souhaite vraiment, il n’est donc pas question de laisser aller le désir à sa spontanéité. » Ainsi, comme les désirs ne sont pas tous bons, Misrahi propose une éducation qui commence par « procéder à la critique de l’imaginaire, en montrant d’ailleurs que l’origine même de cet imaginaire (qui est à son tour l’origine de l’erreur) est le désir lorsqu’il n’est pas critiqué et lorsque naïvement et spontanément, il est le fait de l’homme qui s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou renforce sa puissance d’agir173. » Il pense qu’une bonne éducation éveille le désir de la connaissance des bons

désirs. « Désirer, cela s’apprend. Et la tâche de l’éducation consiste précisément à détecter un chemin qui permettrait aux consciences de maîtriser leur désir. Entendons-nous, il ne s’agit pas de le réprimer pour accéder à je ne sais quelle sagesse ascétique. La maîtrise du désir consiste plutôt à faire intervenir la réflexion pour l’informer, le rendre conscient de lui-même et lui éviter les faux-pas174. » Nous donnons raison à Misrahi sur la

responsabilité de l’éducation, qui devrait être d’habiliter l’homme à vivre dans la joie, sur la définition du désir en tant qu’il est, non pas un manque ou un besoin, mais une source de sens ou d’indications pour conduire l’homme à former l’idée de la joie. Cependant, nous pensons que la joie elle-même ne peut pas être la finalité de l’éducation.

En effet, Misrahi considère que pour Spinoza la joie est la fin de l’homme. « Ce n’est pas pour connaître que l’homme désire (comme chez Platon); c’est pour déployer son désir (c’est-à-dire, son existence affirmative) que l’homme s’efforce d’imaginer et de connaître175. » Or, nous lisons dans l’Éthique que ce qui est avant tout utile, c’est de

parfaire la raison, d’augmenter la puissance de l’esprit à comprendre. « C’est pourquoi la fin dernière de l’homme conduit par la raison, c’est-à-dire le suprême désir, qui lui permet de régler tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir de façon adéquate, lui-même et toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence176. » Comme tous les désirs ne

sont pas bons, toutes les joies ne sont pas bonnes177. Par exemple, la joie rapportée à un

objet extérieur finit par troubler l’esprit, et la joie rapportée à une seule partie du corps finit

173 R. MISRAHI, « Spinoza et le spinozisme », art. cit, p. 94.

174 R.MISRAHI, « La responsabilité de l’éducation, former à la joie non au travail », art. cit., p. 24. 175 R.MISRAHI, « Spinoza et le spinozisme », art. cit., p. 95.

176 E 4 App. Chap. 4. 177 E 4P43.

par devenir excessive. « La joie se règle de préférence à une seule partie du corps : c’est pourquoi les affects de joie (à moins que la raison et la vigilance n’interviennent) sont excessifs et par conséquent aussi les désirs qui ont pour origine ces affects178 ». Par contre,

nous devons admettre que le désir de la joie est une puissante motivation pour passer de la passivité à l’activité. « C’est donc le désir de bien vivre et d’être heureux qui motive et qui cause le désir de transformer la passivité en activité, et la passion en action. La libération trouve sa motivation, sa source et aussi sa force dans le désir lui-même179. » Malgré cela,

nous lisons que ce n’est pas la joie que Spinoza considère comme étant la première des choses mais la force d’âme, qu’il divise en générosité et en fermeté180.

Ce qui nous dérange dans la proposition de Misrahi, c’est que la joie est la finalité du désir. Or, nous pensons que la connaissance de l’origine des choses est si importante dans la philosophie de Spinoza qu’une éducation à la causalité du désir conviendrait mieux qu’une éducation à la finalité du désir. Cependant, nous reconnaissons à Misrahi le mérite de proposer à l’éducation d’intégrer une philosophie de l’existence pour apprendre à l’homme à être actif à l’égard de son bonheur et à s’y maintenir malgré la mauvaise fortune. Ce qui ouvre à l’homme la perspective d’apprendre à jouir de sa vie sans la subir.